5 novembre 2007 • Analyse •
Les 6 et 7 novembre 2007, Nicolas Sarkozy sera en visite officielle aux Etats-Unis. Le président français a la réputation d’être plus en phase avec l’allié américain que son prédécesseur. Il est vrai que la logomachie chiraquienne posait le projet d’« Europe-puissance » en alternative au leadership des Etats-Unis dans le domaine des relations transatlantiques. L’« homme qui n’aimait pas l’Occident » avait érigé les « Anglo-Saxons » en mythe maléfique pour tenter de construire, de bric et de broc, une identité politique européenne en opposition aux Etats-Unis. Dans l’affaire irakienne, cette diplomatie à l’emporte-pièce a amplifié les effets néfastes de l’unilatéralisme américain, mis en péril les institutions euro-atlantiques et nui à la cohésion des nations de l’Ancien Monde. La crise irakienne ne saurait pourtant masquer la continuité historique des relations franco-américaines. L’amitié entre Paris et Washington – au sens politique de ce terme – conditionne la vitalité et les développements de l’Union européenne et de l’OTAN.
Dans le domaine des relations franco-américaines, l’élection de Nicolas Sarkozy est présentée comme marquant une rupture politique. L’affirmation est à nuancer. Lors de la crise irakienne, la diplomatie française a éprouvé les limites de sa capacité d’entraînement en Europe et son peu de prise sur le cours des événements. Aussi Jacques Chirac s’est-il employé à renouer les liens avec l’Administration Bush (voir le parrainage franco-américain des résolutions du Conseil de sécurité sur la souveraineté du Liban). Ambassadeur de France à Washington, Jean-David Levitte a été la cheville ouvrière de ce rapprochement ; il est aujourd’hui le conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy. Pour autant, l’art de la diplomatie a ses limites et, dans l’ordre des représentations croisées, l’enjeu est de dépasser par le haut les clichés anti-américains d’une part, le « French Bashing »de l’autre.
L’anti-américanisme d’une partie de l’opinion publique et des élites politiques françaises est une réalité de longue durée et Philippe Roger a dressé la généalogie de ce « bloc sémiotique historiquement stratifié » (1). Au siècle des Lumières déjà, le « Yankee »est campé comme un philistin immature, vulgaire et âpre au gain. Ce puritain qu’animerait une insatiable pulsion de domination est accusé d’être à l’origine de tous les malheurs du monde. Philippe Roger montre l’enracinement de ce courant d’opinion dont il fixe la cristallisation au sortir de la Guerre de Sécession, la dénonciation des Etats-Unis allant de pair avec celle des Anglo-Saxons.
La référence anglo-saxonne est partie intégrante des mythologies politiques anglaise et américaine. C’est pour justifier le schisme d’Henri VIII, au XVIe siècle, que la légende anglo-saxonne est invoquée à l’encontre de Rome. Sur le modèle de la « Germanie » de Tacite, l’époque des Angles et des Saxons est ensuite exaltée comme matrice des libertés fondamentales et ce « grand récit » nourrit l’œuvre de Walter Scott et de Rudyard Kipling. Au XVIIIe siècle, il franchit l’océan Atlantique et inspire les conceptions politiques de Thomas Jefferson, futur président des Etats-Unis. En France, le thème anglo-saxon amplifie les angoisses suscitées par la défaite de 1871 et l’isolement diplomatique qui s’ensuit. Ce mythe fondateur est en effet susceptible de fournir un langage commun aux Britanniques et aux Américains, voire même d’éveiller des « affinités germaniques » avec l’Allemagne wilhelminienne. Un hypothétique partage planétaire du pouvoir entre les nations anglo-germaniques réduirait plus encore la liberté d’action des Français.
Aux Etats-Unis, l’anti-américanisme français a pour symétrique inversé le « French Bashing », précédemment mentionné. Encore faut-il préciser que ces campagnes de dénigrement systématique ne s’étendent guère au-delà des cénacles politiques et médiatiques de Washington ; le reste des Etats-Unis n’accorde que peu d’attention au cas français. Perçus outre-Atlantique comme une trahison, le discours de Dominique de Villepin aux Nations Unies (14 février 2003) et l’orchestration par la France de l’opposition internationale à la politique irakienne des Etats-Unis ont provoqué de violentes diatribes. En réaction à la politique française, le « French Bashing »combine polémiques historicisantes et moqueries d’ordre ethnographique. La France est renvoyée à la « débâcle »de mai-juin 1940 (thème de « la nation capitularde ») et à ses structures socio-économiques ossifiées, lourd héritage du « gaullo-communisme » de l’après-guerre. Par ailleurs, la décision du 7 mars 1966 (retrait des structures militaires intégrées de l’OTAN) a laissé des traces. La critique américaine du « frogging around »– l’expression désigne un comportement inconséquent et sans fondement – résume l’ensemble des griefs américains à l’encontre de la France.
