20 février 2008 • Analyse •
Le jeudi 14 février 2008, le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Mohamed ElBaradei, était reçu à l’Elysée. Avant la fin du mois, il devrait rendre un rapport sur le niveau et la qualité de la coopération entre l’Iran et l’AIEA, dans le cadre du plan de travail lancé en août 2007. Dans les pays occidentaux, de nombreux gouvernements redoutent que Mohamed ElBaradei ne fasse preuve de complaisance à l’égard du régime iranien. De fait, rien n’est réglé et les manœuvres dilatoires iraniennes ne doivent pas dissimuler les éléments d’information inquiétants d’ores et déjà établis. Au fil des mois et des ans, Téhéran semble effectivement s’acheminer vers l’acquisition d’un potentiel nucléaire et balistique, perspective particulièrement inquiétante pour les pays inclus dans la zone de portée des engins iraniens. Les discours haineux du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, attestent de la menace. Riverains de la Méditerranée et voisins du Moyen-Orient, les Européens sont concernés au premier chef par la prolifération nucléaire, sur leurs confins et à leurs portes.
Avec la fin de la Guerre froide, les Etats membres de l’OTAN ont vu disparaître la menace massive et monodirectionnelle qui structurait la planification militaire atlantique. Ces pays sont alors entrés dans ce que Lucien Poirier nomme l’« attente stratégique ». Pourtant, la disparition provisoire d’un ennemi désigné ne signifie pas la disparition de tout ennemi mais il faut désormais élaborer plusieurs hypothèses quant à sa nature, ses contours et son identité, et ce jusqu’à ce qu’une « bifurcation » dans les relations stratégiques internationales ne lève l’incertitude. L’ennemi n’est pas seulement « celui avec qui l’on est en guerre ouverte » (Emmerich de Vattel) et, en temps de paix, l’inimitié est virtuelle, latente et multiforme. Aujourd’hui, la question est de savoir si la figure de l’ennemi ne prendrait pas une forme plus précise. C’est la conjugaison d’une intention hostile et de capacités militaires en rapport qui permet d’identifier une menace politique et stratégique.
Le possible, voire le probable accès au nucléaire militaire de l’Iran et le scénario d’une sanctuarisation agressive du Moyen-Orient, depuis le Golfe Arabo-Persique jusqu’à la Méditerranée orientale, sont ainsi mis en avant pour justifier le déploiement de systèmes antimissiles. Le fait est que les déclarations de Mahmoud Ahmadinejad abondent en menaces ouvertes. Le 20 février 2008, le président iranien qualifiait Israël de « sale microbe noir » et d’« animal sauvage » lancé contre les nations de la région « par les puissances mondiales (les Occidentaux)». Ces discours doivent être d’autant plus pris au sérieux que le régime iranien est engagé dans un ambitieux programme nucléaire et balistique. L’Iran est un pays fondateur du Traité de Non Prolifération nucléaire (1er juillet 1968), avec les droits et les devoirs liés à ce statut (accès aux utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire, engagement à ne pas se doter de l’arme nucléaire et obligation de soumettre ses activités nucléaires au contrôle de l’AIEA) ; ce statut n’induit en rien un droit automatique aux techniques proliférantes que sont l’enrichissement de l’uranium ou la production de plutonium (ces techniques ne sont pas mentionnées dans le TNP).
Amorcées en 1986, des négociations secrètes au plan nucléaire avec le Pakistan auraient été relancées en 1993 mais l’existence d’un programme d’enrichissement n’a été révélée que le 14 août 2002 par l’opposition clandestine (le Conseil National de la Révolution Iranienne, émanation des Moudjahidine du Peuple). Les dirigeants iraniens affirment pour leur part qu’il ne s’agit là que d’un programme de recherches. L’AIEA et le Conseil de sécurité ont depuis considéré que l’Iran avait contrevenu à ses obligations en se lançant dans l’enrichissement d’uranium (site de Natanz, à 150 km au nord d’Ispahan). Après avoir officiellement gelé le programme d’enrichissement suite à l’action diplomatique de l’UE-3 (Paris-Londres-Berlin), en 2003, le régime iranien a repris sa marche en avant et Mahmoud Ahmadinejad a déclaré que le programme nucléaire iranien était « une locomotive sans frein ni marche arrière » (25 février 2007). A l’automne 2007, les experts de l’AIEA estimaient que 3000 centrifugeuses étaient opératoires et qu’elles pourraient permettre à l’Iran d’obtenir le combustible nécessaire à une arme nucléaire en une année. Le dernier rapport des renseignements américains évoque la date de 2009 au plus tôt et, plus probablement, la fourchette 2010-2015 (National Intelligence Estimate, Iran : NuclearIntentions and Capabilities, 3 décembre 2007).
