Russie · Les incertitudes du Mistral et les contradictions de la politique étrangère française

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

30 août 2010 • Analyse •


Cet article est la version française d’un article publié par le Think tank britannique World Security Network.


Longtemps présentée par l’Elysée comme un fait acquis, la vente à la Russie de navires de guerre de type Mistral – un BPC, i.e. un bâtiment de commandement et de projection –, semble aujourd’hui mal engagée. C’est le 1er octobre 2009, au cours de discussions entre les ministres français de la Défense et des Affaires étrangères d’une part, leurs homologues russes d’autre part, que la négociation a été amorcée. Il était alors question de vendre quatre, voire cinq Mistral à la Russie (1); la construction d’un seul de ces bâtiments dans les chantiers navals russes était formellement exclue. Très vite, il est apparu que le gouvernement russe envisageait une solution de type « 1+3 » : un navire acheté « clefs en mains » à la France ; trois autres construits en Russie même. L’Elysée s’est depuis arcbouté sur une solution de type « 2+2 », celle présentée par Nicolas Sarkozy lors de sa visite, le 23 juillet 2010, aux chantiers navals STX de Saint-Nazaire (2). Là encore, rien n’est moins sûr. Signe de difficultés certaines dans les négociations autour de ce projet de vente, le ministre russe de la Défense, Anatoli Serdioukov, a confirmé, le 20 août dernier, qu’il y aurait bel et bien un appel d’offres international (3).

L’issue de cette affaire est donc encore incertaine mais elle a déjà provoqué des remous entre la France et ses alliés, Paris acquittant par avance le prix diplomatique de ce projet. Confrontés aux inquiétudes des pays d’Europe centrale et orientale, situés dans le voisinage d’une Russie perçue comme une puissance révisionniste, les officiels français ont dû expliquer que le Mistral était un simple « ferry-boat » dépourvu de véritable plus-value militaire pour son éventuel acquéreur. En l’occurrence, il semble qu’ils pèchent par excès de modestie. Ce type de bâtiment est tout à la fois un porte-hélicoptères, un transporteur de troupes et une plate-forme de commandement. Équipé en haute technologie, le BPC est conçu pour mener des opérations de guerre info-centrée (la « guerre en réseau ») (4). Un tel système d’armes permet de projeter forces et puissance depuis la mer vers la terre et son éventuelle mise en œuvre par la marine russe aurait un impact évident sur l’équilibre des forces en Baltique ou en mer Noire (5). Aussi la diplomatie élyséenne s’est-elle engagée à ne pas procéder aux transferts de technologies exigés par les Russes, et, en février 2010, le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Pierre Lellouche, s’est rendu dans les pays Baltes pour garantir la chose (6). Peut-être le présent appel d’offres vise-t-il à faire pression sur les conditions du contrat : équipement, répartition des tâches et prix de chaque unité (7).

L’aboutissement d’un tel projet marquerait un tournant pour la Russie comme pour les pays membres de l’OTAN. La Russie renoncerait à sa politique d’autarcie en matière d’acquisition d’armements ; nous entrerions alors dans une période de concurrence entre différents membres de l’OTAN pour accéder au marché militaire russe. La réforme militaire menée par Anatoli Serdioukov vise en effet à mettre sur pied un système de forces modernes pouvant être rapidement déployées dans l’ « étranger proche ». Dans cette perspective, outre la professionnalisation des armées, il faudrait pouvoir combler le retard technologique de la Russie en recourant à des importations ciblées d’armements. Divers « achats sur étagères » sont ainsi évoqués en Russie, sans certitude sur la volonté et la possibilité de mener à bien cette politique. Sur le plan diplomatique enfin, les négociations autour du Mistral ont pour avantage de mettre en évidence les divisions à l’intérieur de l’OTAN et de l’UE, et ce dans l’année qui suit la guerre russo-géorgienne et la reconnaissance par Moscou de l’indépendance des sécessionnismes abkhaze et sud-ossète.

Du côté français, la dimension économique de ce projet ne doit pas être négligée. Le déficit commercial est abyssal, les dépenses militaires nationales ne peuvent pallier les exportations d’armes (8) et les chantiers navals de Saint-Nazaire sont en jeu. Il faut donc remplir les carnets de commande. Cela dit, il ne s’agit pas de simples mesures contre la crise économique et de soutien à l’emploi ; les tenants et aboutissants du Mistral sont principalement politiques. La France craint d’être débordée par la puissance allemande en Europe – la crise de l’euro et des finances publiques a donné une nouvelle acuité à cette thématique – et, dans l’esprit des dirigeants français, un fort partenariat diplomatico-stratégique avec Moscou permettrait de contrebalancer les étroites relations germano-russes sur le plan énergétique et économique. Dans une perspective plus large, Paris entend réaffirmer son rôle de puissance mondiale en renforçant ses liens avec des acteurs géopolitiques globaux situés à l’extérieur de l’ensemble euro-atlantique ; ainsi la « puissance moyenne à vocation mondiale » qu’est la France prétend elle lutter contre son déclassement géopolitique.

