Du Turkménistan au Sin-Kiang · Axes énergétiques et reconfigurations géopolitiques de l’ancien Turkestan

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More et auteur de La Russie menace-t-elle l’Occident ? (Choiseul, 2009)

5 janvier 2010 • Analyse •


Ancienne république soviétique d’Asie centrale, le Turkménistan (488 100 km², 5 millions d’habitants) sort de son tête-à-tête avec la Russie. Dans les quinze ans qui ont suivi la dislocation de l’URSS, le régime politique et l’ensemble du pays ont été dominés par Sparmourad Niazov, le « père des Turkmènes », objet d’un culte de personnalité qui rabaissait le Turkménistan au rang de vulgaire satrapie. Quoique membre de la CEI (Communauté des Etats Indépendants), ce pays demeurait à l’écart de formats plus resserrés, à l’instar de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective) ou du marché commun centre-asiatique. Tout en ayant rallié le Partenariat pour la Paix de l’OTAN, comme l’ensemble des Etats de l’aire post-soviétique, le Turkménistan n’était pas engagé dans les coopérations concrètes qui matérialisent sur le terrain cette « diplomatie de défense » et aucune infrastructure n’avait été mise à disposition de l’OTAN. Sparmourad Niazov avait donc imprimé une ligne de neutralité à la politique étrangère de son pays, politique quasiment réduite à la gestion des exportations de gaz vers les réseaux russes, et le statut de « neutralité permanente » a été reconnu par l’ONU, en 1995.

Hydrocarbures et « renaissance » turkmène

Une fois Sparmourad Niazov disparu, le 21 décembre 2006, Gourbangouty Berdymoukhamnedov – son successeur à la tête du Turkménistan -, s’est employé à accroître sa marge de manœuvre et les relations avec la Russie se sont sensiblement dégradées. Jusqu’à la fin 2009, le Turkménistan dépendait très largement des tubes russes pour exporter son gaz, les quatre-cinquièmes transitant par la « route du nord ». Le jeu russe consistait à acheter à bas prix les volumes qui faisaient défaut à Gazprom, afin d’honorer ses engagements en Europe et d’engranger la plus-value. Pour miner le projet « Nabucco » (un gazoduc soutenu par l’UE qui ouvrirait une voie d’accès à la Caspienne) et dissuader Achgabat de fournir les volumes nécessaires, Moscou s’était engagé à acheter le gaz turkmène au prix du marché européen. La négociation aboutit alors que la demande européenne s’effondrait, sous l’effet de la récession économique ; les achats de gaz turkmène dégradent plus encore les comptes de Gazprom. En avril 2009, une explosion a en partie détruit le gazoduc qui relie le Turkménistan à la Russie; le Turkménistan mit alors en cause le Kremlin. Depuis, les exportations turkmènes vers la Russie n’ont pas repris et Moscou peine à négocier les termes d’un nouveau « partenariat stratégique » (1). Le Turkménistan se détourne de la Russie pour se repositionner sur l’axe Orient-Occident, entre les Etats-Unis et la Chine.

Au cours de l’été 2008, le Turkménistan a ainsi accordé à Washington des facilités logistiques qui permettent l’approvisionnement du corps expéditionnaire déployé en Afghanistan, dans le cadre de l’opération Enduring Freedom ; la diplomatie russe manœuvrait alors pour obtenir du Kirghizistan qu’il ferme la base de Manas aux soldats américains (2). Outre la « route du sud » (passe de Khyber), menacée par les Talibans afghans et pakistanais, et la « route du nord » (territoire russe), à la merci du bon-vouloir de Moscou, les Etats-Unis bénéficient donc d’une autre option de passage. Parallèlement, les dirigeants turkmènes cherchent à rendre leur territoire attractif pour les investissements extérieurs. La Constitution du Turkménistan a été modifiée –le multipartisme et l’économie de marché sont mentionnés – afin que les majors pétrolières occidentales puissent s’engager sans indisposer les opinions publiques de leurs pays d’origine. « Les nouvelles lois sur le pétrole ou les investissements, le nouveau Code du travail, soulignent les avocats d’un cabinet anglo-saxon, témoignent d’une vraie volonté d’ouverture » (3). De fait, le Turkménistan détient les quatrièmes réserves mondiales de gaz et cet « or gris » est la matière première de la « nouvelle renaissance » exaltée par Gourbangouty Berdymoukhamnedov.

