19 décembre 2011 • Analyse •
Le laborieux sauvetage de la zone Euro de ces dernières semaines, et l’axe franco-allemand basé sur le leadership Merkel-Sarkozy qu’il requiert au plan économique, tendent à occulter l’importance majeure des relations politiques et stratégiques entre Paris et Londres. L’alliance franco-britannique est pourtant essentielle à la défense de l’Europe. Elle conditionne les interventions militaires au-delà des « anciens parapets ». In fine, le rôle mondial de l’Occident est aussi en jeu.
Le désordre des finances publiques et les développements de la crise de l’Euro ont de fâcheuses conséquences qui menacent la cohésion géopolitique des instances euro-atlantiques. Nul doute en effet qu’un éclatement de l’Union européenne (UE) fragiliserait par contrecoup l’OTAN et les relations transatlantiques. Ainsi, le sommet de Bruxelles du 9 décembre 2011, sommet consacré au sauvetage de l’Euro, a-t-il mis à mal l’UE. Plus encore, les relations franco-britanniques – on sait leur importance dans le champ de la défense et de la sécurité – souffrent de cette nouvelle étape de la crise. Le refus britannique de réviser les traités européens, solution préconisée à Paris et Berlin pour accoucher d’une union budgétaire et fiscale au sein de la zone Euro, a conduit les Etats concernés à lancer le projet d’un traité intergouvernemental avec pour visée une forme de « gouvernement économique ». De contentieux en petites phrases malheureuses, la relation franco-britannique se détériore, et ce au grand dam des intérêts stratégiques et géopolitiques du Vieux Continent dans son ensemble. Il n’est pas sûr que tous soient conscients des enjeux de cette relation pour l’avenir de l’Europe et de l’Occident.
Les effets pervers du constructivisme
S’il est difficile pour le profane de se prononcer quant au fond des choses, on remarquera cependant que la crise de la zone Euro vient valider a posteriori les critiques formulées, à l’époque du traité de Maastricht, par Milton Friedman et la plupart des économistes de tradition libérale. D’une part, affirmaient-ils alors, l’Europe ne constitue pas une « zone monétaire optimale » se prêtant à un tel projet. D’autre part, poursuivaient-ils, la probabilité de voir se constituer une forme légitime d’Etat fédéral européen à même d’assurer les péréquations nécessaires en cas de choc asymétrique est des plus faibles. Aussi le projet d’Union économique et monétaire (UEM) était-il présenté comme un constructivisme ex-nihilo, potentiellement néfaste pour ses Etats membres mais aussi ses partenaires. Cette approche intellectuelle du projet monétaire européen, en cohérence avec l’histoire et la diplomatie du Royaume-Uni, a été mise en avant par Londres pour justifier le refus de participer à l’UEM et obtenir une clause d’exemption. De fait, le cours des événements n’a pas donné tort aux Britanniques. Malgré la mise en place de l’Euro, les divergences entre les systèmes productifs et les performances macro-économiques des pays ayant adopté la monnaie unique se sont amplifiées. Le « Pacte de stabilité et de croissance » adopté en 1997 n’a pas été respecté, le projet de Constitution européenne a été repoussé (nul besoin de rappeler le rôle de la France dans ce fiasco historique) et le traité de Lisbonne n’a pu instaurer une gouvernance plus effective car la diplomatie ne saurait forcer le réel. Vingt ans après la signature du traité de Maastricht, il serait utile et souhaitable de s’interroger sur le bien-fondé de l’UEM, simultanément présentée comme le moyen d’encadrer la réunification de l’Allemagne, de faciliter la croissance économique et de promouvoir une « Europe-puissance » censée contrebalancer les Etats-Unis. In fine, ne s’agissait-il pas là d’un contresens historique ?
