Janvier 2012 • Analyse •
Le lundi 23 janvier 2012, la loi sur la pénalisation des génocides était soumise au vote des sénateurs français dans une ambiance tumultueuse. La polémique porte sur le génocide arménien dont la réalité en tant que génocide est niée par l’Etat turc. De ce fait, les relations entre Paris et Ankara sont au plus bas mais il faudra bien sortir de l’impasse ; la Turquie est un acteur géopolitique dont l’importance ne doit pas être minorée.
Dans son anthropologie philosophique des relations internationales, Thérèse Delpech, très récemment disparue, insiste sur le fond obscur de l’Histoire, la puissance explosive des émotions collectives enfouies dans la mémoire mais aussi sur le triomphe à long terme de la vérité sur le déni et le refoulement. La reconnaissance du génocide arménien et ses effets, plus encore les polémiques suscitées par la loi du 22 décembre 2011 (loi de pénalisation des génocides), font échos à sa profonde analyse. Les relations d’Etat entre la France et la Turquie sont passablement endommagées par le « retour du refoulé » mais la portée diplomatico-stratégique de cette grave crise ne semble pas suffisamment soulignée. L’examen, en forme de bilan partiel et provisoire, de la politique étrangère turque met en évidence l’importance de cet acteur géopolitique, avec lequel il faudra renouer, et les grandes lignes d’action entre alliés.
Le souci de « profondeur stratégique »
On sait combien le « national-islamisme » de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), au pouvoir depuis 2002, et la doctrine dite de « profondeur stratégique » d’Ahmet Davutoglu, l’actuel ministre des Affaires étrangères, ont pu susciter l’inquiétude des alliés de la Turquie, celle des Etats-Unis au premier chef, les relations politiques, stratégiques et militaires entre Washington et Ankara étant historiquement étroites (1). La question palestinienne (advenue d’un Etat souverain et réconciliation entre le Fatah et le Hamas), l’affaire du « Mavi Marmara » et la volonté du premier ministre turc, Recep T. Erdogan, de rallier la « rue arabe » ont aussi provoqué bien des remous dans l’ambivalente relation avec le «partenaire stratégique » israélien et c’est au plus fort de la crise turco-israélienne, en mai 2010, que les Occidentaux redoutent d’avoir « perdu » une Turquie en proie à un syndrome néo-ottoman. Robert Gates et d’autres dirigeants américains reprochent alors à l’Union européenne (UE) son attentisme à l’égard d’Ankara, en quête d’un lien organique avec l’Europe instituée (depuis les débuts de la Guerre froide et de la « construction européenne », la Turquie participe pleinement du système de coopération géopolitique qui lie les Etats de la zone euro-atlantique).
Au vrai, il s’agit moins pour Ankara de céder à une sorte d’hubris néo-ottomane que de stabiliser son environnement géographique et de jouer dans les interstices du statu quo régional pour promouvoir ses intérêts propres, notamment dans le champ commercial. La volonté déclarée de résoudre les problèmes dans le voisinage géopolitique de la Turquie est loin d’avoir porté ses fruits. Avec Erevan, la diplomatie du « ballon rond » a échoué et la frontière turco-arménienne demeure fermée (2). Le projet plus ambitieux d’une « plate-forme » de sécurité caucasienne, animée par Ankara, est aujourd’hui caduc. En retour, l’alliance entre la Turquie et l’Azerbaïdjan a été confirmée et la décision, fin 2011, de construire ensemble un gazoduc, le Trans-Anatolia Gas Pipeline, a depuis renforcé les liens entre ces deux «républiques-sœurs ». Si cette initiative bilatérale n’est pas de bon augure quant à l’avenir du Nabucco, ce projet de gazoduc soutenu par l’UE et la Commission, du moins s’inscrit-elle dans la logique d’un corridor méridional entre la Caspienne et l’Europe, condition essentielle à la sécurité et à la diversification des approvisionnements européens (3). Ainsi, le territoire turc est comparable à un « pont énergétique » transeurasien.