La récente construction de deux nouveaux gazoducs – l’un vers l’Iran, l’autre vers la Chine -, a mis fin au monopole russe sur l’exportation du gaz turkmène. Le premier gazoduc met surtout en évidence la dépendance paradoxale de l’Iran sur le plan des hydrocarbures, alors même que ce pays est au second rang mondial pour ses réserves de gaz et le quatrième pour sa production de pétrole (4). Vu d’Achgabat, ce tube est le moyen de renforcer les liens commerciaux avec Téhéran (le Turkménistan exportait déjà une partie de son gaz vers l’Iran) et de s’émanciper de Moscou. Inauguré le 14 décembre 2009, le second gazoduc est d’une autre envergure, tant sur le plan technique que géopolitique. Il relie les gisements de gaz du Turkménistan – via les voisins centre-asiatiques – jusqu’à la lointaine Shanghaï, qui renoue avec les délices et poisons de la prospérité décrits dans l’entre-deux-guerres par Albert Londres. L’ensemble du trajet couvre quelque 7000 km. Le point de départ est situé à Samandepe, dans l’Est du Turkménistan, là où se trouvent les champs de gaz de Bagtyarlik (sur la rive droite de l’Amou-Daria, à proximité de la frontière avec l’Ouzbékistan). Il traverse l’Ouzbékistan et le Kazakhstan sur 1850 kilomètres (respectivement 550 et 1300 km), traverse la « porte de Dzoungarie » et atteint Horgos, au Sin-Kiang, point d’entrée du réseau chinois. Le gaz est ensuite acheminé sur des milliers de kilomètres pour approvisionner les métropoles littorales d’Asie-Pacifique (outre Shanghaï, il faut mentionner Hong-Kong).

Les volumes prévus sont à la mesure de l’entreprise. Dès l’an prochain, 5 milliard de m3 de gaz turkmène devraient prendre la direction de la Chine et le total serait porté à 30 milliards d’ici 2013. Une fois achevée la construction d’un tronçon de raccord, le Kazakhstan fournirait dix autres milliards de m3, l’ensemble représentant près de la moitié des besoins en gaz de la Chine. Un tel projet a une portée géopolitique qui dépasse la simple satisfaction des besoins des consommateurs; la présence à Samandepe du président chinois, Hu Jintao, pour inaugurer en compagnie de ses homologues régionaux ce nouveau gazoduc, témoigne de l’importance que Pékin confère à cette réalisation. Parfois tentés de s’abstraire de la politique mondiale au moyen d’une opération mentale purement illusoire, les dirigeants européens sont certes concernés. En effet, l’orientation du gaz turkmène vers les marchés occidentaux conditionne la viabilité et la rentabilité du « Nabucco » (5). Pourtant, la percée chinoise bouscule d’abord la Russie. Lorsque la demande européenne augmentera à nouveau, Gazprom pourrait éprouver des difficultés à remplir les engagements contractés en puisant dans les réserves turkmènes, faute d’investissements suffisants dans les gisements russes. De surcroît, les dirigeants chinois seront en mesure de discuter avec plus d’âpreté encore les termes des accords relatifs à la construction de gazoducs depuis la Sibérie orientale vers la Mandchourie et l’achat du gaz russe qui transitera par ces tubes. Soulignons le fait que les discussions sino-russes n’ont pas encore abouti à des accords fermes ; les projets évoqués bien avant le gazoduc « Asie centrale-Chine » tardent à voir le jour.

Le carrefour géostratégique centre-asiatique

Il nous faut insister sur l’importance géopolitique de la percée chinoise en Asie centrale, une aire géographique parfois négligée en Europe. L’appellation désigne l’ancien Turkestan russe, délimité par la mer Caspienne à l’ouest, la Mongolie et la Chine à l’est, l’Iran et l’Afghanistan au sud. Au nord, les hauts plateaux kazakhs font transition avec les immensités sibériennes. Inscrite dans un quadrilatère de 2000 km d’ouest en est et du nord au sud, l’aire centre-asiatique est une grande dépression (dite aralo-caspienne), inclinée vers la mer Caspienne, qu’un massif amphithéâtre de montagnes délimite au sud et à l’est. Toutefois, la porte de Dzoungarie ouvre sur la Chine, et c’est par cette voie que les hordes mongoles du Moyen Âge se sont déversées sur la Russie et l’Europe orientale. Aujourd’hui, c’est en sens inverse que les hydrocarbures d’Asie centrale empruntent ce passage, pour satisfaire les besoins énergétiques de la Chine. L’ensemble centre-asiatique couvre 4 millions de km², principalement des steppes arides et des déserts que traversent les fleuves Amou Daria et Syr Daria. Répartis entre les cinq républiques que le pouvoir bolchevik a découpées dans les années 1920, les quelque 55 millions d’habitants de la zone vivent au pied des montagnes et dans les oasis arrosées par les fleuves. La plupart de ces populations parlent des langues qui relèvent de la famille turco-mongole, exception faite du tadjik, une langue indo-européenne (persane) pratiquée au Tadjikistan, dans les vieilles villes de Boukhara et de Samarkand (Ouzbékistan) ainsi que dans le nord de l’Afghanistan.

Lorsque la « Russie-Soviétie » se défait, en 1991, les républiques musulmanes d’Asie centrale accèdent à l’indépendance dans le cadre des frontières tracées par les Bolcheviks. Bien qu’éclipsés par le déroulement des événements en Europe centrale et orientale, ces territoires recouvrent de multiples enjeux tant sur le plan minéral et énergétique que géostratégique. La richesse en hydrocarbures du bassin de la Caspienne et la viabilité de ces nouveaux Etats requièrent le désenclavement géographique de l’Asie centrale post-soviétique – les réseaux de communication la relient exclusivement à la Russie et butent sur l’Himalaya -, et de multiples projets concurrents (avec référence aux antiques routes de la soie) sont mis en avant. In fine, c’est le pluralisme géopolitique de l’Asie centrale qui est en jeu ; face à la pesanteur du passé et aux ambitions russes, la souveraineté effective de ces fragiles Etats, aux populations enchevêtrées, doit être consolidée. Très vite se profile donc des rivalités de puissance entre Russes, Américains et Chinois. L’Union européenne en tant que telle et les Etats qui la composent se désintéressent de l’Asie centrale et ne sont que marginalement engagés dans la zone, via la diplomatie de défense de l’OTAN, leurs compagnies pétrolières et le conflit afghan (octobre 2001) ; la priorité va à la négociation d’un partenariat global UE-Russie. Depuis, une initiative commune européenne a vu le jour (un « partenariat UE-Asie centrale ») mais elle se heurte au fait que l’UE est plus un Commonwealth paneuropéen qu’un Commmonwill à même de dégager une volonté et des capacités unitaires.

