L’Union européenne face au « printemps arabe » · Une nouvelle stratégie et des incertitudes

Antonin Tisseron, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Septembre 2011 • Analyse •


Texte de l’intervention prononcée par Antonin Tisseron lors du colloque « Les conséquences géopolitiques et stratégiques des révoltes arabes », organisé par le Centre marocain d’études stratégiques et la Fédération africaine des études stratégiques, le 13 juillet 2011 à Marrakech (Maroc).


Les révoltes et révolutions dans le monde arabe ont directement affecté la sécurité des Européens et pas seulement du fait de la guerre civile en Libye. Avec l’effondrement des pouvoirs anciens et la poursuite des mouvements de contestation par une rue consciente de son pouvoir, la vulnérabilité de la rive sud de la Méditerranée s’est accrue, avec des résonnances en termes migratoires, économiques et terroristes.

Mais pour les Européens, les bouleversements en Afrique du Nord sonnent surtout comme une remise en cause des politiques communautaires dans la région. Depuis le processus de Barcelone et jusqu’à la mise en place de la Politique européenne de voisinage (PEV), la stabilité et la sécurité étaient considérées comme l’objectif prioritaire de l’Union européenne. Le lancement du processus de Barcelone en 1995, réunissant les quinze pays membres de l’Union européenne et douze pays méditerranéens, reposait d’ailleurs sur l’affirmation commune d’instaurer une « zone euro-méditerranéenne de paix, de stabilité et de sécurité ». Huit ans plus tard, le Président de la Commission européenne, Romano Prodi, ne disait pas autre chose lors du lancement de la PEV, lorsqu’il affirmait souhaiter former autour de l’Europe « un anneau de paix, de stabilité et de prospérité ».

Face aux bouleversements qui secouent la Méditerranée et devant le constat des limites des approches jusque là adoptées, l’UE a entamé une refonte de sa politique de voisinage. Nécessaire et ambitieuse, la nouvelle PEV est cependant entourée de nombreuses incertitudes, nourries en premier lieu par la situation économique sur le continent européen et la difficulté des États européens à parler d’une seule voix sur la scène internationale.

Une réponse en trois temps

Dans la réponse des Européens et de l’UE aux révoltes et révolutions dans monde arabe, on peut distinguer trois temps. Entre la fin de l’année 2010 et le début de l’année 2011, c’est le sentiment d’être passé à côté des attentes des populations qui prédomine à Bruxelles et dans les capitales européennes. Surpris par l’ampleur des manifestations et des revendications dans les domaines des droits de l’Homme et de la démocratie, les dirigeants des pays européens regrettent de ne pas avoir fait des réformes politiques une condition d’accès à l’aide. Certes, le sujet était abordé lors des discussions mais, à aucun moment, il n’était considéré comme une condition sine qua non de l’approfondissement des relations, la dimension économique et sécuritaire de la politique de l’UE ayant très largement pris le dessus sur les réformes politiques.

Dans un deuxième temps, l’UE a mis en place trois séries de mesures pour répondre aux problèmes immédiats posés par l’évolution de la situation dans les pays de la rive sud. D’abord, il s’est agit de venir en aide aux pays de la région. La Tunisie a reçu 17 millions d’euros pour soutenir la transition démocratique et aider les zones intérieures frappées par la pauvreté. Avec le déclenchement de la guerre civile en Libye, la Commission a également débloqué 30 millions d’euros d’aide humanitaire pour répondre aux besoins humanitaires des populations libyennes. Ensuite, et notamment sous l’insistance dans le France et du Royaume-Uni, l’UE a condamné les actes perpétrés par les régimes libyens, tunisiens, égyptiens et syriens. En parallèle, des sanctions ont été décidées. Ainsi, le 28 février, un embargo sur les matériels susceptibles de servir à des fins de répression interne en Libye a été instauré, ainsi qu’une liste de personnes pouvant faire l’objet de restrictions en matière de déplacement et de mesures de gel des avoirs. Enfin, en écho aux motivations premières de la politique européenne dans la Méditerranée, devant l’afflux d’immigrés sur le territoire italien du fait de la situation de transition et d’affaiblissement des autorités en Tunisie, l’agence FRONTEX a déclenché l’opération conjointe HERMES 2011 avec l’envoi de matériels et d’experts pour limiter l’arrivée de migrants irréguliers.

