8 juillet 2008 • Analyse •
Dans les années qui suivirent la fin de la Guerre froide, la ratification du Traité de Maastricht, la fondation de l’Union économique et monétaire (l’Euro) et le lancement d’une « Politique étrangère et de sécurité commune » (PESC) semblaient préfigurer la constitution d’un acteur global européen, nouveau sujet du droit international. Les rivalités entre Etats, les dissensions entre pays membres sur la finalité même de l’Union, l’absence de force motrice supranationale, tant au plan matériel que spirituel, expliquent le fait que l’« Europe-puissance » ne soit que flatus vocis, simple « émission de voix ». D’aucuns mettent en accusation la « machine communautaire » et en appellent au volontarisme. La « bonne volonté » des dirigeants nationaux, le recours aux mots fétiches de la novlangue (Europe citoyenne, Europe sociale, proximité, projets) et la persuasion systématique des populations pourraient faire advenir une « politie » européenne. Il faut pourtant se défier du volontarisme et des illusions que ce mot suscite ; le retour à la philosophie politique et à ses concepts nous en préservera.
Dans un ouvrage publié voici quelques années, l’économiste Jean-Paul Fitoussi soulignait le fait que l’Union européenne avait été pensée et conçue comme un « lieu vide de souveraineté » (1). Les mécanismes économiques et le normativisme juridique sont censés conjuguer leurs effets pour faire de l’Union européenne un système de normes, contraignantes pour les Etats membres, mais sans que les fonctions régaliennes ne soient portées et assumées à un niveau d’organisation supérieur. In fine, le « projet » européen consisterait donc à substituer au gouvernement des hommes leur administration par des règles abstraites. Exit les corps politiques, les pouvoirs temporels et les décisions souveraines. Réduite à un simple concept de droit public, la souveraineté ne serait que le reliquat d’un ancien régime persistant, celui des Etats classiques (royaux puis nationaux). Figure de la Post-Modernité, l’Union européenne serait vouée à fonctionner sur la base d’un système de procédures auto-référentielles, sans recours à un principe de légitimité.
Il faut ici souligner le fait qu’aucune unité politique, fût-elle pré-moderne ou post-nationale, ne saurait ignorer la souveraineté, concept central de la question politique, pas plus qu’elle ne peut s’abstraire des rapports de puissance. Certes, l’analyse et la conceptualisation de la souveraineté sont contemporaines de l’affirmation de l’Etat moderne, en témoigne entre autres exemples l’œuvre de Bodin (Jean Bodin, La République, 1576), mais il ne s’agit pas là d’une question ignorée par la réflexion politique antique et médiévale. Pour désigner la souveraineté, les Romains parlaient de « summum imperium » ou de «majestas », Bodin nous le rappelle : « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République que les Latins appellent majestas ».
Phénomène de puissance et de force irréductible aux artefacts juridiques, la souveraineté est l’attribut de tout commandement politique ; elle doit être pensée et appréhendée en termes de réponse aux défis existentiels. Lorsque survient une situation de détresse, l’état d’exception et l’urgence exigent des décisions promptes et concrètes; c’est alors que s’impose la question de la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de (dans) l’exception » (2). Le moralisme des tenants d’une Europe vénusienne ne met pas fin à l’état de nature, au sens d’insécurité endémique, et le « Politique » a pour fonction de contenir la violence fondamentale qui, à tout moment, peut ravager une collectivité humaine.
Aux prises avec des situations complexes et contradictoires, une politique empirique ne peut donc faire l’économie de la décision. « Gouverner un ordre concret, écrit Julien Freund, exige à la fois des normes et des décisions. Les normes sont nécessaires, parce que toute situation est la résultante de situations antérieures et d’un ordre établi selon des normes, mais les décisions le sont tout autant parce qu’il faut faire face à la nouveauté et à l’imprévu qui ne sont pas contenus dans les normes » (3). Une décision politique est un acte de volonté procédant à un choix entre plusieurs possibilités d’actions en fonction d’un dessein. Elle constitue la terminaison normale d’un processus de délibération, par opposition au caractère brusque et irréfléchi d’un acte impulsif.