Pour autant, on ne sortira pas des gravissimes et présentes difficultés en opposant au constructivisme européo-monétaire une sorte de « déconstructivisme » qui consisterait à faire table rase de l’histoire récente pour revenir aux monnaies nationales-étatiques. Le scénario de l’éclatement de la zone Euro, suite à la faillite de certains des principaux Etats membres, n’est pas à exclure mais, de l’avis de tous ou presque, ce serait là une catastrophe historique qui emmènerait les Européens bien au-delà des étroits calculs nationaux et des perspectives dressées par les « amis (les zélotes ?) du désastre ». Aussi l’axe franco-allemand et les efforts déployés depuis de longs mois pour donner forme à une union fiscale et budgétaire entre les pays de la zone Euro (union élargie à ses candidats) semblent nécessaires, quand bien même seraient-ils désespérés. Aux heures les plus graves de l’Histoire, lorsque la conservation de l’être est en jeu, l’action politique consiste chaque jour que Dieu fait à repousser l’échéance fatale ; nous songeons ici à la figure néo-testamentaire du « Katechon ». Sans doute une telle entreprise ne peut-elle que susciter des désaccords et contradictions entre les différents pays membres de l’UE, plus particulièrement entre l’axe franco-allemand d’une part, le Royaume-Uni et quelques tiers d’autre part. Ce sont là ce que Max Weber nomme les antinomies de l’action historique.
La possible dislocation du Vieux Continent
Outre le fait que la voie choisie pour apporter des réponses à la crise de l’Euro puisse donner lieu à quelques référendums incertains ou censures de gouvernements à la merci de fragiles coalitions, il est à craindre que l’institutionnalisation d’une « Europe à deux vitesses » ne débouche sur une dislocation du Vieux Continent en diverses parties plus ou moins antagoniques. Contrairement à la manière dont les choses ont pu être mises en scène à l’issue du sommet de Bruxelles, nous ne sommes pas tout à fait dans une configuration de type « 26+1 » et plusieurs des pays théoriquement ralliés à la vision franco-allemande ne le sont que très partiellement. Songeons à l’Irlande, la République tchèque ou la Suède notamment. Dans d’autres pays encore, une partie de la population est tentée par diverses variantes de souverainisme ou de national-populisme (Finlande, Hongrie, Pays-Bas, Slovaquie, etc.). L’idée de déléguer de nouvelles compétences à l’UE, voire de passer sous les fourches caudines d’un directoire franco-allemand (les perceptions nationales doivent être prises en compte), pourrait renforcer les partis politiques hostiles à l’intégration européenne. En sus des interrogations autour de l’articulation entre la zone Euro et les pays de l’UE qui n’en participent pas, la question du devenir de la « troisième Europe », celle de l’Est et du Sud-Est européen, pourrait aussi rester pendante. Vingt ans plus tôt, l’« approfondissement » à travers l’UEM avait été présenté comme le préalable à l’ « élargissement » impliqué par les logiques de situation (fin de la Guerre froide, dislocation du bloc soviétique et menace de chaos) mais, de débat institutionnel en gestion de la crise monétaire, l’UE ne parvient pas à sortir de son auto-centrisme. Et ce alors même que les nouveaux équilibres de puissance mondiaux et le nécessaire « partage du fardeau » entre les Occidentaux – ceux de l’Ancien Monde et ceux du Nouveau Monde – requièrent une plus forte présence diplomatique et militaire des Européens dans leur environnement géopolitique, proche mais aussi lointain.
Répétons-le ! La crise de l’Euro et les risques systémiques qui en découlent sont très certainement un appel à une variante plus ou moins assumée de fédéralisme budgétaire et fiscal. Sceptiques quant au bien-fondé initial de l’entreprise et aux solutions aujourd’hui avancées, les dirigeants américains et britanniques sont par ailleurs les premiers à demander une vigoureuse mise en ordre de la zone Euro. Les différends avec les Britanniques portent sur les modalités du sauvetage de ladite zone et la préservation de leurs positions propres dans le grand espace économique et financier européen (voir notamment le projet franco-allemand de taxe sur les transactions financières, le volume traité à la City représentant un montant équivalent à celui de l’ensemble de la zone Euro). Au vrai, il n’est pas sûr que les positions françaises et allemandes soient correctement alignées. A tout le moins, le fantasme français d’un nouveau « bloc continental » fortement administré et protégé de la concurrence extérieure, bloc censé perpétuer les compromis gaullo-communistes de la Libération, n’est guère en phase avec l’ « ordo-libéralisme » allemand. Les dirigeants politiques et économiques de la RFA entendent non pas rompre avec les disciplines du marché et de la libre-concurrence mais graver dans le marbre l’orthodoxie héritée de l’Ecole de Fribourg. Théorisé en d’autres temps par Johann G. Fichte, l’ « Etat commercial fermé » n’est pas la raison et la fin de la politique allemande. La seule considération des chiffres du commerce extérieur suffirait à nous en convaincre.