Initialement, la Russie peut s’appuyer sur l’héritage soviétique – en termes de réseaux de circulation, d’interdépendances, de connivences entre apparatchiks et d’habitus – pour maintenir de fortes positions dans cette partie de l’aire post-soviétique, objet de revendications de la part du Kremlin dès le début des années 1990 (l’« étranger proche »). Les républiques centre-asiatiques sont entrées dans la CEI, en décembre 1991, et des unités militaires russes sont stationnées sur la frontière méridionale du Tadjikistan, face au chaos afghan. Exception fait du Turkménistan, ces mêmes républiques ont adhéré à l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective), présentée par les dirigeants russes comme une sorte d’OTAN eurasiatique. Dans la partie septentrionale de cette zone, au Kazakhstan, Moscou conserve de fortes positions et loue à Astana le complexe aérospatial de Baïkonour. Sur le plan énergétique, les réseaux d’oléoducs et de gazoducs hérités de la période soviétique sont orientés vers le nord, ce qui permet à Moscou de contrôler l’évacuation des flux d’hydrocarbures. Gazprom préempte le gaz de la région (Kazakhstan et Turkménistan) pour se donner des moyens de remplir ses obligations contractuelles et interdire la réalisation de voies d’accès directes au bassin de la Caspienne (voir le cas précédemment traité du « Nabucco »). A ces fins, le Kremlin cherche à rallier les producteurs régionaux à la modernisation et au renforcement des réseaux de tubes (Caspian Pipeline Consortium). Enfin, la stratégie russe se déploie aussi à travers le cadre plus large de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï), élargi à la Chine.

L’un des objectifs poursuivis par la Russie à l’intérieur de l’OCS est de s’appuyer sur la Chine pour contenir la poussée américaine en Asie centrale. Dès les années 1990, les dirigeants américains ont en effet saisi l’importance géopolitique de cette zone. En travaillant au désenclavement de l’Asie centrale, via l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, il ne s’agit pas seulement d’assurer le libre-accès aux ressources de la Caspienne, dans le cadre d’une économie globalisée (objectif par ailleurs légitime), mais de consolider le pluralisme géopolitique de l’aire post-soviétique et d’éviter le retour de puissance de Moscou dans cet « étranger proche », avec d’inévitables conséquences sur le plan des relations russo-occidentales. Le « 11 septembre 2001 » et le déclenchement des opérations en Afghanistan (7 octobre 2001) poussent à un engagement accru dans la région, avec l’assentiment de Vladimir Poutine dans un premier temps. Les Etats-Unis et leurs alliés obtiennent l’ouverture de bases à Kharshi-Khanadad et Termez (Ouzbékistan), Douchanbé (Tadjikistan) et Manas (Kirghizistan). Moyennant rétribution, les pays d’Asie centrale accordent des facilités logistiques aux forces de l’OTAN qui utilisent leur espace aérien. En dépit de l’hostilité croissante de la Russie, relayée par l’OCS, et de la fermeture de Kharshi-Khanadad aux Alliés (6), les forces des pays engagés sur le théâtre afghan bénéficient toujours de ces facilités. Il a été précédemment rappelé que les Etats-Unis, en contrepartie d’un loyer plus élevé, avaient pu éviter la fermeture de Manas. Sur le plan énergétique, le gouvernement américain, l’UE et certains des gouvernements européens n’ont pas renoncé à la construction du « Nabucco » et à l’écoulement d’une partie des flux d’hydrocarbures de la Caspienne vers les marchés occidentaux (7).

Des géopolitiques chinoises de longue durée

La récente inauguration du gazoduc entre le Turkménistan et le Sin-Kiang met en évidence l’intérêt de Pékin pour l’Asie centrale. Lorsque le Groupe de Shanghaï (base de départ de l’actuelle OCS) a pris forme, en 1996, l’idée initiale était de négocier la reconnaissance des milliers de frontières communes et de préserver le Turkestan chinois (le Sin-Kiang) des troubles qui menaçaient les républiques musulmanes d’Asie centrale. Ainsi les sommets de l’OCS sont-ils toujours l’occasion de réaffirmer la volonté des pays membres de lutter contre l’ « islamisme », le « séparatisme » et le « terrorisme » (les opposants des pays membres sont habituellement qualifiés comme tels). Les questions énergétiques sont venues se greffer sur ces intérêts de sécurité communs aux Etats membres de l’OCS. Pour faire face aux immenses besoins générés par la croissance économique chinoise d’une part, apporter des réponses au « dilemme de Malacca » d’autre part, Pékin a vite manifesté de l’intérêt pour l’ouverture de routes terrestres vers de nouvelles sources d’approvisionnement, à distance du rayon d’action des forces américaines (8).