Au Moyen-Orient, le projet turc d’un grand marché régional organisé autour d’une relation étroite entre Ankara et Damas n’est décidément plus en phase avec les révoltes arabes et la rupture du statu quo. De part et d’autre de la frontière turco-syrienne, des troupes sont concentrées, comme aux pires heures des années 1990, et les litiges historiques sont en passe de refaire surface (passé toujours présent de la domination ottomane, litiges territoriaux, débit fluvial de l’Euphrate, question kurde). Bien que très incertaine, la perspective d’une intervention turque pour établir une zone-tampon en avant de ses frontières n’est pas exclue (4). Cette hostilité réciproque retentit sur la relation entre la Turquie et l’Iran, principal allié de la Syrie (une alliance prolongée par le Hezbollah, au Liban). Dans l’ensemble, si les incertaines évolutions du Grand Moyen-Orient (ce monde arabo-musulman pluriel et tourmenté) ouvrent de nouvelles opportunités pour Ankara, le processus est aussi gros de risques et menaces. Fort prudemment, les officiels turcs ne présentent plus leur pays comme un « modèle » mais comme une « source d’inspiration » et la tonalité anti-occidentale du discours turc est moins aigüe qu’il y a quelques mois encore : les véritables alliances sont à l’ouest et non point dans ce « Moyen-Orient compliqué » où tout est réversible d’un instant à l’autre.
L’envergure régionale de la question kurde
En dépit des espoirs investis dans les renouvellements de la vie politique turque (consolidation démocratique et pleine reconnaissance des minorités ethno-confessionnelles autochtones), l’AKP n’a pas non plus apporté de vraies réponses à la « question kurde » (10 à 15 millions de personnes en Turquie, dans la partie orientale du pays mais aussi dans les grandes villes de l’ouest), une problématique particulièrement sensible à la croisée des géopolitiques internes et externes de la Turquie (les zones historiques de peuplement kurde sont à l’intersection de la Turquie, de la Syrie, de l’Iran et de l’Irak). Depuis la rupture de Mustafa Kemal avec le passé islamique et la fin du califat, après la signature du traité de Lausanne (1923), les revendications politico-identitaires kurdes ont débouché sur plusieurs épisodes armés, et ce dès les années 1920. De 1984 à 1999, c’est un conflit de basse intensité qui met aux prises l’armée et le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe d’obédience marxiste-léniniste. Dans une très large mesure, l’anticipation des effets liés à l’autonomie du Kurdistan irakien explique le refus en mars 2003 d’ouvrir un front au nord de l’Irak. Depuis, la mise en avant par l’AKP de la commune appartenance à l’islam sunnite et la reconnaissance de certains droits culturels aux Kurdes de Turquie (dont une chaîne de TV) n’ont pu empêcher la reprise d’un conflit qui s’envenime depuis l’été 2011.
En parallèle, Ankara a pourtant su nouer des liens diplomatiques et commerciaux avec Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, et l’autonomie de cette région enclavée passe par des relations plus étroites encore avec la Turquie, celle-ci commandant l’accès à l’Europe et ses marchés (un fort engagement diplomatique, des investissements dans divers secteurs, dont le pétrole et les BTP, matérialisent cette présence turque). C’est aussi sur la base d’une coopération tripartite entre Ankara, Washington et Erbil que l’armée turque mène avec constance depuis 2008 des représailles contre les bases du PKK au Kurdistan irakien et exerce le droit de poursuite qu’elle revendique. Par-delà les questions qui fâchent – la reconnaissance du génocide arménien, la question chypriote, la problématique de la candidature à l’UE, etc. -, les alliés européens de la Turquie se doivent d’apporter leur soutien politique à la lutte contre le PKK et de coopérer aux plans judiciaire et policier. Dans sa généalogie comme dans ses méthodes, le PKK est de fait une organisation terroriste, reconnue comme telle par la communauté internationale.