Cet acte de volonté vise à échapper au cours déterminé des choses pour introduire une césure et déterminer une nouvelle orientation de l’unité politique considérée. Le choix opéré entre les diverses solutions possibles suppose une évaluation et détermine un ordre des priorités et des urgences. Ce choix n’a pas pour objectif de départager le vrai du faux mais il vise à apporter des réponses pratiques, concrètes et opportunes aux défis que toute « politie » rencontre au cours de son développement historique. L’esprit de décision ne doit donc pas être confondu avec l’esprit scientifique ainsi que Max Weber l’a amplement démontré (4). L’aptitude à prendre les mesures et décisions appropriées à la situation concrète manifeste l’autorité politique de l’homme, ou du groupe d’hommes, qui exerce les fonctions régaliennes.
La volonté inhérente à l’acte de décision et le volontarisme proclamé ne doivent pas être confondus. La décision opportune est celle qui prend en compte les données et antécédents de la situation, ses ambiguïtés et ses servitudes, ses virtualités ; c’est ainsi qu’elle ouvre la voie et détermine des objectifs politiques, définis et circonscrits, en tenant compte des moyens disponibles. A contrario, le volontarisme consiste à élaborer de manière abstraite une pseudo-politique, indépendamment des circonstances, des conditions et des résistances, en pensant que la pure volonté suffira à actualiser la prise de décision. L’adepte du volontarisme ne prend pas ses décisions dans un cadre action-espace-temps concret mais il décrète, à la manière de la divine Providence. Le volontarisme peut donc être défini comme un décisionnisme perverti. Notons que l’idolâtrie de l’Etat, ce « grand être » présupposé omniscient, omnipotent et bienveillant, porte au volontarisme.
En tant qu’acte de volonté, la décision ne se suffit pas à elle-même ; elle doit être exécutée ce qui, en termes militaires, exige un suivi opérationnel. De fait, toute entreprise politique se matérialise par une succession de décisions et la difficulté est, contre vents et marée, d’assurer la continuité du dessein. En effet, la décision ne se développe pas avec la même logique qu’un raisonnement théorique ; les imprévus, les impondérables et les « frictions », au sens clausewitzien du terme, entraînent d’inévitables effets d’« hétérotélie », ce concept désignant le décalage entre les objectifs posés et les résultats concrets. Aussi faut-il sans cesse lutter pour maintenir une cohérence d’ensemble, interne et externe. La responsabilité morale du chef politique ne réside pas dans l’affichage de ses convictions et de ses intentions ; il se doit de prendre en charge les conséquences voulues et non voulues de ses actes. L’« éthique de conviction » ne suffit pas à légitimer la décision et celle-ci requiert une « éthique de la responsabilité » ; Max Weber a soigneusement distingué, sans les opposer, ces deux aspects de la morale politique.
L’étude de ce qu’est une décision permet de dissiper l’illusion du volontarisme sans pour autant nier le rôle de la volonté dans le cours des événements ; l’Histoire n’est pas un terrain clos. Cette philosophie de la décision est aussi une approche des qualités que les responsabilités politiques en général, plus encore le présent contexte de rupture, mettent en évidence. Une personnalité historique habitée par le « Politique » doit être apte à décider souverainement et à affronter l’état d’exception. Elle doit avoir le sens de l’espace – une vision à la fois large et précise des configurations géopolitiques -, et celui de la durée ; c’est dans ses rythmes et sur des temps longs que l’Histoire doit être vécue mais aussi dans sa présence et son actualité. Enfin, il y faut le sens du sacré : « Tout instant est l’éternité » (Nietzsche). Les grandes épreuves exigent des ressources qui excèdent les seuls moyens politiques.
Notes •
(1) Jean-Paul Fitoussi, La Règle et le Choix, De la souveraineté économique en Europe, Seuil, 2002.
(2) Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, pp. 15-26.
(3) Julien Freund, « Que veut dire : prendre une décision ? », Politique et impolitique, Sirey, 1987, p. 72.
(4) Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959 (traduit par Julien Freund).