Juillet 2011 • Analyse •
Le soulèvement populaire au Maghreb et au Moyen Orient est une des conséquences directes de la crise économique qui secoue la planète avec un effet multiplicateur sur les pays touchés par la pauvreté, le manque de liberté ou le chômage des jeunes. Bien que peu évoqué par les medias, le mécontentement de la rue est en réalité étroitement corrélé aux effets de la crise alimentaire, laquelle constitue l’un des principaux facteurs aggravants de l’escalade des tensions.
Déjà en 2008, la crise alimentaire qui a concerné la plupart des pays d’Afrique subsaharienne avait provoqué des manifestations contre la vie chère et des émeutes de la faim. Cette crise avait montré du doigt la vulnérabilité d’une agriculture restée dans bien des pays une agriculture de subsistance caractérisée par sa faible productivité et son manque de compétitivité.
Ceci explique qu’à la faveur de politiques de dérégulation issues des politiques d’ajustement structurels, de coûts de transports maritimes peu élevés, de financements accessibles en raison de taux d’intérêt bas et des subventions des pays riches sur leur excédent alimentaire, les États africains ont préféré le plus souvent importer des denrées agricoles bon marché pour combler les déficits de leur production.
Cette attitude est celle d’États qui sont souvent passés d’une vision administrative et dirigiste du secteur agricole à l’absence complète de vision, en s’en remettant aux forces du marché pour piloter la transformation de l’agriculture. Lorsque la crise est survenue, le négoce des céréales, trop externalisé, a été dans l’incapacité de se tourner rapidement vers les productions locales et l’Afrique est restée aujourd’hui la seule région du monde importatrice nette de produits alimentaires.
Cette flambée des produits agricoles avait alors été considérée par beaucoup comme une chance et comme une opportunité sans précédent pour remettre l’agriculture africaine sur les rails. Avec cette crise on a pris conscience d’une demande agricole en forte progression et on a réalisé que les mesures prises jusqu’ici pour le court terme étaient le plus souvent en faveur des consommateurs en milieu urbain, mais au détriment des producteurs, les seuls pourtant à pouvoir sortir les pays des crises par l’augmentation de leur production.
Accélerer la relance de l’agriculture pour répondre à la crise alimentaire
Dans ce contexte, conscients du déséquilibre structurel auquel ont conduit deux décennies de désengagement à l’égard de l’agriculture, les pays du Nord s’étaient promis d’agir dans le cadre du G20 et s’étaient engagés à accélérer la relance de l’agriculture des pays les plus pauvres, plutôt que de leur apporter une aide alimentaire.
La flambée des prix agricoles avait laissé espérer une forte mobilisation des décideurs publics d’Afrique et des principaux bailleurs de fonds en faveur du secteur agricole. Différentes initiatives ont été certes prises à la demande des gouvernements inquiets de la sécurité alimentaire de leurs concitoyens, mais pas toujours coordonnées.
Quelques mois plus tard c’était la crise financière mondiale qui a conduit, au niveau mondial, à un plan de relance massif de l’économie autour de mesures de régulation des marchés financiers et de sauvetage du secteur bancaire mondial menacé de défaillances en chaîne, et on a oublié les paysans africains qui ont très peu bénéficié de la hausse des prix mondiaux.
La baisse relative et passagère du prix des denrées de base a certes apporté une accalmie passagère aux pays africains les plus touchés, mais elle a remis à plus tard beaucoup de changements structurels nécessaires à la redynamisation de l’agriculture africaine. Les effets immédiats de la crise sur les budgets des États les ont contraints à donner la priorité à l’approvisionnement en produits de première nécessité sur les marchés internationaux, au détriment d’investissements à long terme permettant d’échapper durablement au spectre de la pénurie alimentaire.
L’agriculture africaine est ainsi restée dans un angle mort. Laissée pour compte par l’économie, elle s’est réduit à des programmes sociaux de lutte contre la pauvreté, son potentiel n’a pu encore s’exprimer faute d’accès aux investissements et aux financements, et faute de politiques agricoles favorables.
Aujourd’hui, au printemps 2011, le monde fait à nouveau face à une situation agricole difficile. Comme en 2008, des accidents climatiques en série provoquent des hausses brutales des prix mondiaux. Ces accidents sont intervenus dans un contexte d’équilibre précaire entre l’offre et la demande et prennent d’autant plus d’ampleur qu’elles accentuent des déséquilibres liés à la faiblesse de l’investissement, qu’il s’agisse de politiques agricoles ou de recherche et de nouvelles technologies.