Une nécessaire vision d’ensemble
Aussi regrettera-t-on le fait que les dirigeants français – affolés par la possible perte du « triple A » dont la conservation était, il y a quelques jours encore, un cheval de bataille –, en viennent à dénigrer publiquement leurs homologues d’outre-Manche pour se livrer à des exercices de communication déplacés quant à l’état de santé de l’économie britannique. La chose atteste d’un manque de vision d’ensemble des enjeux géopolitiques, enjeux irréductibles à leur dimension économico-monétaire et, par voie de conséquences, à la relation franco-allemande. Si l’Allemagne est engagée dans une dialectique entre l’appartenance à l’Occident d’une part, le grand intérêt qu’elle porte à l’« Est » (la Russie) et au « Grand Est » (Asie centrale et Chine) d’autre part, il s’agit prioritairement d’assurer la sécurité énergétique du pays et de consolider les positions acquises sur les marchés émergents. Les restrictions dans la définition des règles d’engagement des forces militaires en Afghanistan (les « caveats ») ou encore le refus de participer aux opérations de l’OTAN en Libye (sans s’y opposer) attestent du peu de volonté des dirigeants allemands d’assumer leur part des responsabilités géostratégiques qui échoient aux Occidentaux. L’affirmation de soi («selbstbehauptung») se fait sur un mode géoéconomique, l’Allemagne renouant ainsi avec la voie qui était la sienne à l’époque du «Made in Germany » (les années 1890-1900). Nonobstant la tardive réforme des armées lancée par le ministre de la Défense, le 18 mai 2011, il ne semble pas que l’Allemagne soit prête à développer des efforts militaires à la mesure de sa puissance économique, moins encore dans la perspective d’une possible coalition « rouge-vert » lors des prochaines élections. S’il fallait à la France s’engager plus avant dans l’affaire syrienne ou dans une gestion musclée de la crise nucléaire iranienne, pour s’en tenir aux cas de figure les plus saillants, elle n’aurait guère d’autre allié et partenaire stratégique en Europe que le Royaume-Uni.
En effet, la rhétorique du « couple franco-allemand » a en grande partie occulté le resserrement des liens entre Paris et Londres au fil des années 1990, le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’« Entente cordiale » fournissant l’occasion de développer un « partenariat global » (1994). Ce processus aura pourtant été essentiel dans le lancement de la PESD (voir la déclaration de Saint-Malo, 4 décembre 1998). Il est vrai que ce rapprochement était fondé sur des «ambiguïtés constructives » qui ont volé en éclats lors de la crise irakienne. Depuis, le constat fait à Paris que l’«Europe de la défense » relevait du « wishful thinking » et la pleine participation française aux structures militaires intégrées de l’OTAN ont facilité la coopération bilatérale. La crise économique, avec ses effets sur les budgets militaires, et l’apparent moindre intérêt des Etats-Unis pour la «vieille Europe » ont accéléré ces nouvelles convergences. Le 2 novembre 2010, Nicolas Sarkozy et David Cameron ont donc signé deux traités visant à accroître leur coopération militaire bilatérale, une condition sine qua non pour demeurer des acteurs géopolitiques de rang mondial. Il reste à donner plus de substance à ces traités et l’opération en Libye était un cap à franchir pour aller en ce sens. L’exercice se révèle difficile et la conjoncture économique tout autant que la force d’inertie des appareils militaro-industriels n’ont pas permis d’aller véritablement plus loin. Encore ne faudrait-il pas insulter l’avenir et détruire toute base de confiance de part et d’autre du « Channel ». Les opinions publiques doivent être non point chauffées à blanc mais éclairées et guidées quant aux enjeux géopolitiques qui lient Français et Britanniques dans le monde tel qu’il devient.