Pékin a d’abord négocié avec Astana la construction d’oléoducs (approvisionnés par du pétrole kazakh), à destination du Sin-Kiang et des marchés chinois, via la « porte de Dzoungarie ». Le Turkménistan a ensuite été entrepris, avec les retombées que l’on sait. Au cours des dernières années, la Chine s’est très fortement investie dans l’ensemble de la région, avec des prises de participation dans les sociétés nationales, la négociation d’accords de partage de la production, des investissements miniers et des avantages collatéraux significatifs pour les pays d’accueil (autoroutes, réseaux électriques, prêts à taux préférentiels, etc.). Les régions particulièrement sous-développées du centre de l’Ouzbékistan et du sud du Kazakhstan ont notamment bénéficié des retombées du gazoduc « Asie centrale-Chine » et Moscou serait bien en mal de rivaliser avec les offres de Pékin, à la mesure du processus de croissance et de développement du pays (entre la Russie et la Chine, les termes de l’équation historique et géopolitique sont renversés ; les dirigeants chinois éprouvent quelque mépris pour un pays qui a tant perdu de sa puissance). Il semble que le Kremlin, tout à sa rivalité imaginaire avec la prétendue politique de roll-back de Washington sur leurs frontières occidentales, ait négligé le « paramètre chinois ». Usant et abusant de la rhétorique multipolaire, les dirigeants russes ont mis en avant le partenariat Moscou-Pékin, l’OCS et le principe des « coalitions anti-hégémoniques » pour contrer les Occidentaux. Ce faisant, ils ont en partie contribué à l’ouverture de l’Asie centrale aux ambitions chinoises, proposant même la création d’un club énergétique (une sorte d’OPEP eurasiatique) et une coopération approfondie en ce domaine entre les Etats membres de l’OCS. Pékin et les capitales centre-asiatiques ont pleinement exploité toutes les opportunités de coopération et ces proches partenaires de la Russie, voire des alliés pour certains, ont tous refusé de suivre Moscou et de reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud (une annexion de facto), en août 2008.

De la Caspienne à la Mongolie, la reconstitution d’un vaste Turkestan polarisé et animé par la Chine doit désormais être envisagée. Dans une telle configuration géopolitique, le Sin-Kiang – cette « nouvelle frontière » (Xinjiang) située à la périphérie nord-ouest de la Chine –, serait appelé à jouer le rôle de plate-forme et de région motrice ; la Chine renouerait ainsi avec d’anciennes logiques géohistoriques, sa présence et son influence dans cette aire géographique relevant de la longue durée. Jusqu’au VIe siècle de notre ère, les espaces centre-asiatiques que parcourent les caravanes des « routes de la soie » – sont largement dominés par des peuples indo-européens. C’est à cette époque que des nomades Türük, issus de l’Altaï, font irruption dans l’Histoire et affirment leur domination dans une partie de l’Asie centrale. Au VIIIe siècle, les clans Türük sont divisés puis éclipsés par les Ouïghours (d’autres populations turques). Les Ouïghours sont à leur tour divisés et écartelés entre les deux puissances montantes de la région : les Arabes de Transoxiane (territoires au-delà de l’Oxus, l’actuel Amou-Daria) à l’ouest ; les Chinois à l’est, influents jusque dans les oasis du Ferghana et à Tachkent (9). Les premiers battent les seconds à Talas, en 751, et les Chinois sont contraints de se replier plus à l’est, laissant place aux Ouïghours qui fondent un empire dont le territoire correspond à la Mongolie (10). C’est bien plus tard, aux XVIIe et XVIIIe siècles, que les Chinois reviennent en force et opèrent la conquête du Turkestan oriental qu’ils nomment « Xinjiang » (francisé sous l’appellation de Sin-Kiang).

Au XIXe siècle, le pouvoir impérial chinois est confronté à de fréquentes insurrections des populations turco-musulmanes (Ouïghours et autres), insurrections que les autorités russes, parties à la conquête du Turkestan occidental, exploitent ou suscitent (11). Suite à la révolution de 1911 (chute de la dynastie mandchoue), le Sin-Kiang passe sous la coupe d’un « seigneur de la guerre » local, Yang Zengxin, qui ménage à la fois Russes, Chinois et Ouïghours ; en 1924, il signe un traité de commerce avec le pouvoir bolchevik. Yang Zengxin est assassiné en 1928 et le Sin-Kiang ne tarde pas à sombrer dans le chaos des combats entre nationalistes chinois, indépendantistes ouïghours et « seigneurs de la guerre » dont certains sont soutenus par des Russes blancs réfugiés dans la région (12). C’est un ancien dirigeant nationaliste chinois, Sheng Shicai, qui l’emporte (1933), avec le soutien de l’URSS dont les dirigeants s’opposent au panislamisme. Sheng adhère au PCUS, se concilie les populations locales et mène une politique prosoviétique que le pouvoir central chinois, évanescent, ne peut guère interdire. Lorsqu’il se retire, en 1944, les indépendantistes ouïghours, avec à leur tête Saifudin, se soulèvent et proclament une république du Turkestan oriental que l’URSS soutient. L’année suivante, les dirigeants soviétiques reconnaissent pourtant la souveraineté chinoise sur le Sin-Kiang ; lorsque Mao Zedong prend le pouvoir, les chefs indépendantistes ouïghours se rallient les uns après les autres au nouveau pouvoir communiste. Ainsi la « Chine rouge » a-elle pu perpétuer la domination de l’« Empire du Milieu » sur le Turkestan oriental.

