28 janvier 2011 • Analyse •
Tout ou presque a été dit sur la révolution du jasmin et le renversement du régime de Ben Ali. La Tunisie est à la croisée des chemins, engagée dans cette tension inhérente à la plupart des révolutions, avec d’un côté un peuple présent dans les rues et de l’autre un pouvoir qui cherche à clore la période de changement extralégale. Tout ou presque est en train de se dire sur l’Egypte.
Le caractère autoritaire du régime tunisien, les difficultés économiques et sociales, le recours à la prédation ne constitue en effet nullement une exception dans le paysage nord-africain. Bien plus que la seule Tunisie, l’ensemble de la rive sud de la Méditerranée est malade de l’absence d’un horizon politique et d’un réel projet de société. Les immolations, les manifestations, les scènes d’affrontement avec les forces de l’ordre sont les symptômes d’une désespérance née de processus de captation du pouvoir et des richesses. En Libye, mais aussi en Algérie, où les affrontements au sommet du pouvoir entre 2000 et 2008 n’ont abouti qu’à une modification de la Constitution permettant à Abdelaziz Bouteflika de briguer un nouveau mandat, une élite a édifié des économies de pillage et de prédation, s’appuyant sur la faiblesse des institutions politique et l’absence de contrôles sur l’usage de la rente pétrolière (1). En Egypte, les élections législatives de novembre et décembre 2010 ont révélé une fermeture politique, après un certain dynamisme politique et social et l’émergence de nouvelles forces politiques hors du cadre institutionnel partisan et juridique depuis 2004. Alors que l’on pouvait supposer que le gouvernement intégrerait ces forces dans le processus politique et électoral, le contraire s’est produit (2).
Si les mécanismes de corruption et de prédation sont répandus et si les pressions internes sont réelles, un printemps des peuples arabes est toutefois encore loin, malgré le rôle joué par les nouveaux moyens de communication dans la politisation des populations et la construction d’une position de refus. En Algérie par exemple, le rôle de l’armée est plus ambigu qu’en Tunisie où elle a refusé de soutenir le régime, et le partage du pouvoir et des richesses est moins lisible. Au Maroc, la presse est bien plus libre qu’en Tunisie et le roi bénéficie d’une image d’intégrité, apparaissant comme un rempart contre les abus de fonctionnaires corrompus. En Egypte enfin, l’entourage de Moubarak paraît moins gangréné par les logiques de profits personnels que celui de Ben Ali, et l’armée semble davantage soutenir le pouvoir en place.
Il n’empêche, l’autoritarisme des régimes d’Afrique du Nord et les manifestations rappellent la nécessaire construction de perspectives dans une région en mal d’avenir. Certes, les dirigeants ne peuvent indéfiniment considérer leurs peuples comme des objets politiques assujettis, des « enfants incapables de s’exprimer », sous peine de faire de la violence la seule alternative possible. Mais l’immolation du jeune chômeur tunisien à l’origine de la révolution du jasmin renvoie également à la situation économique d’une région fragmentée. L’Union du Maghreb Arabe (UMA) demeure une simple expression géographique en raison du conflit du Sahara occidental et du manque de volonté d’intégration de certains États. Quant à l’accord de libre-échange d’Agadir, entré en vigueur en avril 2007 et conçu initialement pour permettre la levée immédiate des barrières non tarifaires et l’instauration progressive d’une zone de libre-échange entre le Maroc, l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie, il est loin d’avoir donné les résultats escomptés, du fait notamment des réticences de certaines entreprises.
L’absence d’espérance des Tunisiens est en cela révélatrice des blocages des frontières entre les pays d’Afrique du Nord, du peu de coopération et d’une non-intégration régionale en contradiction avec les besoins des sociétés. Rien qu’au Maghreb, il faudrait créer selon la Banque mondiale, entre 2000 et 2020, 16 millions d’emplois pour les nouveaux arrivants sur le marché du travail. En tenant compte du chômage c’est plusieurs millions d’emplois supplémentaires qui seraient nécessaires. En 2006 par exemple, le taux de chômage dans le Maghreb se situait en effet à 12,8%, avec des chiffres bien plus élevés chez les jeunes : 37% des chômeurs au Maroc, 66% en Algérie et 68% en Tunisie.
Le temps joue contre les dirigeants. Au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, constatait la chercheuse Amel Boubekeur dans les colonnes du journal algérien El Watan le 16 janvier dernier, les gens ont de moins en moins peur d’affronter un État dont l’usage de la violence est désacralisé par sa récurrence et qui n’apparaît plus comme invincible (3). Ajoutons à cela qu’entre la France révolutionnaire du XVIIIe siècle – point de référence des élites françaises dans la lecture des événements actuels – et les citadins d’Afrique du Nord aujourd’hui, le rapport au temps a changé. Ce n’est plus l’alternance des saisons qui rythme la vie mais la publication des dépêches et des commentaires sur Internet. Les nouvelles circulent plus rapidement, les occasions de discuter et de se politiser plus nombreuses, l’attente de moins en moins acceptée, d’autant que le peuple a pris conscience, par ses actions et leurs échos, de sa capacité à être acteur de la construction de son avenir. Les opposants de la région ne s’y sont pas trompés.
Notes •
(1) Luis Martinez, Violence de la rente pétrolière, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2010, pp. 125-126.
(2) Voir sur ces élections : Amr Elshobaki, « Les élections législatives égyptiennes : une nouvelle forme d’autoritarisme ? », Institut d’Études de Sécurité, janvier 2011. http://www.iss.europa.eu/uploads/media/Elections_egyptiennes.pdf.
(3) Amel Boubekeur, « Les pouvoirs en place au Maghreb ne sont plus invincibles », El Watan, 16 janvier 2011. http://www.elwatan.com/evenement/les-pouvoirs-en-place-au-maghreb-ne-sont-plus-invincibles-16-01-2011-107359_115.php.