Comme en 2008, on se promet d’agir au sein du G20 et, dans le cadre de sa présidence française du G20, la France est bien décidée à inscrire à l’agenda international la régulation des marchés de matières premières agricoles. Mais la spécificité de ces derniers n’est pas facile à prendre en compte.
Une chose est certaine, la hausse des prix des denrées alimentaires va durer. Jusqu’ici cette hausse était liée aux conditions météorologiques, c’est aujourd’hui une donne très différente et les causes profondes d’une hausse tendancielle des prix des produits agricoles demeurent, du côté de la demande comme de l’offre.
Côté demande, les responsables de la hausse sont l’accroissement de la population, l’augmentation du niveau de vie dans de nombreux pays ainsi que les carburants élaborés à partir de céréales (1). Côté demande, des problèmes à plus long terme provoquent cette hausse. Parmi ceux-ci l’érosion des sols, l’épuisement des aquifères, l’utilisation non agricole des terres cultivables, le détournement des eaux d’irrigation vers les villes, la stagnation du rendement des cultures dans les pays développés, les vagues de chaleur, et la fonte des glaciers de montagne et des calottes glacières. Le changement climatique ne fera qu’exacerber certains d’entre eux.
L’Afrique, pivot de la sécurisaté alimentaire de l’humanité ?
A nouveau, l’agriculture se trouve placée au carrefour d’enjeux collectifs majeurs comme l’approvisionnement alimentaire d’une population mondiale toujours plus nombreuse dans un souci de préservation de l’environnement et dans un contexte de changement climatique.
Pour nourrir ses 9 milliards d’habitants, soit presqu’un et demi de plus qu’aujourd’hui, dont un en Afrique subsaharienne d’ici seulement quarante ans, la planète doit doubler la production agricole d’ici à 2050. Comme le souligne Jean-Michel Severino dans son livre Le Temps de l’Afrique (2), le défi est prométhéen. Pour lui, l’analyse de la progression des besoins et des capacités de production des différentes régions du monde montre qu’une voie étroite existe pour la sécurité alimentaire de l’humanité et que ce chemin critique de la sécurité alimentaire mondiale passe par l’Afrique.
Étant avec l’Amérique latine le seul continent où subsistent des réserves significatives de terres arables et d’importants gisements de productivité, l’Afrique, avec plus de 70% des terres arables du monde selon certaines sources, pourrait-elle en être un jour le terreau nourricier du monde ? La question peut paraître absurde quand on sait que 400 millions d’habitants souffrent de malnutrition chronique. Déjà pour assurer son indépendance alimentaire, l’Afrique n’a pas d’autre choix que de multiplier sa production par cinq d’ici 2050. En effet, avec les réflexes protectionnistes des pays producteurs apparus en 2008 pour garantir la sécurité alimentaire de leurs populations, le modèle d’approvisionnement de l’Afrique sur les marchés mondiaux n’est clairement plus adapté pour une Afrique qui devrait voir sa population actuelle doubler d’ici à 2050.
Largement inexploité jusqu’ici faute d’investissements productifs, le potentiel est là, avec des réserves de terres agricoles introuvables ailleurs (seuls 20% des surfaces cultivables sont exploités, soit 200 millions d’hectares, pour un potentiel estimé à un milliard d’hectares), des gisements de productivité considérables (la productivité d’un agriculteur subsaharien est environ 200 fois inférieure à celle d’un agriculteur européen) et une demande de produits alimentaires soutenue par la croissance démographique et économique, l’urbanisation, le changement des régimes alimentaires et de nouveaux besoins pour des usages énergétiques.
Contrairement à 2008, les conditions sont enfin réunies pour pouvoir libérer ce potentiel en levant les principaux obstacles à l’émergence d’une agriculture africaine de seconde génération, c’est- à-dire une agriculture semi-intensive et industrielle capable d’assurer la sécurité et l’autosuffisance alimentaire, d’approvisionner l’industrie de transformation et créer un marché et une consommation internes pour les filières extraverties et enfin de développer les exportations et améliorer ainsi la balance commerciale.