Par-delà les crises cycliques qui voient Paris et Washington s’opposer, les relations franco-américaines sont nourries de références historiques, culturelles et idéelles. Sur le plan historique, la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis (4 juillet 1776), l’embarquement du marquis de La Fayette pour le Nouveau Monde et l’alliance entre la France et les Insurgents (6 février 1778) sont des points de passage obligés. Ainsi les Etats-Unis sont-ils officiellement reconnus en tant que nation souveraine avec la signature du premier traité de Versailles, le 3 septembre 1783. La Fayette est élevé au rang de « citoyen d’honneur des Etats-Unis d’Amérique »et son portrait jouxte celui de George Washington à la Chambre des Représentants (2). La mémoire historique se fait ensuite plus sélective. Bien vite, l’alliance paradoxale de l’ancienne monarchie catholique et de la jeune république protestante se relâche. Le concept historiographique des « révolutions atlantiques »ne doit pas dissimuler combien les événements sanglants de la Révolution française horrifient les esprits américains. A partir de 1793, les Fédéralistes considèrent la Révolution française comme « la préparation à la venue de l’Antéchrist et la perversion du républicanisme » (3).
L’épisode napoléonien et la vente de la Louisiane (1803), l’expédition française au Mexique (1862-1866) sous Napoléon III et le télégramme de félicitations d’Ulysse Grant à Guillaume Ier, lors de la proclamation du Second Reich (18 janvier 1871), sont quelque peu négligés de part et d’autre. On peut directement aller au 6 avril 1917, date de l’entrée des Etats-Unis dans la Grande Guerre, aux côtés des « associés »français et britanniques. Le 4 juillet 1917, une commémoration franco-américaine est célébrée à Paris, sur la tombe de La Fayette. Délégué du général Pershing, Charles Stanton y prononce le célèbre « La Fayette, nous voilà ! ». Les divergences entre Wilson et Clémenceau, la non-ratification du second traité de Versailles et la question des dettes de guerre sont éclipsées. Viennent la Seconde Guerre mondiale et le débarquement de Normandie. Là encore, l’hostilité de Roosevelt à l’encontre de De Gaulle, l’épisode Giraud et la volonté initiale des Américains de placer le territoire français libéré sous administration militaire sont peu connus du grand public et guère évoqués par les responsables des deux pays.
Plus qu’à l’histoire peut-être, les discours américains et français en appellent aussi à la communauté de valeurs qui rassemble les pays occidentaux. Entendu par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Jean-David Levitte mentionne l’appartenance des deux nations à la « famille des démocraties »comme « facteur de stabilisation » (30 mars 2005). Le mois précédent, Condoleezza Rice, fraîchement nommée secrétaire d’Etat, prenait la parole à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Exhortant Européens et Américains à écrire ensemble un « nouveau chapitre »de l’histoire de l’alliance transatlantique, elle déclarait : « Nous qui sommes du bon côté de la division du monde, celui de la liberté, avons pour obligation d’aider ceux des peuples qui ont la malchance d’être du mauvais côté »(8 février 2005). Lors de son discours à Bruxelles, le 21 février 2005, George W. Bush se réfère aussi à la liberté et à la démocratie pour rappeler les fondements idéels d’une « amitié forte » entre Alliés et va jusqu’à citer un auteur français, Albert Camus, pour résumer sa pensée : « La liberté est une course de fond ». Le président américain a depuis fait savoir qu’il entendait créer une « Fondation Tocqueville » dès lors qu’il aura achevé son second mandat.
Appréhendée dans la durée, l’amitié franco-américaine se révèle être une relation d’attraction-répulsion qui fait alterner périodes de rapprochement et périodes d’éloignement. Les temps forts de l’histoire contemporaine – crise de Cuba, bataille des euromissiles, Guerre du Golfe, lutte contre l’islamo-terrorisme – ont cependant vu la solidarité politique et stratégique l’emporter sur les rivalités nationales. Les enjeux des relations franco-américaines dépassent les seuls intérêts bilatéraux. L’Europe est un ensemble dont la cohésion géopolitique repose sur la solidité des liens transatlantiques et l’élargissement de l’OTAN. En retour, la vitalité et le développement de l’Union européenne contribuent au partage du fardeau et des responsabilités entre les Alliés. Un nouveau choc entre « arrogance de la puissance » et « arrogance de l’impuissance » mettrait plus à mal encore la fragile suprématie des nations atlantiques. Bien des signes attestent du déclin de l’Occident et ce, alors même que de nouveaux « Titans » libèrent de formidables énergies dans l’arène internationale. Que les princes qui nous gouvernent soient donc à la hauteur de la situation ; on ne mène jamais que des batailles de retardement.
Notes •
(1) Philippe Roger, L’Ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Le Seuil, Paris, 2002.
(2) En 1824, La Fayette est le premier étranger à s’adresser aux deux chambres du Congrès réunies.
(3) Cité par Bernard Vincent, Histoire des Etats-Unis, Flammarion, 1997.