L’européanisation de la lutte contre le terrorisme international · Entre indéniables progrès et défis persistants

Jérôme Pigné, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Juillet 2012 • Analyse •


Le terrorisme en Europe et la lutte orchestrée par les gouvernements pour y mettre fin ne datent pas d’hier. Dans les années 1970-80, la situation s’apparentait à un « euroterrorisme » avec des attentats perpétrés aux quatre coins de l’Europe, commis par des cellules nationales telles la Fraction Armée Rouge en Allemagne et les brigades rouges en Italie, la mouvance radicale pour la Palestine incarnée par le groupe Abou Nidal ou encore les attentats imputés au Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient dans les années 1985-86. Dans ce contexte, un embryon d’« Europe judiciaire » se met progressivement en place, émanant d’ailleurs plus de volontés individuelles que d’un système multilatéral entre les États membres.


Le renforcement des institutions communautaires et surtout la prise de conscience du développement du terrorisme international islamiste avec les attentats du 11 septembre 2001 s’accompagne de la création de plusieurs institutions. Cependant, plus de dix ans après et alors que les évolutions géopolitiques et stratégiques dans la bande sahélo-saharienne s’avèrent particulièrement inquiétantes, il n’est pas inutile de revenir sur les dispositifs en place et leur efficacité et d’interroger, à travers eux, l’adéquation entre la lutte contre le terrorisme sur le continent européen et l’évolution de cette menace, mais aussi la capacité des États-membres à élaborer une réponse commune dans un domaine essentiel à la sécurité de leurs ressortissants.

Les outils européens de la lutte contre le terrorisme international

La lutte contre le terrorisme au sein de l’Union européenne s’articule autour de trois éléments : la coopération policière, la coopération judiciaire et la coopération en matière de renseignement, qui occupe une place croissante face à l’évolution du terrorisme international et à ses évolutions. Ces trois éléments prennent place dans quatre principales créations : Europol, Eurojust, le mandat d’arrêt européen et le Centre de situation conjoint de l’Union européenne (Joint Situation Centre).

Europol : une progressive montée en puissance

Créée officiellement par le Traité de Maastricht en 1992, à la suite des différentes évolutions du groupe informel de TREVI, et des autres structures compétentes en matière de coopération policière, judiciaire, de contrôle des frontières, Europol est une institution européenne multidimensionnelle remplissant plusieurs missions. Initialement, la lutte contre le terrorisme n’est pas une priorité dans l’exercice de ses fonctions, même si le Traité de Maastricht le précise dans ses textes. En fait, ce n’est qu’à partir de 1998 que le groupe Europol devient réellement opérationnel, notamment grâce à des objectifs formulés en amont.

Dans le fonctionnement d’Europol, il est possible de distinguer deux périodes illustrant l’évolution de la perception de la menace terroriste par les États-membres et ses incidences sur leurs relations : l’avant 11 septembre 2001 et la période post 11 septembre avec le développement de structures et d’outils légaux et opérationnels, incarnés par le dynamisme d’Europol. En effet, alors que le groupe de TREVI s’est heurté aux réticences des États à partager des informations qui relèvent d’une capacité et d’une compétence nationale, après les attentats du 11 septembre les Européens commencent à penser la lutte contre le terrorisme islamiste d’une manière plus coopérative et, surtout, plus coordonnée.

Europol a aujourd’hui une fonction d’échange d’information entre les États-membres et produit annuellement des rapports sur la menace effective du terrorisme à l’intérieur des frontières de l’Union européenne. Il est malgré tout difficile de mesurer l’envergure du travail fourni par cette institution à cause de son caractère secret et confidentiel. Ce que l’on sait en revanche, c’est que le fonctionnement d’Europol – surtout en matière d’échange d’information – dépend du bon vouloir des pays membres à communiquer des renseignements sensible aux autres États-membres. Les relations multilatérales, comme c’est le cas au sein d’Europol, freinent la volonté des États à coopérer. Les meilleures coopérations qu’elles soient policières, judiciaires ou en matière de renseignement, sont souvent établies de façons bilatérales. Et même dans le cadre d’un échange d’information interallié les réticences ne sont pas rares.