Le Sin-Kiang, zone-tampon et plate-forme vers l’Asie centrale

C’est d’abord dans le cadre de l’étroite alliance sino-soviétique que Pékin reprend en main le Sin-Kiang. L’année même où les deux puissances communistes signent un pacte d’amitié et d’assistance mutuelle, en 1950, une zone de coopération sino-soviétique est mise en place. Les dirigeants chinois développent une politique de sinisation – entre 1949 et 1957, les Han passent de 6 à 10% de la population – et ne concèdent aux populations locales (Ouïghours, Kazakhs et Hui) qu’une « région autonome ». Outre des populations civiles, ce sont des « soldats-laboureurs » qui sont implantés au Sin-Kiang (13). Cependant, l’URSS conserve une influence importante. Certes, Moscou renonce aux droits miniers qui lui avaient été concédés par Sheng Shicai, en 1940, mais entretient plusieurs consulats et anime une « ligue des citoyens soviétiques » à laquelle appartiennent de nombreux Turco-musulmans. Lorsqu’en 1962 se produisent des incidents dans le bassin de l’Yili, sur fond de rupture sino-soviétique, Pékin ferme les consulats, et la frontière avec l’URSS est l’une des lignes potentielles d’affrontement entre les anciens alliés. Au cours des années 1960-1970, Moscou soutient un parti nationaliste Ouïghour qui anime diverses cellules combattantes au Sin-Kiang. Face à la « Russie-Soviétie » (rivalités idéologiques et inimitié historique cumulent leurs effets), la région constitue une zone tampon dont la valeur stratégique est rehaussée par les essais nucléaires que Pékin y mène, dans l’est du bassin de Tarim (site de Lob Nor). Les installations du Lao gaï (le goulag chinois) complètent le dispositif et renforcent l’emprise territoriale sur la région. La sinisation s’amplifie et, lorsque Deng Xiaoping entame ses réformes économiques, les populations Han représentent quelque 40% des habitants du Sin-Kiang.

Tournée vers l’océan Pacifique, avec l’ouverture de « zones économiques spéciales » sur les littoraux chinois, la stratégie de croissance et de développement mise en œuvre par Deng Xiaoping semble renouer avec le modèle semi-colonial de l’entre-deux-guerres (le Bund de Shanghaï, haut-lieu de tous les trafics, et la « Chine bleue »). En Occident, les discours sur le « siècle du pacifique » reprennent de la vigueur et le Turkestan chinois est considéré comme un angle-mort. A Moscou, la majeure partie des dirigeants politiques et militaires est convaincue du fait que les tropismes chinois sont maritimes (marchés extérieurs et enjeu taïwanais) ; il n’y aurait donc pas de risques à lui vendre d’énormes quantités d’armements. Mieux. La montée en puissance militaire de la Chine serait un mauvais tour joué aux Etats-Unis, très engagés dans les questions de sécurité de l’Asie maritime ; c’est négliger l’intérêt de Pékin pour la région et l’ensemble de l’Asie centrale. Aux facteurs sécuritaires (agitation des Ouïghours et crainte de l’islamisme) s’ajoute le souci de contenir les déséquilibres socio-économiques du territoire chinois et l’importance des ressources que le sous-sol du Sin-Kiang contient. Ces vastes espaces -1,6 millions de km² et 18 millions d’habitants – ne pouvaient être négligés par le pouvoir central et la volonté de puissance des dirigeants chinois.

Alors que le Groupe de Shanghaï prend forme, Pékin investit massivement dans la région et redéploie une partie de l’industrie lourde chinoise sur les gisements miniers et énergétiques du Sin-Kiang. Les premiers gisements de pétrole ont été identifiés en 1958 mais les découvertes des dernières années ont donné plus de poids au Sin-Kiang dans l’économie énergétique chinoise. La région représente aujourd’hui plus de 30% des réserves nationales de pétrole et 35% de celles de gaz naturel (bassins de Dzoungarie, de Tarim et de Tourfan-Hami). Aux hydrocarbures s’ajoutent d’importantes mines d’uranium (bassin de Yili) et plus encore de charbon (40% des réserves nationales). L’exploitation accrue de ces ressources transforme l’ensemble de la région avec la construction de routes, d’aéroports et de voies ferrées. Simultanément, les Ouïghours sont marginalisés tant par la nature de ce processus que par la sinisation accélérée du Sin-Kiang au sein duquel ils se retrouvent en situation de minorité (environ 8 millions d’Ouïghours sur 18 millions d’habitants) (14). A Ouroumtsi (Urumqi), les deux-tiers des habitants sont déjà d’ethnie Han. En retour se développe le nationalisme récurrent des Ouïghours et les incidents des décennies antérieures se sont répétés ces dernières années, avec des émeutes particulièrement graves à Ouroumtsi en juillet 2009 (156 morts, des milliers de personnes arrêtées et des dizaines d’exécutions officielles). Réfugiée aux Etats-Unis depuis 2005, Rebiya Kadeer la figure de proue du mouvement ouïghour, a été accusée par Pékin d’avoir fomenté les émeutes (15). Nonobstant la faiblesse du poids numérique des Ouïghours, les répercussions de cet irrédentisme ne doivent pas être négligées tant sur le plan international qu’en termes d’islamisme (il existe un Mouvement islamiste du Turkestan oriental dont Pékin exagère l’importance pour justifier la répression contre les « séparatistes » et les « terroristes »). Enfin, la question ouïghoure s’ajoute à la question tibétaine et elle met en évidence les fractures ethniques de l’Etat chinois, avec de possibles répercussions extérieures (16).