Mettre en place de nouvelles politiques agricoles
Pour atteindre cet objectif, il convient de s’attaquer prioritairement aux goulots d’étranglement que sont les infrastructures, le manque d’intégration régionale, les facteurs de compétitivité, dont l’énergie, le manque d’intermédiaires financiers et de transformateurs, le manque de financement à long terme ainsi que l’absence d’un droit foncier agricole. La nécessité de modes de gouvernance du foncier plus propice à la sécurisation effective et durable du domaine foncier pour les investisseurs et pour les usagers locaux est un point qui préoccupe les gouvernements, tout comme les leaders du secteur agricole, tous convaincus de la nécessité d’une réforme foncière pour pérenniser et sécuriser les investissements en milieu rural. En effet, l’augmentation des rendements et la garantie des emprunts présupposent une sécurité foncière. Mais les intérêts en présence sont nombreux, et parfois contradictoires.
Pour lever ces obstacles, l’État doit mettre en place les politiques incitatives d’accompagnement et de protection et mobiliser les investissements pour améliorer la compétitivité de l’agriculture ; sans ces investissements indispensables, le protectionnisme ne peut que provoquer une augmentation des prix inacceptable socialement.
Ces politiques doivent reposer sur une vision partagée avec les organisations professionnelles agricoles et les entreprises privées pour considérer l’agriculture comme un moteur de la croissance et sur la mise au point de compromis dans divers domaines tels que la protection douanière, la réglementation foncière, des mécanismes publics pour mieux protéger les populations face aux achats massifs de surfaces cultivables, le développement des bioénergies et des biocarburants en intégrant harmonieusement l’énergie et les cultures alimentaires, etc.
Ces compromis seront possibles avec de nouveaux modèles agricoles, plus productifs mais aussi plus respectueux de la dimension sociale, de l’environnement et plus économes, en particulier en eau et en énergie, des modèles qui reposent sur nouveau pacte social entre l’État et le monde paysan, sur un nouveau statut de l’entreprenariat agricole et rural et, aussi, sur l’installation des jeunes agriculteurs, à l’exemple de la politique menée par le Cameroun et par le Congo, avec la création de villages agricoles, pour faire émerger une classe de fermiers et faciliter aux jeunes l’accès à la terre.
Ces nouvelles politiques doivent favoriser une gestion de type privé des crédits publics, elles doivent également comporter une incitation à la création de coopératives, jusqu’ici peu encouragées par les États africains et un appel solennel aux diasporas africaines pour investir dans ces coopératives sur la base d’un cadre incitatif qui serait mis en place à cet effet.
Ce cadre doit être mis au service de la modernisation de l’agriculture sur une base agro-entrepreneuriale, en faisant appel au secteur privé capable d’investir dans une agro-industrie performante, et ce, tout en développant un tissu de petites exploitations familiales plus compétitives afin d’assurer la sécurité alimentaire et en assurant un équilibre entre les exportations et les marchés intérieurs.
Il ne s’agit pas à cet égard de condamner les cultures de rente, comme les ONG le font trop souvent. Il faut en finir avec le discours tiers-mondiste de la plupart des agences d’aide et des grandes organisations paysannes africaines : ces cultures ne sont pas à l’origine des faiblesses des filières vivrières ; au contraire, elles permettent aux producteurs d’accéder au marché, d’acquérir des facteurs de production et d’investir. Ce qui est en cause, c’est la dépendance excessive des revenus des agriculteurs vis-à-vis de produits exportés en totalité.
Impliquer davantage le secteur privé et accroître la régualtion des marchés agricoles
De son côté le secteur privé doit jouer son rôle, en particulier celui de courroie de transmission entre les États africains et les bailleurs de fonds pour libérer le potentiel agricole africain, encore faut-il qu’il soit capable de s’organiser pour se faire entendre par les États et les bailleurs de fonds. Il doit affirmer sa doctrine sur les conditions de la relance de l’agriculture africaine, au-delà des lieux communs, clichés et idées reçues. Il doit faire la part du vrai et du faux, du simplifié et du déformé, en évitant les jugements à l’emporte- pièce, sur plusieurs questions épineuses qui conditionnent l’avenir de l’agriculture africaine, tout particulièrement la protection des marchés agricoles, les agrocarburants, les OGM, la relation entre cultures industrielles tournées vers l’exportation et les cultures vivrières, les politiques de développement durable…
Plus généralement, le secteur privé doit convaincre les décideurs africains qu’avec leur agriculture, ils disposent d’un potentiel énorme pour lutter contre la pauvreté et réduire le déséquilibre des échanges Nord-Sud, et de la nécessité pour eux de protéger ce potentiel pour permettre à leurs agricultures de prendre toute la place qui leur revient, à l’exemple d’un pays comme le Brésil qui, en deux décennies s’est hissé au rang de géant agricole.