Eurojust : le partage de l’information comme priorité

Née d’une décision du Conseil de l’Union européenne en 2002, Eurojust est une entité judiciaire nationale permanente dont les objectifs principaux sont au nombre de deux : améliorer les relations bilatérales et multilatérales des États dans le cadre de leurs investigations ; mettre à disposition du Conseil et des États-membres un travail d’expertise formulant des propositions à caractère opérationnel et légal. Chaque État-membre nomme un haut représentant permanent faisant acte de liaison. Eurojust bénéficie d’accords avec Europol en vertu du partenariat élaboré en 2004 afin « d’établir et de maintenir une étroite coopération entre les deux parties » et « d’augmenter leur efficacité dans la lutte contre les formes graves de criminalité internationale, qui relèvent des attributions respectives des deux parties, et d’éviter les doubles emplois inutiles ». Cette coopération prend la forme d’échanges d’informations opérationnelles, stratégiques et techniques et d’une recherche de coordination des activités des deux organisations. Tout comme pour Europol cependant, le travail de coopération et de partage d’informations entre les États-membres dans Eurojust pâtit des contraintes posées par les autorités politiques, mais aussi pour certains pays de contraintes juridiques.

Le mandat d’arrêt international : une évolution majeure

Le mandat d’arrêt international s’inscrit dans l’évolution des relations multilatérales au sein de l’Union européenne à l’heure où la criminalité, le grand banditisme et le terrorisme transnational sont perçus comme des menaces de premier ordre dans l’espace européen. Au-delà de l’impact opérationnel du mandat, il paraît toutefois important de comprendre en quoi ce texte marque une évolution en matière judiciaire et face aux problèmes inhérents à la coopération multilatérale sur un sujet initialement considéré comme relevant de la souveraineté nationale.

Le mandat d’arrêt européen a été créé suite aux attentats du 11 septembre 2001 afin de renforcer l’outil judicaire au sein de l’Union européenne et de remplacer les différents textes et lois qui avaient été mis en place jusqu’à cette période. Il faut en effet remonter en 1985 pour comprendre la genèse des problématiques liées à la circulation des personnes dans l’espace européen avec la signature des accords de Schengen, souvent présentés comme le talon d’Achille de l’Union européenne sur le plan judiciaire et en matière de répression. La décision-cadre est adoptée le 13 juin 2002, les attentats aux États-Unis jouant un rôle catalyseur dans la mise en application de la décision prise par le Conseil européen en 1999 à Tampere.

Le mandat d’arrêt européen permet d’élargir le champ de compétences des juges nationaux, habilités dès lors à développer une relation sans avoir recours à leur gouvernement respectif. Les procédures du mandat d’arrêt européen remplacent les dispositions classiques d’extradition qui restent néanmoins en vigueur dans le cadre d’une procédure avec un pays tiers ne relevant pas, lui, de la décision-cadre du mandat d’arrêt. Dans le droit français, la décision-cadre a été intégrée par la « Loi Perben II ». Il existe malgré tout une forme légale de refus d’application de cette décision, « si la personne est requise pour une infraction politique et quand la personne requise est française ». Mais sur le fond, le mandat d’arrêt européen constitue une avancée considérable pour les pays membres de l’Union européenne. Les procédures du mandat permettent en effet une certaine « judiciarisation » des problèmes d’extradition en écartant quelque peu l’appareil administratif et diplomatique. Ce faisant, il rend plus efficace les procédures d’extradition en raccourcissant les délais d’application de la décision-cadre et en permettant de s’astreindre de certaines pesanteurs politiques.