La situation du Sin-Kiang ne doit pas être seulement abordée à travers le prisme des géopolitiques internes chinoises ; la région est aussi un pivot énergétique et une « plate-forme » pour les stratégies d’influence et de pouvoir en Asie centrale, dans l’aire post-soviétique. C’est au Sin-Kiang que parviennent les hydrocarbures en provenance du Kazakhstan (pétrole) et bientôt du Turkménistan (gaz naturel), après avoir transité par la « porte de Dzoungarie », une zone stratégique qui retrouve son importance dans les géopolitiques centre-asiatiques. Les flux énergétiques sont ensuite acheminés par les réseaux chinois vers l’Asie-Pacifique. En retour, la Chine exporte ses capitaux, ses produits industriels et son ingénierie (bâtiments et travaux publics) dans les républiques d’Asie centrale et, via les réseaux turkmènes, pourrait développer des liaisons terrestres avec l’Iran dont elle est déjà le principal partenaire économique (l’Iran et les pays du golfe Arabo-Persique sont largement tournés vers l’Asie du Sud et de l’Est). Cette possibilité doit d’autant plus être prise en compte que la crise nucléaire iranienne est susceptible de s’aggraver, avec des effets sur les relations extérieures de l’Iran et des risques notables sur la navigation à travers le détroit d’Ormuz. Dans ces liaisons d’envergure continentale entre le « nouvel Orient énergétique » (bassin de la Caspienne) et les littoraux Pacifique de la Chine, le Sin-Kiang est appelé à jouer un rôle central (non sans retombées sur la manière dont Pékin traite et traitera la question ouïghoure).

L’improbable « Mundus Tripartitus »

Les Occidentaux ne sauraient se désintéresser des évolutions géopolitiques en cours dans l’hinterland asiatique de l’Europe, parfois qualifié de « milieu des empires ». Les enjeux sont multiples : politico-institutionnels (évolution des régimes centre-asiatiques et de leurs systèmes de relations extérieures), énergétiques (diversification des approvisionnements) et sécuritaires (nouveaux rapports de puissance). Dans l’immédiat, c’est pourtant la Russie et les ambitions de ses dirigeants qui sont concernés en tout premier lieu. Vladimir Poutine aimait à présenter son pays comme une « puissance émergente » (cf. la thématique des BRICs), nouveau pôle de pouvoir dans un « monde multipolaire ». Plus précisément, les cercles dirigeants moscovites raisonnent en termes de partage du pouvoir mondial et de grands espaces autocentrés. A côté des Etats-Unis (première puissance mondiale, leader du monde occidental) et de la Chine (superpuissance émergente, centre politico-économique de l’Asie orientale), la Russie serait appelée à se transformer en puissance tierce au sein d’un futur « mundus tripartitus », selon l’expression employée par Ernst Jünger dans son essai sur l’« Etat universel » (1962) ; quoiqu’imparfaitement formulée, cette vision de l’avenir est posée en alternative au « One-Worldism » légué par les présidents américains Wilson et Roosevelt (17).

Le délitement de la CEI, les difficultés auxquelles Moscou se heurte pour renforcer l’OTSC et en faire une « OTAN » eurasiatique et russo-centrée (18) et les effets pervers liés à une économie de rente (le « Dutch Disease ») laissent circonspects les observateurs sur la capacité de la Russie à se muer en un pôle de puissance d’envergure planétaire, suffisamment attractif pour exercer un pouvoir et une influence décisive, en termes positifs, sur l’ensemble de l’aire post-soviétique. Ces faits doivent être replacés dans les évolutions mondiales, irréductibles au discours multipolaire qui tient parfois lieu d’analyse. Entre unicité de l’économie-monde et multiplicité des acteurs géostratégiques, ne voit-on pas déjà s’esquisser une nouvelle bipolarité entre un ensemble américano-occidental (voire un « Post-West » élargi aux « démocraties de marché ») d’une part, et une « Chine-Asie » mondialisée d’autre part ? Quel centre de puissance autre que Pékin pourrait donc disposer du « pouvoir national total » requis pour soutenir les pays refusant les normes occidentales et, simultanément, s’investir dans les zones géographiques nécessaires à son développement propre?