Les pérégrinations du Mistral révèlent les contradictions de la politique étrangère française. Que l’on songe au théâtre géostratégique russo-géorgien où la diplomatie élyséenne, en août 2008, s’est si fortement engagée. Il est décidément malaisé de se poser en médiateur et puissance tierce – entre Moscou et Tbilissi -, pour vendre ensuite des armes à l’une des parties prenantes, la Russie, irrespectueuse par ailleurs des accords Medvedev-Sarkozy (12 août-8 septembre 2008). Faut-il rappeler que celle dernière occupe 20% du territoire géorgien, qu’elle a ensuite annexé de facto l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud pour y renforcer sa présence militaire (9) ? Sur un plan plus général, la France ne saurait prétendre à un quelconque leadership en Europe, et à une plus grande influence au sein de l’OTAN, sans prendre en compte les légitimes intérêts de sécurité de ses alliés. Enfin, la quête d’une relation préférentielle avec une puissance extérieure contredit les efforts déployés en parallèle pour donner plus de substance à l’UE et renouveler l’Alliance atlantique. En d’autres termes, prétendre rassembler les énergies et les volontés suppose que l’on sache se détacher d’une vision étroite et solitaire de l’intérêt national.

Les développements de cette affaire semblent donc échapper à la maestria élyséenne. A Moscou, des groupes d’intérêts opposés s’affrontent autour de ce dossier sans que les négociateurs français n’aient une claire vision de la situation. Quant à Igor Setchine, l’homme désigné par Vladimir Poutine pour négocier avec Paris, il préfèrerait une solution nationale ou, à défaut, se tourner vers le sud-coréen Daewoo (10). Dans cette affaire, la France a déjà perdu une partie de son crédit et le « pragmatisme » tant invoqué se révèle être un petit cynisme à courte vue. Plutôt que de se précipiter, se prêtant ainsi aux troubles jeux russes, il eût été plus sage de privilégier la concertation entre alliés. L’article 4 du traité de l’Atlantique Nord autorise la consultation sur les ventes d’armes.

Notes •

(1) A la question posée par Hervé Morin et Bernard Kouchner sur le nombre de navires souhaité, Sergueï Lavrov aurait répondu « La Russie a cinq mers ». Cité par Nathalie Nougayrède in « Les vents contraires du Mistral », Le Monde, 26 janvier 2010.

(2) « Le contrat, avait-il dit, on est en train de le négocier, mais la décision de le faire, elle, elle est certaine ».

(3) L’information avait été divulguée la veille, le 19 août 2010, par l’hebdomadaire russe Kommersant. Très tôt, la partie russe a brandi la menace de se tourner vers des chantiers navals espagnols (Navantia), néerlandais (Damen Schelde) ou sud-coréens (Daewoo). A Paris, on affiche sa confiance dans l’évolution du « dossier » et explique que l’appel d’offres ne serait qu’une façon de respecter les procédures et de ne pas humilier les industriels russes.

(4) Le Mistral est doté de systèmes de transmissions militaires par satellite aux normes de l’Otan (Syracuse et Fleet-Sat-Com) et d’un radar très performant, le MRR3D. Le tout est relié à un outil de direction de combat : le SENIT 9 (Système exploitation navale d’information tactique).

(5) On se souvient que le commandant de la marine russe, Vladimir Vissotski, avait déclaré que la possession d’un tel bâtiment aurait permis de mener en 40 minutes des opérations navales qui, dans le contexte de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, avaient pris 26 heures (déclaration du 11 septembre 2009). Depuis, un autre chef militaire russe a fait savoir qu’un BPC pourrait aussi être déployé dans la zone des Kouriles, lieu d’un litige territorial non réglé entre le Japon et la Russie.

(6) Les transferts de technologie en jeu porteraient sur le système de communication tactique qui équipe les BPC. Cf. note 4.

(7) Le prix avancé par la partie française serait de 500 millions d’euros l’unité mais lors de sa dernière visite en France (10 juin 2010), Vladimir Poutine a avancé le montant de 350-400 millions d’euros l’unité. Il a aussi précisé que le contrat ne pourrait aboutir sans les transferts de technologies attendus. Du côté français, des fuites visent à persuader les observateurs que la question des transferts de technologies est un faux problème (il n’y aurait aucune demande effective de la part des Russes).

(8) En 2006, la France a perdu sa place de 3e exportateur d’armes au bénéfice de la Russie et les ventes d’armes françaises ont été divisées par deux en quatre ans. Depuis 2008-2009, on observe toutefois un redressement avec une progression de 20%.

(9) Le 11 août 2010, l’armée russe a fait savoir qu’elle avait déployé des missiles antiaériens S-300 en Abkhazie. Parallèlement, des systèmes aériens d’un autre type ont été installés en Ossétie du Sud. Soulignons par ailleurs le renforcement des positions russes en Arménie et dans l’ensemble du Sud-Caucase. En visite à Erevan, les 19-20 août 2010, Dmitri Medvedev a signé un accord prolongeant jusqu’en 2044 sa présence militaire sur la base de Gumri (5000 hommes). Tout en garantissant la sécurité de l’Arménie, en conflit latent avec l’Azerbaïdjan (avec pour enjeu le Haut-Karabakh), Moscou a livré à Bakou des S-300. La Russie entend ainsi se poser en hégémon et puissance arbitrale du Caucase, à l’intersection de l’Europe, de l’Asie centrale et du Moyen-Orient.

(10) Igor Setchine est aussi à la tête d’OSK, la holding d’Etat qui chapeaute l’ensemble des chantiers navals russes. Ce proche de Vladimir Poutine, dont il est le vice-premier ministre, est considéré comme le porte-parole des éléments du complexe militaro-industriel les plus hostiles à une politique d’acquisition d’armements étrangers. Aussi sa désignation comme négociateur en chef a-t-elle pu être comparée à celle de Dmitri Rogozine, ultra du national-chauvinisme russe, comme amassadeur auprès de l’OTAN. Le choix fait par le premier ministre russe illustre les ambiguïtés de la situation.