La Méditerranée comme « limes »

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

3 mai 2012 • Analyse •


Texte de l’intervention de Jean-Sylvestre Mongrenier au colloque « L’OTAN et la Méditerranée élargie : printemps arabe, intervention en Libye, partenariats », organisé par l’Université Catholique Santa Cuore de Milan (Italie), le 3 mai 2012.


Trop souvent, la Méditerranée est appréhendée comme Mare Nostrum pour être l’objet de discours lyriques surannés. Pourtant, cette représentation tout à la fois restreinte et unitaire est en décalage avec l’histoire de longue durée, la géoéconomie mondiale et les dynamiques géopolitiques. C’est dans le cadre d’une « plus grande Méditerranée », bien au-delà des limites du Bassin méditerranéen, qu’il nous faut raisonner. Cette « grande Méditerranée » est composée de parties antagoniques et elle forme aussi un sous-ensemble de l’« Océan Mondial ». Pour les puissances européennes et occidentales, elle constitue un «limes » sur lequel il faut être présent et actif.

La « plus grande Méditerranée »

Il faut en tout premier lieu insister sur le fait que la « plus grande Méditerranée », la « Méditerranée élargie » de ce colloque, ne se limite pas aux pays riverains du Bassin méditerranéen comme pourraient le laisser à penser le Processus de Barcelone et l’Union pour la Méditerranée (UpM). Songeons simplement à la géohistoire de Fernand Braudel ou aux travaux géopolitiques d’Yves Lacoste. La « plus grande Méditerranée » est une espace-mouvement, c’est-à-dire un espace dynamique dessiné les phénomènes de circulation. Il inclut les approches atlantiques de la Méditerranée et englobe le Moyen-Orient via les flux à travers le canal de Suez et l’isthme syrien. Enfin, la mer Noire et les axes qui, à travers le Caucase, mènent au Bassin de la Caspienne, participent aussi de cet espace-mouvement.

Ces différents régions antagoniques sont reliées entre elles par des flux d’échanges et de menaces, la « plus grande Méditerranée » recouvrant ou faisant intersection avec des zones essentielles à la sécurité de l’Europe. Outre les espaces maritimes très empruntés, il en est ainsi de l’Afrique du Nord et de son hinterland sahélo-saharien, du Proche et Moyen-Orient, de la Turquie et du Sud-Caucase enfin, ceux-là formant une « passerelle transeurasienne » vers la Caspienne. Le défi intellectuel est de développer une représentation à la fois large et précise de cet ensemble géopolitique complexe. Une représentation qui intègre la spécificité des situations locales et régionales d’une part, les liaisons et les possibles contrecoups entre ces différentes régions d’autre part.

Lignes de fractures et aire d’échanges

La mer Méditerranée est parcourue par de multiples flux et elle est très insérée dans l’économie mondiale. Ce sont environ 25% du trafic mondial d’hydrocarbures et 30% du fret mondial qui transitent par la Méditerranée. Pourtant, seul le cinquième de ce total correspond à des échanges entre pays riverains. Qu’est-ce à dire ? Les flux d’échanges s’organisent selon des logiques est-ouest, entre le canal de Suez et le détroit de Gibraltar qui sont respectivement les portes orientales et occidentales de la Méditerranée. Cette surface de communication est donc un « segment » des grandes routes maritimes qui relient l’Asie à l’Europe et, plus généralement, elle est un sous-ensemble de l’Océan Mondial.

Au plan stratégique, la Méditerranée ouvre des voies d’accès à plusieurs foyers de conflit et théâtres géopolitiques : l’Afrique du Nord et son hinterland, le Proche et Moyen-Orient, le Caucase et au-delà. De fait, cet espace n’est pas une aire de paix et de fraternité. Depuis la dislocation de l’Empire romain et les invasions arabo-musulmanes du VIIIe siècle, la Méditerranée n’est plus une « Mare Nostrum ». Durant de longs siècles, elle aura même été le théâtre de multiples affrontements entre Chrétienté et Islam, les frontières variant au rythme des batailles. C’est à l’âge colonial que la Méditerranée retrouve une certaine unité si l’on fait abstraction des rivalités européennes toutefois. Au total, la Méditerranée constitue une interface géoéconomique et humaine, certes, mais aussi une zone parcourue de multiples fractures géopolitiques.

Le « limes » méridional de l’Europe

De fait, le « limes » sud de l’Europe passe à travers la « plus grande Méditerranée ». La mer Méditerranée forme un espace de contact et de confrontation entre l’Europe et un monde de plus en plus dense sur le plan démographique ainsi que des zones d’anomie qui s’étendent très vite. Celles-là se rapprochent de l’Europe. Il ne s’agit plus seulement d’un conflit gelé au Proche-Orient, d’une guerre en Afghanistan, d’islamo-terrorisme dans le Sud de la péninsule Arabique ou la Corne de l’Afrique. La célébration du « Printemps Arabe » ne doit pas occulter le développement de logiques de chaos depuis la mer Rouge jusqu’aux côtes nord-africaines de l’océan Atlantique.

Sur ce « limes » et au-delà, les puissances européennes et occidentales doivent s’engager, pour maintenir l’accès à des zones vitales et parer les menaces grandissantes. Aussi, il faut renouveler les liens et les alliances avec divers Etats-tampons et relais de pouvoir. Là où la chose est possible, il faut promouvoir équilibre et stabilité. Pour ce faire, les instances euro-atlantiques, avec leurs avantages respectifs, doivent être utilisées au mieux. Dans l’ordre sécuritaire, l’OTAN et ses partenariats – le « Dialogue Méditerranéen », l’« Initiative de Coopération d’Istanbul » – sont indispensables. De même, l’Union européenne est requise sur le plan de l’économie et du développement. L’engagement doit être à la fois sélectif et résolu. En dernière analyse, il repose sur la volonté et les capacités des États membres de ces organisations.

Pour conclure

Pour conclure, nous insisterons sur le fait que les problématiques géopolitiques de « la plus grande Méditerranée » constituent une forme de propédeutique à cette nouvelle ère marquée par la convergence de différentes lignes dramaturgiques. L’Europe ne saurait se détourner du monde pour cultiver l’illusion délétère de la « provincialisation » ; les États membres de l’UE et de l’OTAN doivent relever les défis qui se rapprochent. Nous finirons donc sur l’interjonction du Sphinx à Œdipe : « Comprends ou tu es dévoré ».