Dans l’optique d’une telle configuration planétaire, le territoire russe et son « étranger proche » seraient soumis aux influences contraires de deux « grands attracteurs » : le modèle occidental et ses métropoles, pour une partie des élites et de la classe moyenne qui émerge à Moscou et à Saint-Pétersbourg ; le dynamisme géoéconomique de la Chine et de l’Asie-Pacifique, en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe. Ces influences contraires sont déjà observables ainsi que le montrent les évolutions dans le Turkestan autrefois russe (Asie centrale post-soviétique). Dès lors, il serait bien difficile pour Moscou de prétendre donner forme à un troisième pôle de puissance de rang planétaire.

L’heure des choix pour une Russie bousculée ?

L’actualisation et le renforcement des tendances à l’œuvre ne manqueront pas de retentir sur les perceptions européennes et occidentales de la Russie. A défaut de pouvoir s’imposer comme tierce puissance dans l’étranger proche et lointain revendiqué par les dirigeants russes, il faudra bien procéder à des choix ; lorsque les situations se durcissent, les discours et postures contradictoires ne sont plus toujours conciliables. Dès lors, la « question russe » s’impose aux analystes et stratèges des puissances occidentales : la Russie est-elle susceptible de basculer vers l’ « Orient » ? A contrario, pourrait-elle être arraisonnée par l’Occident? L’écartèlement de l’acteur géostratégique russe entre des logiques opposées pourrait-il entraîner des recompositions territoriales et, si tel était le cas, quelles en seraient les conséquences sur le cours des relations internationales ?

D’aucuns misent sur Dmitri Medvedev, l’actuel président russe, réputé moins enclin aux rodomontades patriotardes et plus conscient, se dit-il, des enjeux et des défis qui sont jetés à la Russie. De fait, on croit saisir, ici où là, les signes d’une possible mésentente dans le duumvirat Medvedev-Poutine. Le premier a eu des mots durs pour décrire la situation économique et sociale de la Russie, mettant implicitement en cause l’action de son prédécesseur ; tous deux ont fait part de leurs ambitions respectives pour l’élection présidentielle de 2012. Il faut pourtant reconnaître que les jeux de pouvoir du Kremlin et la politique du sérail qui s’y pratique échappent dans une large mesure à l’analyse politique classique. Dmitri Medvedev aurait-il suffisamment de volonté et de ressources pour s’émanciper de la tutelle de Vladimir Poutine ? Le sort des deux hommes n’est-il pas étroitement associé ? Appréhendés dans la longue durée, les facteurs et les rémanences de la politique russe ne sont-ils pas plus puissants que la personnalité des hommes qui se disputent le pouvoir ?

Au regard des fortes incertitudes qui pèsent sur la Russie, la politique d’engagement des puissances occidentales a certes ses raisons d’être ; nous n’observons pas le monde depuis Sirius et il s’agit de pouvoir influer, fusse à la marge, sur les évolutions en cours dans ce vaste Etat-continent. Cela dit, il faut se garder de projeter ses catégories et ses désirs sur une réalité opaque qui échappe en grande partie aux grilles de lecture et aux moyens d’influence des puissances occidentales. Toute politique de complaisance serait contre-performante et c’est l’attitude de Moscou sur les questions internationales intéressant au premier chef les Occidentaux – non point leurs vagues espoirs -, qui doit commander leur politique russe. Le positionnement de Moscou dans l’affaire iranienne, la bonne coopération sur le théâtre afghan et le respect des accords signés en Géorgie (pays-clef pour le libre accès des Occidentaux au bassin de la Caspienne) sont les bancs d’essai de la nouvelle politique russe prônée à Washington, dans l’OTAN et dans les chancelleries ouest-européennes. En l’état actuel des choses, la « diplomatie de la main tendue » n’a produit aucun effet décisif sur l’une ou l’autre de ces questions  (le traité post-Start, annoncé pour décembre dernier comme une évidence historique, n’a pas même été signé) ; la brûlante question iranienne devrait bientôt fournir quelques éléments supplémentaires d’appréciation.

Notes •

(1) Le 22 décembre 2009, le président russe et son homologue turkmène ont toutefois annoncé la reprise des achats russes de gaz, à compter du 10 janvier 2010.

(2) Moyennent une augmentation des sommes versées au Kirghizistan, Washington a pu maintenir le transit des troupes américaines par la base de Manas.

(3) Citation extraite de Régis Genté, « Le Turkménistan oriente son gaz vers la Chine », Le Figaro-Economie, 15 décembre 2009.

(4) Outre les importations de gaz turkmène, qui devraient s’accroître, l’Iran importe d’Inde les deux-cinquièmes de ses besoins en essence. Le nationalisme énergétique prôné par la révolution islamique, le retard technologique (absence de maîtrise de la technique du gaz naturel liquéfié) et les sanctions internationales expliquent cette dépendance extérieure.

(5) Dans un premier temps, le gaz d’Azerbaïdjan permettrait de viabiliser le gazoduc « Nabucco ». Toutefois, les incertitudes autour de son alimentation en gaz, les atermoiements de divers Etats européens qui privilégient leurs relations avec la Russie et la diplomatie gazière de Vladimir Poutine, particulièrement vigoureuse, frappent d’incertitude le « Nabucco », en dépit de l’accord intergouvernemental signé en juillet 2009.

