Retour du politique en Europe · La présidence française de l’Union européenne n’aura-t-elle été qu’un feu de paille ?

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

30 janvier 2009 • Analyse •


Article publié dans la revue Think de l’Observatoire français des think tanks (N°9, janvier 2009).


En lançant le 1er juillet 2008, le jour même de son ouverture, son Baromètre de la présidence française de l’Union européenne, l’Institut Thomas More visait un objectif simple : mettre à la disposition du grand public comme des spécialistes des questions européennes un outil opérationnel de suivi en continu des initiatives et des résultats de la présidence française – suivant en cela le vœu du président de la République lui-même, qui se déclarait depuis longtemps favorable à l’introduction d’une « culture de l’évaluation » dans la sphère publique. Puisqu’il l’appelait de ses vœux, pourquoi ne pas le prendre au mot ?… Le programme de la présidence française était copieux et ambitieux, et visait des objectifs élevés sur plusieurs dossiers majeurs dont le Paquet Energie-Climat, la stratégie énergétique commune, la relance institutionnelle, le bilan de santé de la PAC, le pacte européen sur l’immigration et la stratégie de Lisbonne notamment. Ces six mois – en fait plutôt cinq du fait de la trêve estivale – s’annonçaient chargés : un instrument de mesure et d’éclairage paraissait indispensable.

A cet impressionnant volontarisme quantitatif – trait typique du sarkozysme –, s’ajoutait une ambition qu’on qualifiera, sans jugement de valeur à ce stade, de qualitative : Nicolas Sarkozy entendait bien « faire de la politique » et obliger, à son corps défendant si besoin devait être, l’Union européenne à en faire. Que faut-il entendre par là ? Institutionnellement, revaloriser le Conseil par rapport à la Commission. Pratiquement, obliger les responsables européens et la lourde machinerie bruxelloise à changer leurs manières de voir et leurs manières de faire, repolitiser les débats, les décisions et les responsabilités aux yeux des citoyens, en un mot « dire qui ils sont », pour parler comme Pierre Manent. La politisation de l’Europe devait être la meilleure réponse à apporter à la désaffection et à la méfiance des populations, manifestées par trois référendums perdus en trois ans. Pour le dire comme nous le pensons, il y avait du vrai dans tout cela.

La gestion de deux crises de nature internationale – le conflit géorgien au début du mois d’août et la crise financière qui dégénéra en crise économique mondiale à partir du mois de septembre – vint s’ajouter à la réalisation de ces objectifs nombreux et massifs. Nicolas Sarkozy trouva là l’occasion de donner corps à son leitmotiv et à son irrépressible goût de l’action tous azimuts – deuxième trait du sarkozysme. On l’a beaucoup dit, Nicolas Sarkozy « aime » l’état de crise en ce qu’elle le galvanise et met au jour ses qualités de décideur et de doer. Et force est de constater que face aux deux incendies sévères qui se déclarèrent, il fut un pompier efficace. Sans revenir sur le détail de ses actions, il faut reconnaître au président de la République des succès incontestables : l’accord de cessez-le-feu du 12 août entre la Russie et la Géorgie et le dégagement d’une position commune entre les 27 lors du sommet international de Washington du 20 novembre sur la crise économique mondiale. Il fit ainsi la démonstration que, en cas de crise au moins et à condition qu’il y ait un pilote dans l’avion, les Européens étaient capables de s’unir pour faire face aux tempêtes. Dont acte, donc. La question qui restera à poser (et que nous poserons plus bas) sera celle de la pérennisation de ces succès…

De même, sur les dossiers cités plus hauts, ceux qui constituaient le gros du programme de travail de la présidence française, un réel volontarisme permit d’aboutir à des résultats tangibles. Le pacte sur l’immigration fut signé à l’unanimité dès le Conseil d’octobre. Le bilan de santé de la PAC fut adopté sans psychodrames – ce qui est à remarquer tant on s’était habitué à ce que les dossiers agricoles provoquent des crises de nerfs à répétition Conseil après Conseil. Un compromis sur le paquet Energie-Climat fut accouché dans la douleur le 12 décembre, incomplet et trop peu ambitieux pour certains, mais méritoire dans le contexte de ralentissement économique et surtout pionnier à l’échelle planétaire. La relance du processus d’adoption du traité de Lisbonne fut entérinée grâce à un accord trouvé avec les Irlandais – et il est à noter que cette relance est passée par les Etats et les responsables gouvernementaux, non par le retour à l’« esprit communautaire » tant vanté par certains ; c’est la prise en compte des revendications nationales irlandaises par le collège des chefs d’Etats et de gouvernementaux qui a permis de déboucher à un accord : ce qui constitue d’une certaine manière la validation de la « méthode Sarkozy » qui veut que l’Europe « fasse de la politique ».