Troisième moment, l’UE a annoncé une réorientation de la politique de voisinage. D’un point de vue financier, et pour faire face aux défis auxquels ils sont confrontés, les pays de la rive sud de la Méditerranée devraient recevoir des financements supplémentaires. La Commission a européenne a ainsi ajouté 1,2 milliards d’euros d’aide aux 5,7 milliards d’euros disponibles pour la période 2011-2013 et a affirmé sa volonté de rendre plus flexibles les mécanismes financiers pour la période 2014-2020. De son côté, la Banque européenne d’investissement a annoncé débloquer 1 milliards d’euros de plus pour les prêts dans la région. Mais surtout, bien plus que dans une seule réponse financière, la Commission et Catherine Ashton, Haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ont présenté une nouvelle stratégie européenne à l’égard des voisins, qu’ils soient au Sud ou à l’Est.

Vers une nouvelle stratégie européenne de voisinage

La nouvelle stratégie de l’UE à l’égard de son voisinage est présentée dans deux communications conjointes. La première, en date du 8 mars 2011 (Un partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée avec le Sud de la Méditerranée), pour les pays du Sud exclusivement, et la seconde publiée le 25 mai 2011 (Une stratégie nouvelle à l’égard d’un voisinage en mutation), avec une approche élargie à l’ensemble du voisinage.

Cette nouvelle stratégie, élaborée en réponse aux révoltes et révolutions sur la rive sud, marque une rupture avec l’ancienne approche européenne dans la région. Traditionnellement, l’UE considérait en effet que l’autoritarisme était le meilleur rempart contre le terrorisme, les extrémismes et les migrations illégales. Au contraire, après les révoltes et révolutions dans le monde arabe, la démocratisation apparaît comme une nécessité pour renforcer la stabilité face aux attentes populaires et aux risques pouvant résulter de l’absence de réformes politiques. « Les récents événements et les résultats de l’examen [de la PEV au cours de l’été 2010, en consultation avec les pays partenaires et d’autres parties prenantes], est-il écrit dans la communication du 25 mai, ont montré que le soutien de l’UE aux réformes politiques entreprises dans les pays voisins n’avait porté ses fruits que de manière limitée. Il convient notamment de faire preuve d’une plus grande souplesse et d’apporter des réponses mieux adaptées face à l’évolution rapide des pays partenaires et de leurs besoins de réformes, que ces pays soient confrontés à un changement soudain de régime ou engagés dans un long processus de réforme et de consolidation de la démocratie » (Communication conjointe du 25 mai 2011, « Une stratégie nouvelle à l’égard d’un voisinage en mutation », p. 1).

La prise en compte des évolutions politiques et des attentes des populations se traduit concrètement par l’adoption des principes de conditionnalité et de différenciation. D’une part, le renforcement du soutien de l’UE à ses voisins doit dépendre des progrès accomplis dans la conduite de réformes politiques. Les partenaires menant des réformes politiques en vue de démocratiser leur pays et de garantir le respect des droits de l’Homme pourront se voir attribuer trois contreparties : davantage de financements pour poursuivre les réformes et lancer des programmes de développe ment économique et social ; un accès au marché européen plus étendu ; un « encouragement » à la mobilité de leurs ressortissants – il s’agit des « 3 Ms » de Catherine Ashton : Money, Market access et Mobility partnerships. Contrairement à l’ancienne PEV, de réelles perspectives sont donc offertes aux pays partenaires. Pour appuyer ces réformes et renforcer la prise en compte des acteurs de la société civile, l’UE a également proposé de soutenir des acteurs non-gouvernementaux, suivant l’approche déjà employée dans les Balkans, rompant ainsi avec son refus de s’engager dans la vie politique interne des partenaires méditerranéens.

D’autre part, la définition des objectifs et des réformes doit être réalisée en coordination avec les États partenaires en fonction de leurs besoins, de leurs capacités et du contexte régional. Il s’agit de prendre en compte les inconnues actuelles et l’hétérogénéité résultant du « printemps arabe » sur la rive sud de la Méditerranée, avec des pays engagés dans un processus de création de nouvelles institutions suite à une révolution, d’autres ayant choisi la voie de la réforme face aux attentes d’une partie de la population, et un troisième groupe privilégiant le statu quo.