Plus largement, c’est l’avenir de l’Irak – un théâtre dont les troupes américaines se sont pour l’essentiel retirées, sans guère s’éloigner vu l’important dispositif américain dans le golfe Arabo-Persique -, qui est en jeu. L’investissement multiforme de la Turquie dans cet Etat composite est d’une grande importance pour consolider une situation des plus fragiles et contrebalancer l’activisme de l’Iran. En l’état actuel des choses, la présence diplomatique et commerciale turque s’étend bien au-delà des régions kurdes ou des minorités turkmènes (voir les enjeux géopolitiques autour de Kirkouk). Un consulat a aussi été ouvert à Bassorah, dans ce Sud irakien où les Iraniens sont particulièrement pugnaces, et les hommes d’affaires turcs y prospectent les marchés. La partie est rude et l’actuelle crise politique au sein du système de gouvernement irakien met au jour la précarité des équilibres intérieurs, sur fond d’ingérences extérieures multiples. Toujours est-il qu’il n’y a guère d’autre allié régional, d’un point de vue occidental, disposant de la masse critique et des leviers requis pour contribuer positivement au devenir de l’Irak et contrecarrer les vues de l’Iran (5).
La rivalité avec l’Iran
La question kurde et les développements régionaux mènent aux relations de la Turquie avec l’Iran dont les chefs, comme ceux de la Syrie, sont soupçonnés de soutenir le PKK et disposent de réseaux multiples en Irak (différentes branches du chiisme, milices sectaires). En dépit des sanctions internationales qui restreignent les relations avec Téhéran, les échanges commerciaux turco-iraniens se sont fortement accrus dans la dernière décennie avec pour moteur un important volet énergétique, Ankara ayant besoin de satisfaire les besoins croissants d’une économie émergente (l’Iran est le principal fournisseur de pétrole de la Turquie). Cette realpolitik énergétique est la toile de fond d’un discours de valorisation culturelle du monde turco-iranien et, un temps du moins, de manœuvres diplomatiques visant à afficher une nouvelle amitié régionale qui laisse alors sceptique les observateurs. Ce nouveau bilatéralisme culmine, en mai 2010, avec la tentative turco-brésilienne de jouer les intermédiaires dans la crise nucléaire qui oppose le régime iranien à l’Occident mais aussi à son voisinage géopolitique, les régimes arabes sunnites s’inquiétant des ambitions de Téhéran et de la mobilisation d’un arc chiite dans la région (l’initiative turco-brésilienne n’a pas influé sur le Conseil de sécurité et de nouvelles sanctions internationales ont été adoptées).
Pour des raisons géographiques évidentes, le programme nucléaire iranien et le développement de missiles balistiques à moyenne portée concernent au premier chef la Turquie dont l’intégralité du territoire est à portée de tir. Il serait donc erroné d’apporter crédit aux analyses qui nient la réalité de cette menace balistique, nucléaire un jour peut-être, très certainement si l’on exclut toute action de vive force contre le régime de Téhéran. Au-delà des menaces directes explicitement formulées par des officiels iraniens, la «sanctuarisation agressive » de l’Iran et la possibilité pour Téhéran de mener une politique d’hégémonie régionale hypothèqueraient les légitimes ambitions d’Ankara au Moyen-Orient (légitimes dans la mesure où il s’agit d’influence et de rayonnement, sans idée de provoquer un bouleversement régional et de jouer les « perturbateurs »). Depuis les débuts du « Printemps arabe », ces rivalités latentes sont désormais ouvertes et la Turquie se trouve confrontée, sur ses frontières orientales, à l’alliance irano-syrienne avec pour relais sur son territoire des cellules du PKK.
C’est dans ce contexte géopolitique sensible que le ralliement d’Ankara à la défense antimissile de l’OTAN (sommet de Lisbonne, novembre 2010) et l’installation d’un radar américain à Kürecik, près de Malatya (Anatolie du Sud-Est), en septembre dernier (le dispositif entre en activité début 2012) doivent être appréciés à leur juste valeur. En contrepartie et à l’encontre des menaces proférées depuis l’Iran, les garanties de sécurité apportées par l’OTAN à la Turquie au titre de l’article 5 devraient être soulignées et explicitées, afin de clarifier les relations interalliées (on se souvient des « hésitations » des alliés européens lors de la guerre du Golfe, en 1990, puis lors de la guerre d’Irak, en 2003). Le récent voyage de Davutoglu en Iran, début 2012, et les assurances verbales de son homologue iranien, Ali Akbar Salehi, quant aux intentions iraniennes ne sauraient dissimuler le fait que les relations entre Ankara et Téhéran sont empreintes de rivalités, voire d’hostilité, l’animosité réciproque dépassant la seule conjoncture (Ankara cherche prioritairement à repousser de possibles bombardements sur les sites iraniens et voudrait se poser en intermédiaire quand Téhéran privilégie une tactique dilatoire afin de gagner du temps pour aller de l’avant). La menace iranienne de fermeture du détroit d’Ormuz et les conséquences multiples d’un nouveau conflit dans le golfe Arabo-Persique suscitent l’inquiétude de la diplomatie turque (6).