L’Europe du grand large
Au regard de la longue durée, la coopération militaire entre la France et le Royaume-Uni semble pourtant relever de l’évidence – depuis la guerre de Crimée (1853-1856), leurs troupes ont à maintes reprises combattu sur les mêmes champs de bataille -, et beaucoup de temps aura été perdu dans la période ouverte par la crise de Suez (1956). Le pragmatisme britannique avait alors conduit à privilégier le « special relationship » avec les Etats-Unis, cette crise mettant en évidence l’impossibilité de mener une diplomatie de la canonnière sans leur aval. A Paris, l’enseignement tiré de la crise de Suez était que l’on ne saurait compter en toutes circonstances sur l’alliance américaine, cette leçon menant à accélérer la marche au nucléaire militaire (le gouvernement de Félix Gaillard augmente fortement les crédits consacrés à cette entreprise). Par la suite, le double veto de De Gaulle à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE (1963 et 1967), le refus de toute coopération nucléaire bilatérale (Londres signe ensuite avec Washington les accords de Nassau) puis le retrait français de la structure militaire intégrée de l’OTAN (1966) auront éloigné plus encore les deux capitales. Si Georges Pompidou finit par lever le veto français à l’entrée dans la CEE, le « couple franco-allemand » s’impose comme figure de rhétorique et partenariat décisif au cœur des affaires européennes. Il faudra la fin de la Guerre froide, les craintes suscitées par la réunification de l’Allemagne et le commun engagement en ex-Yougoslavie pour qu’une nouvelle « entente cordiale » soit évoquée.
Les convergences franco-britanniques de l’après-Guerre froide s’inscrivent dans des logiques intergouvernementales – avec en toile de fond la globalisation et l’extension des ordres de grandeur -, la finalité politique de part et d’autre étant de préserver son statut de puissance mondiale (siège de membre permanent au Conseil de sécurité et statut de puissance nucléaire ; vision planétaire des enjeux et diplomatie mondiale). Cela dit, une coopération bilatérale renforcée entre les deux capitales contribuerait objectivement à la défense de l’Europe et à la consolidation des positions du « Vieux Continent » dans les équilibres mondiaux. La guerre demeurant l’ultima ratio dans les affaires humaines, il est important que les deux principales puissances militaires européennes conservent des moyens d’intervention sur les marges et les marches du continent (Afrique du Nord, Proche-Orient), voire au-delà (Afrique noire, Grand Moyen-Orient), et puissent assumer leur rôle de « nation-cadre ». La combinaison des capacités françaises et britanniques, aux plans diplomatique et militaire, est aussi déterminante pour atteindre le seuil d’intensité pouvant influencer de manière décisive la « grande stratégie » américaine (voir l’affaire libyenne). Enfin, les enjeux de cette alliance sont d’ordre ontologique : l’ouverture au « grand large » et au lointain est consubstantielle à l’histoire de l’Occident et il revient aux puissances atlantiques de porter cet héritage tant spirituel que temporel. Une Europe recroquevillée sur son aire géographique qui s’illusionnerait sur les vertus protectrices de ses « anciens parapets » serait infidèle à elle-même.
La possibilité d’un « grand déclassement »
Ainsi que l’atteste la rapidité des enchaînements entre les différents espaces géographiques et leurs effets dans toutes les sphères de l’activité humaine, le monde est engagé dans une « grande transformation ». A l’horizon, une possible convergence de lignes dramaturgiques qui mènerait à un point de rupture, une « singularité » comme disent les mathématiciens. De fait, une catastrophe d’ensemble ne saurait être exclue. Quoi qu’il en soit, cette transmutation prend déjà l’allure d’un « grand déclassement » pour l’Europe et les difficultés de nations porteuses d’une civilisation à vocation universelle avivent le ressentiment, voire la volonté de revanche, de leurs anciens sujets et tributaires.
Aussi l’époque appelle-t-elle d’autres attitudes et discours que la reproduction de schèmes comportementaux exprimant une forme de boulangisme à faible intensité. Ce n’est pas le bricolage d’un « narrative » faisant porter à la City et à la « perfide Albion » la responsabilité de la situation dans la zone Euro qui ouvrira un nouveau chemin. Le mal est en nous, le désordre économique exprimant aussi le désordre des esprits. Si les réponses à apporter peuvent être la source de divergences entre Etats européens, il faut se garder d’aggraver les contradictions et impérativement respecter des règles de juste conduite qui prévalent entre alliés et partenaires. Sur le long cours, la forme et le fond sont une seule et même chose.