Mais ces signaux ne seront pas suffisants pour forcer les évolutions nécessaires. En effet, la libéralisation croissante des échanges agricoles dans un contexte de démantèlement des mécanismes de régulation et de volatilité des prix des matières premières agricoles, jouent un grand rôle dans l’insécurité alimentaire mondiale. Une régulation des marchés agricoles est par conséquent devenue indispensable afin de prévenir les crises alimentaires et éviter les crises à répétition. Mais cette régulation ne sera efficace que si ces conditions préalables sont acceptées et actées au niveau international. Toutes les grandes puissances agricoles doivent suivre une même logique de régulation qui soit cohérente et généralisable à tous. Sans quoi, des fractures naîtront entre les différents blocs régionaux qui alimenteront encore un peu plus l’instabilité des marchés agricoles.
En 2008, la crise alimentaire récente avait montré l’importance d’une production nationale répondant au minimum vital de la population et autosuffisante sur les produits de base, et a mis l’accent sur la nécessité de protéger les paysans des pays concernés et leurs marchés pour qu’ils puissent à nouveau produire et revenir à des niveaux suffisants de cultures vivrières.
Un bien public mondial
Aujourd’hui, l’agriculture africaine n’est plus seulement un enjeu de lutte contre la pauvreté en Afrique, elle constitue une forme de bien public mondial. Réinvestir massivement dans le secteur agricole est donc un impératif pour chacun des acteurs concernés : les États et leurs organisations régionales d’intégration, les producteurs et leurs organisations, les partenaires au développement, les entrepreneurs et investisseurs privés y compris les diasporas
Changer le regard sur les agriculteurs africains, celui des administrations africaines comme celui de leurs partenaires est impératif pour mobiliser dans la durée le potentiel humain nécessaire pour relever les défis d’une Afrique, futur géant agricole.
Mais l’insécurité alimentaire mondiale ne pourra être éradiquée qu’en s’attaquant à la racine du problème, à savoir la volatilité non contrôlée des prix agricoles sur les marchés internationaux. Aussi, tout comme le dernier Sommet du G20 s’est traduit par l’instauration d’un plan de relance massif de l’économie autour de mesures de régulation des marchés financiers, il est urgent que le prochain Sommet du G20 se focalise sur la crise agricole et alimentaire mondiale.
Mais il faut aller plus loin et jeter les bases d’une nouvelle gouvernance mondiale qui fera de l’agriculture, de l’alimentation et de la préservation de l’environnement une priorité majeure. Souhaitons que le G20 puisse accoucher d’une nouvelle forme de coopération internationale, et ce en créant un organe de veille se réunissant en cas de crise sur la base de modalités d’intervention en application des principes de régulation : anticiper, prévoir et intervenir de manière concertée et aussi en mutualisant les compétences existantes dans différentes organisations internationales, l’objectif étant de fédérer des savoir faire répartis dans un système de gouvernance aujourd’hui éclatée, autour d’outils de pilotage et de principe d’action spécifiques à l’agriculture et à ses enjeux.
À nouveau sur les écrans-radar de la communauté internationale après plusieurs décennies d’oubli, les réserves de terres et de productivité de l’Afrique représentent l’une des solutions de la crise alimentaire globale. Les conditions sont enfin réunies pour le décollage de l’agriculture africaine et pour que le continent soit amené à prendre une place beaucoup plus importante que celle qu’il tient actuellement dans la nouvelle économie agricole mondiale. À ce titre, il est bien placé pour appeler à cette nouvelle gouvernance internationale dont le monde a besoin pour mettre fin au scandale de la faim dans le monde et mettre en place une véritable politique de régulation des marchés internationaux. L’Afrique doit prendre cette initiative en faisant souffler à nouveau l’esprit de Brazzaville, cet esprit qui en 1944 avait secoué l’ordre colonial pour donner naissance à un processus révolutionnaire qui devait conduire les anciens territoires d’outre-mer à l’indépendance.
Notes •
(1) Les prévisions de l’OCDE et de la FAO révèlent que si les politiques actuelles se poursuivent, d’ici à 2019, 13% environ de la production mondiale de céréales secondaires serviront à la fabrication d’éthanol, ce pourcentage s’établissant à 16% pour l’huile végétale et 35% pour la canne à sucre. Mais selon le directeur général de l’OMC Pascal Lamy, d’autres facteurs contribuent également à la flambée des prix actuelle, par exemple les restrictions d’exportation (notamment en Russie et en Ukraine) et d’autres obstacles au commerce tels que les droits de douane et les subventions, qui empêchent une localisation optimale de la production vivrière.
(2) Editions Odile Jacob.