Les révoltes en Syrie et la fin du baathisme

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

18 avril 2011 • Analyse •


En dépit de la répression menée par le régime de Bachar Al-Assad, la Syrie bascule à son tour dans une situation insurrectionnelle. L’effondrement de ce régime serait la conséquence logique de l’épuisement du baathisme et de l’échec historique du nationalisme arabe. En Syrie comme dans l’ensemble de la région, le découpage politico-territorial issu du « désordre post-ottoman » pourrait être menacé. Un bref retour sur la Syrie s’impose donc…


La Syrie est un État du Proche-Orient situé sur cet espace que le géographe Yves Lacoste nomme « isthme syrien », entre Méditerranée orientale et golfe Arabo-Persique (« Syrie » renvoie à l’« Assyrie » de l’Antiquité proche-orientale). Les données démographiques et géographiques (185 000 km² ; 22 millions d’habitants), plus encore la situation géopolitique, en font un pays clef, au cœur des équilibres régionaux et des complexes jeux d’alliances moyen-orientaux.

A la fin de l’Empire ottoman, la Syrie est le foyer du mouvement nationaliste arabe et la « révolte arabe » de 1916, avivée par le colonel Lawrence, est le point de départ d’un long contentieux historique avec la Turquie, contentieux aggravé par un litige territorial autour du Sandjak d’Alexandrette (un territoire concédé à la Turquie par la France, puissance mandataire, en 1939). A l’issue de la Première Guerre mondiale, Damas devait être la capitale d’un grand royaume arabe mais l’émir Faysal, fils du chérif de la Mecque (Hussein Ibn Ali, de la dynastie des Hachémites), est chassé par les armées françaises en 1920.

Les accords Sykes-Picot de 1916 qui lient Londres et Paris l’emportent donc sur la promesse d’un grand royaume arabe (les provinces arabes de l’Empire ottoman sont confiées sous la forme de mandats de la SDN à la France et au Royaume-Uni). Non sans contreparties pour les Hachémites toutefois. Réfugié à Londres, Faysal est ensuite placé sur le trône irakien, en 1921, et cette dynastie se perpétue en Mésopotamie jusqu’au 14 juillet 1958, date à laquelle le général Kassem et d’autres officiers nassériens mènent un sanglant coup d’État. En 1921, un autre fils d’Hussein Ibn Ali, Abdallah, devient émir de Jordanie, ensuite érigée en royaume (1946). Dans l’intervalle, la dynastie des Hachémites perd La Mecque, prise par Ibn Saoud en 1925.

Sous mandat français, l’espace syrien est divisé en quatre entités qui correspondent aux points forts de cet espace : les États de Damas et d’Alep, un État alaouite et le Djebel-Druze. Ces entités sont réunies en une sorte de confédération, en 1936, qui reste sous contrôle français. Quant au Liban, il est l’objet d’un mandat français spécifique. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les troupes françaises évacuent la Syrie qui accède à l’indépendance (1946). Ses dirigeants soutiennent l’unification du monde arabe et c’est à Damas, en 1943, qu’a été fondé le parti Baath (Renaissance), à l’avant-pointe du panarabisme. Des sections « régionales » du Baath sont créées dans différents États arabes et la Syrie lie provisoirement son sort à l’Égypte de Nasser, dans le cadre de la République Arabe Unie (RAU), de 1958 à 1961.

Nonobstant la rhétorique unioniste, la RAU se défait et en Syrie, les coups d’État se succèdent. Au sein du Baath, le « régionalisme » l’emporte sur le panarabisme (les baathistes de Damas et de Bagdad entrent en conflit), et les défaites contre Israël affaiblissent le nationalisme arabe, l’islamisme prenant le pas dans la région. Le coup d’État du général Hafez Al-Assad, en 1970, institue un régime autoritaire et patrimonial qui s’appuie sur la minorité chiite des Alaouites (12% de la population) dans un pays multiconfessionnel (68% de sunnites et 10% de chrétiens auxquels il faut ajouter les druzes).

La géohistoire de l’isthme syrien (la province romaine de Syrie) et les représentations géographiques (le « désert de Syrie » de la géographie classique) inspirent un projet de « Grande Syrie » qui implique le contrôle géopolitique du Liban, de la Jordanie, de la Palestine, voire de la Mésopotamie. Les troupes syriennes entrent au Liban en 1976 pour y soutenir temporairement les Maronites contre les radicaux palestiniens (OLP et autres). Damas manipule ensuite les multiples antagonismes communautaires libanais et passe une alliance durable avec le Hezbollah chiite (une organisation classée comme terroriste en Occident). C’est seulement en 2005 que les Syriens évacueront le Liban, sous pression de la France, des États-Unis et de l’ONU.

Au cours des années de Guerre froide, Hafez Al-Assad s’appuie sur l’URSS, prend la tête du « front du refus » contre Israël, suite au traité de paix israélo-égyptien signé en 1979, et s’allie au régime islamique iranien contre l’Irak (voir la guerre Irak-Iran, 1980-1988). Lors de la guerre du Golfe (1991), la Syrie est partie prenante de la coalition mise sur pied par les États-Unis pour chasser les armées de Saddam Hussein du Koweït. Hafez Al-Assad met à profit ce contexte géopolitique pour renforcer son emprise sur le Liban, avec l’accord tacite de l’Arabie Saoudite mais aussi des Occidentaux.

En 2000, Hafez Al-Assad meurt et son fils, Bachar Al-Assad, lui succède. Il est présenté comme un réformateur, notamment en France où le jacobinisme à la syrienne a ses émules, mais la libéralisation politique ne suit pas une ouverture économique sélective et sous contrôle. L’ « Infitah » (l’ouverture) est confisquée par les clans au pouvoir. En 2003, le renversement de Saddam Hussein et la possible dislocation de l’Irak semblent ouvrir des perspectives au projet de Grande Syrie mais l’attentat contre Rafic Hariri (2005), le premier ministre du libanais, et les pressions internationales (résolution 1559) contraignent Damas à évacuer le Liban, non sans violences (les attentats dirigés contre les personnalités politiques libanaises jugées anti-syriennes sont nombreux).

Suite à ce départ précipité, le régime syrien y perd en légitimité intérieure et il est privé d’une partie des ressources qui alimentent le clientélisme politique, sans que le rapprochement diplomatique avec la Turquie post-kémaliste (voir la « diplomatie multivectorielle » de Davutoglu, ministre des Affaires étrangères d’Erdogan) ne puisse compenser cet affaiblissement.

Depuis quelques semaines, les « révoltes arabes » font sentir leurs effets jusqu’en Syrie où le principe et les pratiques du régime sont contestés. A proximité de la frontière avec la Jordanie, la ville de Deraa est l’épicentre de la contestation mais celle-ci a rapidement gagné d’autres centres urbains, sur le littoral de Méditerranéen orientale (voir le port de Lattaquié, entre autres villes), avec des effets jusque dans la capitale.

Il est difficile de penser que les tardives concessions du pouvoir en place suffisent à apaiser la situation politique intérieure. En Syrie comme dans d’autres États du monde arabe, c’est un mouvement de fond qui est amorcé. Dans le cas syrien, la multiplicité des clivages ethno-confessionnels fait redouter une remise en cause de l’ordre politico-territorial. C’est à des bouleversements d’ensemble qu’il faut donc se préparer.