Sur des dossiers moins spectaculaires, des avancées furent également enregistrées : sur la gestion concertée de la pêche européenne, sur l’instauration d’un Business Act européen (certes moins ambitieux qu’on aurait pu l’espérer), sur l’Espace européen de la recherche. On a beaucoup commenté enfin le manque de résultats en matière de défense européenne, et il est vrai qu’aucune grande initiative n’a été lancée. Mais le choix de la relance par des petits dossiers concrets (nouvelle flotte d’hélicoptères, plan d’évacuation des ressortissants européens, Erasmus militaire, lutte contre la piraterie maritime) n’était peut-être pas le plus mauvais pour tenter de réveiller la « Belle endormie » que constituait depuis dix ans l’Europe de la Défense.

Un bilan positif, donc, reconnu par beaucoup. Nicolas Sarkozy a incontestablement « fait le job », comme il aime à le dire lui-même. Mais voilà, est-ce suffisant ? Fait-on de la politique, et on a dit combien il tenait à ce slogan, comme on fait un job ? Les résultats que Nicolas Sarkozy obtient en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ne risquent-ils pas d’être parfois des châteaux bâtis sur le sable ? Un dossier, dont nous n’avons encore dit mot, permet de prendre la mesure du zapping érigé en méthode d’action qui constitue le troisième et principal trait du sarkozisme : c’est celui de l’Union pour la Méditerranée. D’abord vanté comme un grand projet de civilisation (Guaino avait bien lu Braudel…), puis ramené sur injonction allemande sous la houlette d’un processus de Barcelone auquel plus grand monde ne portait attention, le projet fut porté sur les fonds baptismaux à l’occasion d’une grand-messe médiatique le 13 juillet 2008. Et depuis ? Rien, ou peu : les technos ont consacré les six mois de la présidence française à savoir qui ferait quoi, qui serait président, qui serait vice-président, où on installerait le siège. Quant aux projets, on a peu avancé. Quant aux financements, on s’interroge encore… Une telle initiative aurait réclamé vision, patience et longueur de temps. Nicolas Sarkozy, qui a déjà engrangé depuis longtemps les bénéfices médiatiques de l’initiative, est-il cet homme-là ? Tacticien plutôt que stratège, le président de la République va plus vite qu’il ne va loin. Son empreinte politique, en l’espèce européenne, peut-elle être profonde à ce compte ?

Autre limite à la repolitisation de la construction européenne… c’est la construction européenne elle-même ! D’abord, et cela est bien connu, parce que le système de présidence tournante du Conseil tous les six mois empêche souvent l’établissement d’objectifs vraiment pérennes (en dépit des coordinations par trios) et fait se succéder des pays de poids politiques très disparates : la France succéda à la Slovénie et vient de passer le relais à la République tchèque. Faut-il en attendre le même leadership et les mêmes succès ? C’est là un premier problème institutionnel que le traité de Lisbonne, s’il est appliqué, réglera pour partie – mais, soyons sans illusions, seulement pour partie… Mais le vrai défi de la repolitisation est dans la révolution à faire des mentalités bruxelloises – à la Commission et au Parlement notamment. Sans sous-estimer l’hypocrisie de nombre de gouvernants nationaux qui, devant leur opinion, accusent l’Europe de « crimes » dont elle n’est pas coupable, il convient aussi de prendre la mesure du profond déficit de légitimité politique dont souffrent les institutions européennes… mais qu’elles n’ont pas l’air de chercher à combler. Historiquement technocratiques, ces institutions « ont un problème » avec les peuples européens et ne semblent pas prêtes à faire leur mue politique. La construction européenne est encore vécue, et souvent présentée par ses promoteurs, comme un «projet» et non comme un fait établi dans la vie des Européens. C’est aux élites européennes désormais de faire le premier pas, en se souvenant enfin que l’Europe n’est pas un concept, qu’elle a une géographie, qu’elle est plongée dans l’histoire, qu’elle est au service d’êtres concrets et identifiés, les Européens. Le temps de l’Europe aux mains blanches mais sans mains doit passer si l’on veut que les peuples y adhèrent enfin sincèrement et que des moments tels que le « moment Sarkozy », dans les limites que nous avons dites, ne soient pas des feux de paille ?