12 novembre 2007 • Analyse 23 •
Un spectre hante l’Europe, pourrait-on s’écrier en paraphrasant Karl Marx, celui du déclin. Dans le dernier numéro de la revue trimestrielle Europe’s World, les contributeurs envisagent le destin de l’Ancien Monde dans le demi-siècle à venir (« L’Europe dans 50 ans », Automne 2007). Les exercices de prospective sont parfois prétexte à de vagues « généralités généralisantes » qui permettent de scotomiser les urgences de l’heure : le futur commence ici et maintenant. Dans le cas présent, certaines des contributions révèlent les doutes de leurs auteurs, voire leur inquiétude, quant aux évolutions en cours. L’ancien ministre hongrois Béla Kadar souligne le fait que « le centre de gravité de l’économie mondiale se déplace hors de l’Occident grâce à une modernisation asiatique accélérée » et il fait part de ses craintes quant à une possible disparition de l’Europe,« comme l’empire romain à partir du IVe siècle ». A rebours d’une vision cumulative et progressiste de l’Histoire, le constat du déclin européen semble s’imposer. L’évidence est la loi suprême. Déclin ou décadence ?
La phénoménologie politique impose le retour aux choses et la question du déclin européen ne doit plus être éludée. En 2002, la publication par Nicolas Baverez d’un ouvrage intitulé La Francequi tombe a provoqué un débat sur le déclin français et moult diatribes à l’encontre des « déclinologues ». Chantal Delsol rappelle qu’il s’agit là de mots « très relatifs, lestés de poids idéologique, et c’est pourquoi ils doivent être utilisés avec des précautions d’artificier » (1) et il nous faut définir avec soin les termes du débat. Le déclin serait d’ordre économique et cette entropie réduirait le potentiel d’action d’une nation, ou de toute autre unité politique, alors que le terme de décadence, plus subjectif, renverrait à la désagrégation des normes et valeurs du groupe humain considéré. La question est de savoir jusqu’où l’on peut distinguer faits et valeurs. Les statistiques qui permettent d’identifier un phénomène de déclin ne sont-elles pas la traduction chiffrée de données morales et comportementales ? « Les économies, écrit George Gilder, ne reflètent pas les lois de la matière mais les lois de l’esprit ».
Pour Thierry de Montbrial, le déclin national est une évidence historique : « Il est vrai que les Français, qui aiment le verbe et le paraître, confondent volontiers les mots et les choses, les discours et les actes. Flattés par le général, ils n’ont cessé de se dissimuler leur déclin dans les affaires du monde. Il y a près de trente ans, lorsque Valéry Giscard d’Estaing avait factuellement observé que la population de notre pays n’allait plus représenter que 1% de celle de la planète, il avait suscité une polémique où les gaullistes s’étaient distingués par leur virulence » (2). Soucieux peut-être de ne point prêter le flanc à l’hypercriticisme et aux savants épistémologues qui se refusent à aller au fond des choses, Thierry de Montbrial se gardait de diagnostiquer un phénomène de décadence. Rappelons qu’en d’autres temps, Raymond Aron avait publié un Plaidoyer pour une Europe décadente (1977).
De fait, la problématique doit être élargie à l’ensemble de l’Europe, ce continent à l’origine de l’Occident moderne. « L’idée d’Europe, rappelle Julien Freund, est contemporaine des grandes explorations des navigateurs qui ont découvert l’Amérique, l’Afrique noire, les Indes et la Chine et l’océan Pacifique. Elle fut le moyen pour les peuples qui ont participé à cette immense entreprise de se donner une identité face à ces continents nouveaux et de se différencier d’eux. L’aventure les conduisit jusqu’à la découverte du monde entier dans sa finitude sphérique ». L’abandon en moins de deux décennies de la presque totalité des terres conquises au long des siècles et le repli de l’Europe sur son espace géographique est un événement déterminant : « L’Europe est entrée en décadence non seulement par rapport à l’empire mondial qu’elle contrôlait à la veille de son subit déclin, mais surtout par son rapport à son dynamisme interne, à l’audace de ses entreprises et à la vitalité de ses habitants » (3).
Après avoir mené dans La décadence une étude d’ensemble des diverses théories et philosophies relatives à la chute des empires et des civilisations (4), Julien Freund revient, dans un livre d’entretiens, sur l’histoire contemporaine de l’Europe. Par-delà les interprétations et les herméneutiques des historiens, il met en exergue la perte de contrôle des frontières et la disparition de l’assise territoriale d’un peuple comme critère de décadence : « Il y a un phénomène objectif fondamental : c’est la perte du territoire. La décadence est terminée le jour où vous avez perdu le territoire. La décadence de l’Europe a commencé le jour où l’Europe s’est ramassée sur son territoire, abandonnant ses conquêtes lointaines » (5). Ce critère territorial des phénomènes de décadence est éminemment géopolitique et il nous ramène à la situation présente de l’Europe. Les nations et les Etats de l’Ancien Monde ne sont pas à même de prendre en charge leur défense avec leurs seules forces et de monter la garde à leurs communes frontières. L’ « Europe aux anciens parapets » d’Arthur Rimbaud n’est plus et les frontières extérieures de l’Union ne sont pas encore posées.