De l’Eurasie au Turkestan
Après la Guerre froide et malgré de fortes divergences dans les Balkans (Bosnie, Kosovo) et le Caucase (Tchétchénie), les relations turco-russes se sont renforcées, tirées par d’importants échanges énergétiques. Le gaz russe assure les trois-cinquièmes de la consommation turque et, depuis 2003, il est en grande partie acheminé par le Blue Stream (un lien fixe entre les deux pays). Ankara et Moscou ont signé un accord sur la traversée par l’hypothétique South Stream (le projet concurrent du Nabucco) des eaux territoriales turques de mer Noire, avec pour contrepartie la construction d’un nouveau gazoduc (le Blue Stream II), voire d’un oléoduc de Samsun à Ceyhan alimenté par du pétrole russe, et la construction de réacteurs nucléaires (centrale d’Akkuyu, près de Mersin, sur les rives de la Méditerranée). Sur cette base énergétique, d’aucuns anticipent un partenariat stratégique global Ankara-Moscou, dans une logique eurasiste et en opposition à l’axe américano-occidental. Ce serait accorder trop de poids à la magie des mots (« Eurasie » ou encore « multipolarité ») et aux ressentiments partagés à l’encontre de l’Occident. A contrario, ce type d’analyse minore l’importance du pilier atlantique dans la sécurité nationale et les géopolitiques de la Turquie. Ankara n’est certainement pas là de se passer de l’OTAN mais entend plutôt rehausser son poids propre au sein des alliances occidentales.
Si la Turquie cherche à se placer à la croisée des flux d’hydrocarbures Est-Ouest et Nord-Sud, pour faire de son territoire un carrefour énergétique (un « hub »), l’ouverture d’un corridor méridional reliant les marchés occidentaux au Bassin de la Caspienne – oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (BTE), projet de gazoduc Nabucco, etc. –, est autrement plus porteur en termes de sécurité énergétique et de dynamiques transeurasiennes. Comme il a été indiqué précédemment, la décision turco-azerbaïdjanaise de construire le Trans-Anatolia Gas Pipeline n’est pas de bon augure pour le Nabucco, d’autant plus que la Turquie, fin 2011, a finalement levé tout obstacle à la construction du South Stream au fond de ses eaux territoriales, et ce au détriment du projet UE (Vladimir Poutine a salué cette décision le 30 décembre 2011). En la matière et si la partie n’est pas achevée, il faut bien admettre que c’est l’absence de volonté politique commune et de vision paneuropéenne du côté des principaux Etats membres de l’UE qui est à incriminer prioritairement ; le Trans-Anatolia Gas Pipeline serait une option par défaut (8). Rappelons par ailleurs que le lancement effectif du South Stream permettrait à Moscou d’accroître sa pression sur l’Ukraine, pays de transit entre la Russie et l’Europe possiblement contourné par la mer Noire.