La question est de savoir si l’Iran a repris ou est susceptible de reprendre le programme nucléaire militaire, hypothétiquement et temporairement gelé en 2003. Au risque de prolifération nucléaire s’ajoutent les efforts balistiques iraniens, mis en avant par le régime comme manifestation de puissance. En l’état actuel des choses, le Shahab-3 est jugé être le seul missile (à capacité nucléaire) opérationnel et fiable. Sa portée de 1300 km couvre l’ensemble du Moyen-Orient et, selon certains analystes, le Shahab-3 pourrait emporter une charge nucléaire, pour autant que les ingénieurs iraniens soient capables de la miniaturiser et de la faire rentrer dans la « coiffe » du missile. D’ores et déjà, une version modifiée de ce missile, le Shahab-3M, aurait une portée suffisante pour menacer le Sud-Est de l’Union européenne (1800-2000 km de portée). Dans les cinq ans, ce modèle devrait être amélioré alors que le projet Ashura de missile étagé aura atteint le stade des essais en vol (plus de 2000 km de portée, voire 3000 km selon certains experts). Dans les dix ans, le Shahab-3M et l’Ashura seraient pleinement opérationnels (2000-2200 km de portée).
Au début du mois de février, l’inauguration du premier centre spatial iranien et le lancement d’une fusée sont venus accroître l’inquiétude générale ; la capacité à mettre en orbite un satellite induit la mise au point d’engins balistiques de longue portée (3500-4000 km voire un peu plus ?). Le président iranien justifie ce programme par des impératifs scientifiques (5 satellites devraient être mis en orbite d’ici 2010) mais là encore, les pays occidentaux et les voisins de l’Iran craignent que ces efforts ne soient la manifestation d’un programme militaire plus large dans lequel le satellite « Omid » (« Espoir »), dont le lancement serait prévu pour mars 2009, aurait une fonction d’espionnage. La Russie elle-même y a vu le soupçon des ambitions nucléaires iraniennes et elle a fait part de sa préoccupation. Vice-ministre des Affaires étrangères, Alexandre Lossioukov a déclaré : « Tout mouvement visant à créer des armes d’un tel potentiel (armes balistico-nucléaires) est inquiétant évidemment pour nous comme pour d’autres (…) Les missiles à longue portée sont un élément (des armes nucléaires). Cela suscite bien sûr notre préoccupation» (Ria Novosti, 6 février 2008). Les dirigeants russes découvriraient-ils qu’ils ont sous-estimé la volonté iranienne d’accéder à la puissance nucléaire et, inversement, surestimé leur pouvoir d’influence sur le régime iranien ? Dans l’intervalle, la Russie s’est dessaisie d’une carte essentielle (et d’un moyen de pression), en acceptant de livrer l’uranium enrichi nécessaire au fonctionnement de la centrale nucléaire de Bouchehr.
Bref, rien n’est réglé et il faut insister sur le fait que le rapport précédemment mentionné de la National IntelligenceEstimate a obscurci plus qu’il n’a éclairé la situation en semblant relativiser la menace. Il faut pourtant lire avec soin ce document. Les analystes américains estiment « avec un haut degré de certitude » que l’Iran a gelé son programme d’armes nucléaires à l’automne 2003 et, avec « un niveau modéré de certitude » qu’à la mi-2007, le régime n’a pas relancé ce programme, en raison de la surveillance et de la pression internationale. Ils jugent « avec un degré de certitude de moyen à élevé que Téhéran laisse à tout le moins ouverte l’option de développer des armes nucléaires ». L’existence passée d’un programme nucléaire militaire est désormais affirmée et bien des informations contenues dans ce document sont inquiétantes (traces d’uranium hautement enrichi, installations démantelée d’urgence avant les inspections de l’AIEA, possibilité de sites secrets). En dépit des résolutions des Nations unies, l’enrichissement de l’uranium continue, ce qui permet à l’Iran de n’écarter pour l’avenir aucune possibilité, y compris l’arme nucléaire. Quant au rapport de l’AIEA publié en novembre 2007, il rappelle que la connaissance des activités nucléaires iraniennes va en se réduisant, Téhéran refusant les inspections inopinées prévues par le protocole additionnel signé en 2003.
En l’état actuel des choses, la stratégie iranienne porte ses fruits. Voici plus de cinq années qu’un coin du voile a été levé sur les activités nucléaires de Téhéran mais les difficiles négociations des sanctions internationales, pour partie neutralisées par les réticences russes et chinoises, et le refus de principe d’envisager une solution de force incitent les dirigeants iraniens à pratiquer un « stop-and-go » stratégique. Il faut certes se garder de raisonner en termes de « tout ou rien » et le contexte géostratégique invite à privilégier les approches indirectes, dans le Golfe Arabo-Persique et au-delà. Pourtant, elles ont aussi leurs inconvénients et si les projets de nucléarisation (civile) des pays du Conseil de Coopération du Golfe ont pour mérite de signifier aux dirigeants iraniens que leur pays ne gagnera pas en sécurité à s’engager dans le nucléaire militaire, cette politique (teintée de mercantilisme) ne va pas dans le sens de la contre-prolifération ; gare aux effets en chaîne et risques systémiques dans la région, aux chocs en retour en Europe. Pour l’Iran comme pour ses voisins arabes, le nucléaire ne sera pas un simple objet transitionnel (un « doudou » d’attente !), en guise de renaissance islamique. La difficile gestion géopolitique du nucléaire pakistanais suffit à la peine.