Le diagnostic de la décadence de l’Europe appelle une étiologie. Les origines de ce phénomène sont multiples et complexes ; les facteurs explicatifs retentissent les uns sur les autres et il n’est guère aisé de faire la part des choses. On soulignera simplement que toute grande civilisation s’éprouve comme supérieure aux autres constellations socioculturelles et se considère comme universelle. Ainsi prétend-elle actualiser au plus haut niveau les virtualités de l’espèce humaine. Regrettable ethnocentrisme ? Des plus réduits aux plus larges, les groupes humains ont leur optique propre et si cette « vue-du-monde » n’est pas valable en dehors des groupes qui en usent, elle n’est pas réfutable à l’intérieur de ces groupes. C’est là une des conditions sine qua non de cette diversité des cultures et des civilisations dont les « tardifs Modernes » se veulent respectueux. Certes, la connaissance permet de surmonter les particularités, mais elle est une ascèse élitaire. Tendue vers le salut et la délivrance, la connaissance ne vise pas à gouverner les hommes et assumer les responsabilités du Politique considéré en son essence.
Chaque civilisation a donc sa propre hiérarchie des valeurs, avec ses antagonismes et ses tensions internes – le « polythéisme des valeurs » de Max Weber. Entre ces systèmes de valeurs, les conflits sont irréductibles et les compromis difficiles à perpétuer. Historiquement, l’Europe est la matrice de l’Occident, défini comme un ensemble de valeurs communes aux « choses vécues » par les peuples qui participent de cet ensemble, sur la base d’un héritage commun et sous la forme d’expressions culturelles. Roger Bastide voit en l’Occident la « civilisation de la personne ». Dans cette constellation historique et culturelle, l’homme est défini comme un être moralement libre. Les implications de cette anthropologie sont déjà perçues dans la civilisation gréco-romaine et la conception d’un Dieu personnel et rédempteur actualise pleinement cette vision de l’homme.
Or, l’égalitarisme et le pluralisme indifférencié des valeurs dissolvent ce qui fonde l’Europe et sa civilisation. Tout se vaudrait et dans cette longue nuit où tous les chats sont gris, les centres de valeur qui justifient l’action des Européens, et leur donnent des raisons de poursuivre l’œuvre accomplie par les générations successives, vacillent. Du pluralisme des valeurs au nihilisme, il n’y a qu’un pas. Cette entreprise de négation des valeurs fondamentales et de proclamation du « rien » a été annoncée par Friedrich Nietzsche. Avec la « mort de Dieu » et la venue du « dernier homme », le nihilisme sévit au cœur des sociétés occidentales et ce péril frappe en tout premier lieu l’Europe, en proie au relativisme, à l’occultation des menaces et au désarroi intellectuel. André Glucksmann souligne la nécessité de faire front : « La commune idée du pire, cette prescience ou ce pressentiment des fléaux évoqués dans les litanies millénaires (a fame, peste, bello, libera nos, Domine) unifia jadis l’Europe chrétienne, divisée pourtant entre Rome et Byzance, le Sacerdoce et l’Empire, les guelfes et les gibelins, puis entre les Etats modernes naissants. N’en déplaise aux illusions qui se mitonnent, la civilisation s’unit avant tout contre. Contre ce qui la détruit » (6).
La lucidité quant à la situation de l’Europe ne doit pas mener au désespoir. Bien que l’histoire recense des cas d’effondrement total, les décadences ne sont pas toujours absolues et catastrophiques mais, le plus souvent, partielles et fragmentaires. De multiples survivances de la civilisation disparue passent par héritage dans les structures politiques, économiques et culturelles qui lui succèdent. Ainsi l’homme du Moyen Age n’avait-il de cesse d’en appeler à une renovatio et l’histoire de l’Europe est de fait animée par des renaissances successives. Unethéorie ondulatoire et circonstancielle du phénomène de décadence laisse donc place aux efforts et résolutions des hommes. Aussi imparfaites soient-elles, nos « démocraties de marché » peuvent, sans se perdre, avoir recours au charisme, à l’enthousiasme et à l’héroïsme.
Notes •
(1) La Nouvelle Revued’Histoire, N° 10, janvier-février 2004.
(2) « Une diplomatie affaiblie par les paralysies économiques », Le Monde, 18 septembre 2003.
(3) Julien Freund, La fin de la Renaissance, PUF, 1980, pp. 16-17-19.
(4) Julien Freund, La décadence, Sirey, 1984.
(5) Julien Freund, L’aventure du politique, Critérion, 1991, pp. 134-135.
(6) André Glucksmann, Ouest contre Ouest, Plon, 2003, p. 33.