A l’instar des puissances occidentales et en liaison avec certaines d’entre elles, la Turquie vise donc à diversifier ses approvisionnements mais aussi à désenclaver l’Asie centrale (l’ancien Turkestan russe) et contribuer au pluralisme géopolitique de l’aire post-soviétique, voire au-delà (Ankara se soucie du sort des Ouïghours, au Sin-Kiang, la partie chinoise du Turkestan). Le retour en force de la Russie dans le Sud-Caucase, suite à la guerre russo-géorgienne d’août 2008, a suscité le mécontentement d’Ankara (très prudemment exprimé, il est vrai) et la volonté affichée par Vladimir Poutine de constituer une « Union eurasienne », donnant ainsi forme à la doctrine de l’« étranger proche », s’oppose à la promotion des intérêts turcs en Haute-Asie et dans l’ancien Turkestan. Dans cette aire géographique où la Turquie se heurte à la dominance russe, fût-elle plus fragile qu’il n’y paraît, Ankara ne peut prétendre affirmer sa présence sans de forts liens avec les Etats-Unis et la réassurance des instances euro-atlantiques. En contrepartie, la zone mer Noire-Caucase-Caspienne pesant d’un poids croissant dans les équilibres continentaux, c’est en bonne intelligence avec la Turquie que les Occidentaux pourront sécuriser et organiser ces espaces, de manière à mieux les insérer dans les réseaux de circulation mondiaux.
Pour conclure
Si l’ambivalence des relations historiques et culturelles entre l’Europe et la Turquie, la complexité des situations conflictuelles et l’incertitude propre aux temps présents (un interregnum ?) ne permettent pas d’élaborer une géopolitique de la ligne claire, la Turquie n’en est pas moins un allié membre de l’OTAN, un pays étroitement associé à l’UE (voir l’union douanière instituée en 1995) et une puissance montante dont le rôle régional et l’influence iront croissant. Cela fait déjà un certain nombre de points fixes dans ce paysage mouvant.
D’une part, la Turquie constitue un pivot énergétique et géopolitique de première importance dans le Grand Moyen-Orient et le Sud eurasien; d’autre part, Ankara ne saurait s’aventurer dans ce « Très Grand Jeu » sans solides réassurances à l’Ouest. Tels sont les fondamentaux de l’alliance avec Turquie. Et si l’on va au fond des choses, les puissances occidentales ne sauraient maintenir le libre accès à diverses zones névralgiques sans l’appui de solides alliés régionaux. Sur les approches géographiques de l’Europe, la Turquie est le principal d’entre eux et elle ne doit certainement pas être négligée.
Notes •
(1) Pour une mise en perspective historique du « national-islamisme » de l’AKP, voir Jean-Sylvestre Mongrenier, La Turquie post-kémaliste et l’alliance avec l’Occident, Institut Thomas More, 28 novembre 2011.
(2) Suite à l’invasion du Haut-Karabagh, une région azerbaïdjanaise majoritairement peuplée d’Arméniens, par les troupes d’Erevan à la fin de la période soviétique, Ankara a fermé sa frontière avec l’Arménie (voir développement ci-dessous). La visite à Erevan du président turc, Abdullah Gül, le 6 septembre 2008, à l’occasion d’un match de football est analysée comme un premier pas vers la normalisation des relations bilatérales. L’année suivante, son homologue arménien, Serge Sarkissian, lui rend la politesse. Le 10 octobre 2009, les parties turque et arménienne signent à Zürich des protocoles relatifs à l’établissement et au développement de relations entre les deux pays. Depuis, ces protocoles n’ont pas été ratifiés et la Russie s’est refusée à un quelconque rôle d’intermédiation entre la Turquie et l’Arménie, cette dernière étant membre de la CEI (Communauté des Etats Indépendants) et de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective). Le Haut Karabakh (le « jardin noir » en turc) est une région de moyenne montagne du Sud-Caucase. Peuplée à 78% d’Arméniens, cette région autonome d’Azerbaïdjan (4400 km² ; 145 000 hab.) est passée sous le contrôle politique et militaire de l’Arménie lorsque l’URSS s’est disloquée, à l’issue d’une guerre marquée par des opérations de nettoyage ethnique (1991-1994). Historiquement ballotté entre les empires, le khanat du Karabakh est ôté par la Russie tsariste aux Séfévides (Empire perse), de par le traité de Goulistan (1813). La plaine du Haut-Karabakh est déjà peuplée d’Arméniens chrétiens et d’Azéris musulmans mais le nombre des premiers s’accroît avec la mise en valeur de l’espace. En 1918, la région est l’objet d’un conflit armé entre les deux populations. Après que les Bolcheviks aient pris le contrôle de l’ensemble du Caucase, le Haut-Karabakh – bien que majoritairement peuplé d’Arméniens -, est attribué à la république d’Azerbaïdjan, en 1921, ainsi que le Nakhitchevan (une enclave peuplée d’Azéris, entre Arménie et Iran). Du moins le Haut-Karabakh bénéficie-t-il d’un