Le Sitcen : organe de renseignement de l’Union

Le Sitcen, ou le JSC – Joint Situation Centre – est l’organe de renseignement de l’Union européenne. Créé au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, il doit permettre de répondre à la menace incarnée le terrorisme islamiste. Au moment de sa création, le centre est sous l’égide du haut représentant à la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD), Xavier Solana. La fonction principale du Sitcen est alors de rassembler un certain nombre d’analystes sur des informations de sources ouvertes concernant l’international afin de faciliter la coopération entre les États-membres de l’UE. Le centre de situation regroupe à l’époque la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas et la Suède. À partir de 2004 et suite aux attentats de Madrid, Xavier Solana décide d’élargir les champs de compétence du Sitcen en s’intéressant désormais à l’évolution de la menace à l’intérieur des frontières de l’UE. Basé à Bruxelles, le Sitcen développe d’étroites relations avec les organes militaires et le Centre satellitaire de l’UE. Parfois considéré comme une sorte de CIA à l’européenne, le centre est dirigé depuis 2010 par le Français Patrice Bergamini. Enfin, les reformes structurelles apportées à l’UE via le traité de Lisbonne confèrent au Service Européen d’Action Extérieure (SEAE) la responsabilité du Sitcen.

Des efforts à poursuivre

Le dispositif de lutte antiterroriste au niveau européen s’est considérablement amélioré. La complexité des enjeux et l’évolution constante de la menace ne favorisent cependant pas la mise en place d’outils opérationnels, surtout au sein de la « machine bureaucratique » européenne, confrontée à la persistance de logiques de souveraineté qui entravent la coopération entre les États-membres.

Coopérations et logiques de souveraineté

Dans son rapport du 23 mai 2012 sur la stratégie européenne de lutte contre le terrorisme, le coordinateur pour l’Union Gilles de Kerchove a insisté sur l’importance de renforcer la coopération et les échanges. Cette coopération concerne d’abord les agences. Si les échanges entre Europol et Eurojust ont ainsi bien progressé, note Gilles de Kerchove, il convient cependant de la renforcer, par exemple en associant Eurojust à davantage de réunions opérationnelles d’Europol. De même, des efforts peuvent être réalisés entre Frontex, le Sitcen et Europol.

Le second champ d’action renvoie à la coopération entre les États-membres et de ces derniers avec les agences européenne. L’efficacité du travail des agences européennes dépend en effet de la volonté des États de leur procurer des informations pertinentes et de les associer aux enquêtes et condamnations, en particulier à travers les équipes communes d’investigation. Or dans ce domaine, de l’avis même de Gilles de Kerchove, des  progrès considérables restent à accomplir. Certes, la dynamique impulsée par l’émergence de nouvelles structures a permis de réduire la méfiance naturelle que les États avaient les uns envers les autres. D’ailleurs, on peut le rappeler, l’idée sous-jacente à leur mise en place est d’amener une évolution des pratiques et, en cela, le succès est bien présent. Mais sur des aspects aussi sensibles que la sécurité nationale, où le renseignement est considéré comme une arme – si ce n’est la principale – et une prérogative régalienne, l’échange ne va pas forcément de soi et les États-membres restent souvent réticents à collaborer en matière de renseignement.

Cette limite à la coopération renvoie à deux dimensions. D’une part, les politiques européennes sont imprégnées des politiques nationales des États-membres et elles ne traduisent pas réellement un mécanisme supranational. À tous les niveaux, les intérêts nationaux demeurent prépondérants dans des coopérations qui reposent sur le bon-vouloir et la volonté des États-membres. Le mandat européen n’y échappe d’ailleurs pas. Il ne transforme pas l’appareil judiciaire et pénal national en une structure européenne unique et multilatérale, mais représente seulement un élément de la procédure pénale qui, pour être efficace, doit aussi prévoir des règles sur le recueil des preuves, l’audition des témoins, l’intervention d’experts. Le mandat européen repose en outre sur une relation de confiance ce qui, par définition, rend fragile le dispositif en soi. Il constitue un outil accompagnateur dans la procédure nationale d’investigation. Par conséquent, il n’y a aucun transfert de souveraineté à une instance supranationale puisque les décisions appartiennent aux autorités judiciaires nationales. D’autre part, l’hétérogénéité des approches et des perceptions de cette menace entre les différentes États-membres ne favorisent pas la mise en place de politiques opérationnelles. Le terrorisme international, qui touche plus précisément certains pays de la « vieille Europe » (Royaume-Uni, Espagne, France, Italie), se traduit par une volonté accrue de ces mêmes États, mais n’a pas les effets escomptés sur d’autres pays.