La nouvelle stratégie de l’UE insiste enfin sur la dimension régionale. Outre la volonté de renforcer les liens entre les deux rives de la Méditerranée afin de réduire les inégalités sociales et régionales, la PEV ambitionne de renforcer la coopération régionale en Afrique du Nord, faisant écho à l’Union pour la Méditerranée mais aussi aux propos du Directeur général du FMI Rodrigo de Rato, en 2005, lorsqu’il affirmait que l’intégration économique régionale du Maghreb présenterait des avantages importants. « Elle créerait un marché régional de plus de 75 millions de consommateurs, […] elle entraînerait des gains d’efficience et rendrait la région plus attrayante pour les investisseurs étrangers. Et surtout, les structures économiques complémentaires des pays du Maghreb créeraient des possibilités d’échanges qui bénéficieraient à tous les pays de la région. »

Enjeux et perspectives

La nouvelle stratégie européenne est donc porteuse de réelles potentialités pour l’ensemble de la rive sud de la Méditerranée. Elle offre des perspectives tout en prenant en compte une approche régionale d’autant plus nécessaire que les défis socio-économiques sont nombreux et rendus plus aigus par la crise mondiale.

Cependant, cette nouvelle stratégie pose un certain nombre de questions qui devront être éclaircies sur sa mise place, à commencer par la sens donné aux « besoins de réformes » tel qu’énoncé dans la communication du 25 mai, à l’identification d’interlocuteurs légitimes de la société civile et au sens donné à la démocratie. Celle-ci n’est en effet pas seulement une technique de gouvernement. Il s’agit avant tout d’un idéal pouvant prendre des formes diverses en fonction des cultures et des traditions propres à chaque pays, du fruit d’un apprentissage, et d’une pratique reposant sur une culture démocratique, l’existence de forces d’opposition et d’un débat public.

Une autre difficulté réside dans les tensions pouvant naître entre les objectifs de l’UE et la politique des États de la région méditerranéenne.

Malgré la création de l’Union du Maghreb arabe en 1989 et la signature en 2004 de l’accord de libre-échange d’Agadir (Maroc, Égypte, Jordanie et Tunisie), l’intégration économique des pays d’Afrique du Nord reste extrêmement faible, avec des échanges qui s’orientent surtout suivant un axe Nord-Sud. À cet égard, la pression populaire et la diminution des revenus liés au tourisme peuvent favoriser des réformes politiques et un rapprochement entre les États, du moins ceux importateurs de pétrole et tant que le cours du baril demeurera élevé.

D’autre part, en Europe, les contreparties pour les pays partenaires mettant en œuvre des réformes politiques ne seront également pas aisées à mettre en place. Dans un contexte de crise économique, la tendance au sein des États-membres est au repli et au protectionnisme pour favoriser les producteurs nationaux, sans même parler de l’incapacité des Européens à mettre en œuvre le « plan Marshall » appelé un temps par certains décideurs.

Ces considérations ne sont pas neuves mais elles pèseront dans l’approche de l’UE à l’égard de son voisinage et risquent d’entraver l’efficacité de la nouvelle stratégie. L’absence de projet géopolitique partagé par les Européens et l’histoire de la PEV doivent inviter à la prudence. Le manque de dimension politique dans l’ancienne PEV était en effet dû au poids des États-membres du sud, ces derniers voulant préserver leurs intérêts énergétiques, économiques et sécuritaires et ne pas déstabiliser leurs voisins. Jusque là, ces États-membres n’ont semble-t-il pas cherché à utiliser la nouvelle stratégie à des fins de politique nationale. Mais force est de constater que la nouvelle PEV n’est qu’un cadre sur lequel il est demandé aux États-membres d’aligner leurs actions bilatérales afin de soutenir les objectifs généraux de l’UE.

Pour conclure, l’avenir de la nouvelle stratégie européenne peut être envisagé de deux façons. Suivant une hypothèse pessimiste, la PEV se trouverait prisonnière de trois tensions limitant son efficacité : entre les États-membres et l’UE, sur fond de crise économique, budgétaire et de crispations autour de l’immigration ; entre l’UE et certains États de la rive sud autour des objectifs à atteindre et des composantes représentatives de la société civile ; voire entre des tenants de la démocratisation et des tenants du développement. Une autre trajectoire, plus optimiste, est toutefois possible avec des réformes politiques sur la rive sud et des perspectives de rapprochement et d’intégration pour les partenaires. Après tout, dans le domaine de l’économie et du commerce les Européens ont réussi, en parlant d’une seule voix, à imposer des normes et des règles au niveau mondial. Reste que pour réussir dans ses ambitions, la nouvelle stratégie de voisinage doit avoir une cohérence dans la durée, cohérence que le Service européen d’action extérieure et la nouvelle task force méditerranéenne peuvent apporter. En tout cas, les attentes sont fortes dans les pays du Sud.