statut de région autonome au sein de la république fédérative d’Azerbaïdjan. Pendant la période soviétique, les modalités et le degré d’autonomie de cette région sont l’objet de conflits récurrents entre Arméniens et Azéris. Sous Gorbatchev, la Perestroïka encourage l’expression des ressentiments et le soviet du Haut-Karabakh demande son rattachement à l’Arménie. Les tensions sont croissantes, avec des pogroms et des expulsions de populations de part et d’autre, et la région est placée par Gorbatchev sous statut spécial. C’est fin 1991, avec le retrait des troupes soviétiques, que la guerre est amorcée. Bénéficiant de divers soutiens dont celui d’une partie de la diaspora, les forces arméniennes prennent le contrôle de la région ainsi que du corridor de Latchin (il assure la jonction entre l’Arménie et le Haut-Karabakh) et de tous les districts azerbaïdjanais entre le Haut-Karabakh d’une part, l’Arménie et l’Iran d’autre part. Au total, Bakou a perdu le contrôle de 15% du territoire azerbaïdjanais. Le Haut-Karabakh est érigé en république indépendante, reconnue à Erevan, mais son territoire est intégré dans bien des représentations cartographiques officielles du territoire arménien. Signé sous l’égide de l’OSCE, le cessez-le-feu du 16 mai 1994 gèle ce conflit et un « groupe de Minsk », coprésidé par la France, les Etats-Unis et la Russie, est chargé de trouver la voie d’une solution diplomatique. La communauté internationale oscille entre deux principes contradictoires : le droit à l’autodétermination, invoqué par les Arméniens ; l’intangibilité des frontière et l’intégrité territoriale, mis en avant par les Azerbaïdjanais. En d’autres termes, le statu quo demeure. Victorieuse, l’Arménie est l’objet d’un blocus économique de la part de la Turquie, très fortement liée à l’Azerbaïdjan, et les ouvertures diplomatiques entamées à l’automne 2008 (projet turc de « pacte de sécurité caucasien » et « protocoles » turco-arméniens) n’ont pu aboutir. Alliée à Moscou via des accords bilatéraux et l’OTSC, l’Arménie n’a pas de frontières communes avec la Russie qui, du fait du refus de Bakou et de Tbilissi de laisser passer des convois militaires, peine à assurer le maintien en condition opérationnelle des quelque 4000 soldats russes déployés sur le territoire arménien. Le pouvoir azerbaïdjanais utilise la rente pétrolière pour alimenter la croissance du budget militaire et la situation géopolitique régionale est instable.
(3) A la suite de conflits gaziers récurrents entre la Russie et ses voisins (l’Ukraine au premier chef), Moscou montrant ainsi sa volonté d’utiliser les hydrocarbures comme un moyen de pression géopolitique et non un simple avantage comparatif pour s’insérer dans les réseaux marchands de la mondialisation, l’UE a fait du Nabucco un projet prioritaire (2006). Long de 3300 km, ce gazoduc relierait les gisements de la Caspienne (Azerbaïdjan et Turkménistan) et du Moyen-Orient aux marchés européens en contournant par le sud la Russie à travers la Géorgie, la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et jusqu’à Baumgarten en Autriche. En 2007, l’Etat russe et son prolongement énergétique, Gazprom, ont lancé un projet concurrent, le South Stream, qui partirait de Novorossisk pour passer sous la mer Noire et rejoindrait à travers les Balkans l’Autriche au nord et l’Italie au sud (le groupe italien ENI est partie prenante du projet). Ce projet permettrait de préempter le gaz de la Caspienne consolidant ainsi la domination russe sur le marché européen du gaz. L’entreprise russe et le ralliement de grands groupes énergétiques ouest-européens au South Stream, les hypothèques sur l’approvisionnement en gaz du projet européen, les hésitations des pays de transit et la raréfaction des capitaux en raison de la crise financière conjuguent leurs effets pour frapper d’incertitude la réalisation du Nabucco. Ce gazoduc devait entrer en service en 2012 mais les échéances ont été repoussées et l’on évoque désormais l’année 2018. Anticipant peut-être sur un report sine die, Ankara et Bakou ont officiellement lancé le projet d’un gazoduc, le Trans-Anatolia Gas Pipeline, depuis l’Azerbaïdjan jusqu’à la frontière turco-bulgare. Ce projet conforte le rôle de la Géorgie comme pivot énergétique et celui de la Turquie comme « passerelle eurasienne ». Sa construction suivrait à peu près le trajet étudié pour le Nabucco et l’on pourrait y voir la contribution turco-azerbaïdjanaise à ce projet européen, si ce n’est que les ambitions et les volumes sont bien en-deçà. Le Trans-Anatolia Gas Pipeline serait prioritairement destiné à la consommation turque. Sur cette question, voir Vladimir Socor, « Trans-Anatolia Gas Pipeline: Wider Implications Of Azerbaijan’s Project », Eurasia Daily Monitor, 4-5 janvier 2012.