La relation transatlantique entre intérêt partagé et divergences

La relation transatlantique est révélatrice de l’importance des logiques de souveraineté nationales et du rôle joué par les États pour porter les dossiers. En effet, les échanges entre Europol et les agences de renseignement américaines sont réalisés par des agents de liaisons nationaux. De plus, dès 1996, la France encourageait les membres du G8 à lutter contre le terrorisme et le crime organisé de manière plus coordonnée et à en faire une priorité. Plus récemment, les réformes du renseignement sous la présidence de Nicolas Sarkozy répondaient notamment à la volonté de créer une réelle communauté du renseignement et de créer un système beaucoup plus proche de celui des alliés britanniques et américains8.

Les politiques nationales des États-membres ont cependant été progressivement complétées par des politiques multilatérales9, et les instances européennes affichent une réelle volonté de peser sur la lutte contre le terrorisme au niveau mondial, par le biais notamment des Nations Unies. Mais s’il semble exister des intérêts communs et une certaine volonté à mettre en place de réels dispositifs de coopération dans la lutte contre le terrorisme international entre les deux rives de l’océan Atlantique, s’interroger sur la coopération transatlantique revient également à questionner les approches et leurs convergences. Or dans ce domaine, force est de constater que les visions politiques, stratégiques et historiques diffèrent. Ainsi en matière de libertés individuelles, les priorités sont autres, avec une la perception de la menace véhiculée par les pouvoirs publics à la fois conséquence des perceptions dominantes dans le pays mais aussi structurante pour les débats et l’opinion publique. Malgré une volonté commune d’agir contre le terrorisme international, des divergences fortes demeurent, ajoutant aux intérêts nationaux et à la relation que chacun entretient avec les États-Unis10.

Terrorisme et « printemps arabe » : une nouvelle donne ?

Les changements opérés depuis le printemps arabe et les conséquences sur la région du Sahel, traduisent une sorte de renouveau pour la mouvance d’Al Qaida, considérablement en perte de vitesse au Moyen-Orient. Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), qui est une menace pour la France et l’Europe, renforce son emprise dans la région ouest africaine, nécessitant de facto une prise en compte de cette nouvelle donne pour l’UE dans sa stratégie de lutte contre le terrorisme international. L’interdépendance des politiques intérieures et extérieures se fait immanquablement ressentir au vu de ce nouveau contexte régional. La stratégie de sécurité et de développement pour le Sahel11 dénote d’une volonté certaine de prendre en compte les nouveaux enjeux liés à la région au sud de la Méditerranée, malgré de réelles difficultés à rendre tangible des stratégies intégrées « sécurité et développement » et à faire coïncider l’agenda européen avec celui des partenaires.

Le 11 septembre avait permis aux « nations occidentales » (particulièrement au sein de l’UE et aux États-Unis) de prendre conscience de la nécessité de mieux articuler la dynamique entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, en développant des outils de coopération internationale. De la même manière, le « printemps arabe » et ses conséquences géopolitiques offre l’opportunité à la communauté internationale de s’intéresser davantage aux phénomènes « crisogènes » nationaux et régionaux pour lutter contre l’expansion du terrorisme international. Un phénomène qui puise incontestablement sa source dans les problèmes socio-économiques et politiques de certains États instables. L’exemple du Mali, et de sa partition dans le Nord, en est un exemple criant. En cela, la politique extérieure de l’Union européenne en matière de politique sécuritaire ne s’arrête pas au désert du Sahara, tout comme elle ne saurait être réduite à l’endiguement de migrants irréguliers ou à la recherche et à l’arrestation de terroristes.

L’investissement européen sur la rive sud de la Méditerranée renvoie aux divergences dans la perception des priorités internationales entre les États-membres, l’intérêt et l’appétence pour l’Afrique du Nord diminuant avec l’accroissement de la distance (géographique et psychique). Cependant, dans le contexte géoéconomique actuel et face à des menaces transnationales, seule une réponse communautaire peut offrir les chances d’une réponse effective. L’UE a peut-être un rôle majeur à jouer dans la résolution de conflits qui sévissent aux portes de l’Europe, elle y a en tout cas un intérêt même si, aujourd’hui, la problématique des « loups solitaires » constitue indéniablement un autre défi pour les organismes communautaires européens de lutte contre le terrorisme.