(6) Suite à la condamnation par les pays occidentaux de la tuerie d’Andijan, en mai 2005, Islam Karimov a fermé cette base aux forces de l’OTAN.

(7) Outre le jeu russe et la concurrence chinoise autour de ces ressources, il faut aussi mentionner les ambiguïtés de la politique énergétique turque. Bien que partie prenante du projet « Nabucco », le gouvernement Erdogan le met en concurrence avec divers projets russo-turcs (le « Blue Stream II », entre autres) et fait preuve de bienveillance à l’égard du « South Stream », projet russe explicitement concurrent du « Nabucco ». Ces ambiguïtés ne sont pas sans conséquences sur les relations avec l’Azerbaïdjan, intéressé au premier chef par le « Nabucco » et la réalisation d’un corridor énergétique méridional entre l’Europe, le Sud-Caucase et la Caspienne. Enfin, le conflit Moscou-Tbilissi et l’occupation russe du cinquième du territoire géorgien sont autant de menaces sur ces projets d’infrastructures et de connexions énergétiques.

(8) La Chine est très largement dépendante des flux pétroliers exportés depuis le golfe Arabo-Persique, flux qui transitent par le détroit de Malacca, sous la protection de l’US Navy (le « dilemme de Malacca »).

(9) Traversée par le Syr-Daria, la dépression du Ferghana est large d’environ 150 kilomètres et d’étend sur quelque 300 kilomètres. Les eaux qui descendent des montagnes et les possibilités ouvertes en matière d’irrigation expliquent les densités humaines de cet espace dont les sanctuaires ont été probablement visités par Alexandre le Grand. Cette vallée est aujourd’hui partagée entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, avec de complexes enchevêtrements ethnolinguistiques à l’origine de nombreux différends. La zone compte dix millions d’habitants, soit une densité de 450 habitants au km².

(10) L’empire des Ouïghours s’effondre en 840 sous les coups des nomades kirghizes, également de langue turque. De nombreux Ouïghours trouvent refuge dans les oasis au sud des monts Tian-Chan. Aux Ouïghours succèdent de nombreux « empires des steppes », plus ou moins volatils, dont les empires de Gengis Kahn (XIIIe siècle) et de Tamerlan (XIVe siècle).

(11) Au début des années 1870, le bassin du Tarim et les oasis du sud des monts Tian-Chan sont passés à la rébellion dont le chef, Yakub Beg, se fait reconnaître « émir de Kachgarie » par l’Empire ottoman et recherche l’appui des Britanniques contre les Russes qui soutiennent d’autres personnages. La Chine reprend le contrôle de la région en 1877-1878 et réprime violemment.

(12) L’armée de Ma Zhongying, un Hui (Han musulman), a un temps bénéficié du soutien d’Ankara et de Tokyo, qui lui dépêchent des conseillers militaires, ce « seigneur de la guerre » prétendant reconstituer l’empire de Tamerlan sous le drapeau du panislamisme.

(13) Ces soldats-laboureurs sont établis par les « Corps de production et de construction de l’armée » entre 1954 et 1974. Cette politique d’implantation et de colonisation militaire reprend en 1982 alors que Pékin se veut plus conciliant avec les Ouïghours (le retour à l’alphabet arabe pour transcrire la langue est autorisé en 1981).

(14) Les Hui sont certes de religion musulmane mais, rappelons-le, d’ethnie Han. Le pouvoir joue sur ce clivage en recrutant une partie de ses policiers chez les Hui, éléments particulièrement brutaux dans leurs rapports avec les Ouïghours.

(15) Emprisonnée de 1999 à 2005, Rebiya Kadeer a été officiellement reçue par George Bush lors de son second mandat. Elle préside le Congrès mondial ouïghour.

(16) Il existe une diaspora ouïghoure, notamment en Turquie, où elle compte environ 300 000 personnes. En juillet 2009, le premier ministre turc, Recep Tayep Erdogan, avait haussé le ton, depuis le G8 d’Aquila (Italie), dénonçant une « forme de génocide » au Sin-Kiang. Le président turc, Abdullah Gül, revenait tout juste d’un voyage en Chine et s’était rendu à Ouroumtsi (Urumqi) où il avait revêtu le tenue traditionnelle des Ouïghours. La diplomatie turque s’est employée à modérer les propos du premier ministre et l’idée formulée par le ministre de l’industrie (boycott des produits chinois en Turquie) a vite été écartée. Il ne faut pourtant pas négliger la sensibilité d’une partie de l’opinion publique turque aux thématiques pantouraniennes, eurasistes et panislamiques.

(17) Rappelons le mépris des dirigeants russes à l’égard de l’Union européenne, perçue non pas comme un pôle de puissance coorganisateur d’un Grande Europe mais comme une entité post-moderne vouée à la dispersion. Il est vrai que la pseudo-théorie du Soft Power européen est invalidée par les faits (voir le sommet de Copenhague, décembre 2009). Le discours du Soft Power tient plus du mécanisme de compensation et de l’énoncé performatif que de l’analyse actuelle et prospective des rapports de puissance.

(18) Au sein de l’OTSC, des pays comme la Biélorussie et l’Ouzbékistan, voire le Kirghizistan (plus discrètement) sont hostiles aux projets russes d’intégration militaire.