(4) Jean-Sylvestre Mongrenier, « La Turquie et l’OTAN dans l’affaire syrienne », Le Monde, 28 novembre 2011.
(5) Les dernières troupes américaines ont évacué le territoire irakien le 18 décembre 2011. Sur place, il ne reste que quelques centaines de GIs auxquels il faut ajouter les nombreux « contractors » des sociétés militaires privées engagées en Irak. Ces dernières semaines, le nombre d’attentats s’est accru et le pays est à nouveau plongé dans une profonde crise politique. Le premier ministre chiite, Nouri Al-Maliki, est entré en conflit avec le vice-président sunnite issu du bloc Iraqiya, Tarek Al-Hachemi (depuis arrêté), mettant à mal la fragile coalition au pouvoir. Le spectre d’une guerre sectaire se profile.
(6) Gille Paris, « L’Iran menace Ormuz pour éviter des sanctions », Le Monde, 4 janvier 2012 (une cartographie précise des acteurs et enjeux géopolitiques). Sur les enjeux régionaux, voir aussi Jean-Sylvestre Mongrenier, Le sultanat d’Oman, sentinelle d’Ormuz, Institut Thomas More, 4 mai 2011.
(7) Les sanctions en question portent sur la mise en place par les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) d’un embargo sur le pétrole. Dans la journée du 23 janvier 2012, les ministres des Affaires étrangères de l’UE se sont mis d’accord sur le principe d’un embargo pétrolier graduel ainsi sur que des sanctions à l’encontre de la banque centrale d’Iran, l’objectif étant d’assécher le financement du programme nucléaire conduit par Téhéran (la réalité militaire de ce programme a été confirmée au plan multilatéral par le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique, le 8 novembre 2011).
(8) La problématique énergétique de l’UE peut être résumée en quelques chiffres. Très dépendante en gaz et premier acheteur mondial, l’UE compte dans son environnement plus ou moins proche – c’est-à-dire dans un rayon de 5000 km et donc « à portée de gazoduc » – quelque 70% des réserves mondiales. Dans son hinterland eurasiatique, la Russie, détentrice de 25% des réserves mondiales, assure à peu près le quart de la consommation européenne de gaz. Encore faut-il préciser que les gisements russes les plus proches de l’Europe requièrent d’importants investissements, non consentis à ce jour, et l’exploitation des gisements de Sibérie orientale et de l’Extrême-Orient russe est tournée vers les marchés asiatiques (d’âpres négociations sont en cours avec la Chine). A proximité de l’Europe et dans un espace plus resserré mais aussi très tourmenté, le Moyen-Orient – plus précisément l’ellipse énergétique Golfe-Caspienne –, comprend plus des deux-cinquièmes des réserves mondiales de gaz mais cette aire n’assure que 10% des approvisionnements européens. L’idée qui guide le projet Nabucco et celui de corridor énergétique méridional consiste à connecter au moyen d’un lien fixe le premier marché mondial et la première région productrice mondiale. Quel que soit le cas de figure, la Turquie s’impose comme voie de passage et « pont » énergétique sur la grande dorsale transeurasienne.