2 octobre 2012 • Analyse •
La 67e Assemblée générale des Nations unies est ouverte et la révérence vis-à-vis de l’ONU est de rigueur. Paris prétend en faire l’alpha et l’omega de sa politique étrangère. Pourtant, l’ONU n’a que peu à voir avec la « grande idée » cosmopolitique. C’est dans l’UE et l’OTAN que le multilatéralisme doit être pleinement pratiqué.
Depuis le 25 septembre dernier, la 67e session annuelle de l’Assemblée générale des Nations unies est ouverte. Souvent philanthropiques et parfois haineux, les discours s’enchaînent, avec pour toile de fond le scepticisme des Occidentaux, le cynisme des régimes liberticides et l’hypocrisie du plus grand nombre. Les représentants de la France aiment à affirmer l’idée selon laquelle le multilatéralisme onusien serait l’alpha et l’omega de leur politique étrangère. Si l’ONU (Organisation des Nations unies) est pour partie la retombée de l’antique idéal cosmopolitique, elle n’a pourtant guère de légitimité ni d’efficience. Les capacités d’actions propres et la vitalité des alliances sont autrement plus vitaux.
Une antique aspiration
D’emblée, l’utilité de l’ONU comme forum de sécurité collective doit pourtant être soulignée. La rotondité de la Terre, le fait que nous vivions dans un monde politiquement « plein » et la densité des interdépendances de tous ordres qui relient les peuples dans leurs lieux et espaces rendent indispensable, aussi imparfait soit-il, un tel système. Échanges d’ambassadeurs, sommets ponctuels entre chefs d’État et nouvelles technologies de l’information ne sauraient suffire à la tâche. Plus généralement, le seul jeu des échanges et les espoirs investis dans la théorie de la paix par le commerce ne sont pas producteurs de stabilité, la tragique histoire du XXe siècle en témoignant. Régimes juridiques et institutions internationales sont nécessaires à l’ordonnance des relations entre les différentes « polities » (unités politiques).
Par ailleurs, la fondation de la SDN (Société des Nations), puis de l’ONU, s’inscrit dans le prolongement du noble idéal cosmopolitique, celui-là ne devant pas être confondu avec une forme quelconque de multiculturalisme plat et de promotion de l’homme unidimensionnel. Alors que la cité antique est insérée dans l’Empire gréco-macédonien et les monarchies hellénistiques qui en sont les héritières, les philosophes stoïciens en appellent à une cité universelle ouverte aux hommes et aux dieux. La Pax Romana et le millénaire Empire romain seront la traduction concrète d’une telle vision, cette « cosmopolitique » constituant le soubassement métaphysique du jus gentium (le droit des gens).
Au Moyen Âge, la notion englobante de Chrétienté perpétue et renouvelle tout à la fois cette antique aspiration. Royaumes, principautés et fiefs sont comme les parties d’une Respublica Christiana possédant en puissance une extension planétaire et ouverte sur un « limes » vertical. Saint Augustin est le penseur et théologien de cette république chrétienne à dimension universelle et eschatologique. Par la suite, les scolastiques espagnols (Vitoria, Suarez) et les théoriciens modernes du droit des gens (Grotius) travaillent à nouveau ces représentations globales et l’existence d’une « société générale du genre humain » est le présupposé du « droit naturel » dont les règles obligent les États souverains et leurs ressortissants.
De la théorie à la pratique
Les nombreux projets d’union et de « paix perpétuelle » des XVIIe et XVIIIe siècles, dont ceux de Bernard de Saint-Pierre et d’Emmanuel Kant, s’appuient sur cet héritage historique, philosophique et théologique. Ils inspirent les systèmes de sécurité collective du XXe siècle ainsi que la formation d’un « Commonwealth » paneuropéen : l’Union européenne, en quête de points d’équilibres et d’un grand dessein. Cette commune inspiration explique la dilection particulière des Européens pour l’ONU, en contraste avec les Américains qui, malgré le rôle décisif de Roosevelt et Truman, sont beaucoup plus réservés. Toujours est-il que l’opus philosophique de Kant est le livre de chevet de Wilson, lui même à l’origine de la Société des Nations (SDN). L’enjeu est de faire passer cette « grande idée » de la philosophie de l’histoire à la praxis diplomatique.
Si la SDN était « un parlement sans épée », l’ONU est un mixte de réalisme et d’idéalisme (au sens commun du terme). La vision d’une paix universelle, assurée par des mécanismes de sécurité collective, prend en compte les rapports de puissance entre les nations. Ainsi le statut différencié entre les membres permanents du Conseil de sécurité, dotés d’un droit de veto, et les États participant de l’Assemblée générale de l’ONU reflète-t-il la hiérarchie des nations et l’inégale contribution de celles-là à l’ordre international. Conformément à l’ancien précepte selon lequel on a des droits à proportion de ses devoirs, le privilège du droit de veto est la contrepartie du surcroît de responsabilités qui repose sur les épaules des membres permanents. La fonction implique sens des responsabilités et de l’universel.
Lorsque l’ONU est mise en place, la Deuxième Guerre mondiale n’est pas achevée mais les linéaments de la Guerre froide se profilent déjà. En effet, les espoirs investis dans la perpétuation en temps de paix d’une « grande alliance » ne tenant que par l’existence d’un ennemi commun – espoirs sous-tendus par l’aveuglement quant à la personnalité de Staline et la nature même l’URSS –, se fracassent sur le mur des réalités. Tout au long de la Guerre froide, le Conseil de sécurité est paralysé par la dynamique de ce conflit global, le haut niveau des enjeux géopolitiques et l’emploi systématique du droit de veto. C’est au terme d’une confrontation d’ensemble, menée dans différents champs et sur des théâtres multiples, que le camp occidental emporte une « victoire froide » sur la Russie-Soviétie. Dans ce long conflit, l’ONU n’aura été qu’une caisse de résonance faisant parfois figure de grande « ONG » humanitaire.
La force des choses
Dans la conjoncture très particulière du gorbatchévisme, l’ONU est un bref temps revitalisée par les Occidentaux et l’URSS pour se saisir de conflits régionaux plus ou moins liés aux développements de la Guerre froide et travailler à leurs résolution. A partir de 1987-1988, plusieurs missions de « casques bleus » sont lancées et d’évoquer alors le « réveil de l’ONU ». Lancée contre les troupes de Saddam Hussein qui avaient envahi le Koweït, l’opération américano-occidentale « Desert Storm », renforcée par des contingents arabes, se fait sous couvert d’un mandat des Nations Unies, avec l’aval de l’URSS. Le temps d’un « nouvel ordre mondial » fondé sur la primauté de l’ONU, du multilatéralisme et du droit international semble venu. Las. Des déchirements balkaniques des années 1990 au « Printemps arabe », le Conseil de sécurité est tout au plus le lieu d’un accord minimal (Libye, Iran), bien souvent en proie aux divisions et donc à l’impuissance (Kosovo, Syrie).
Institution d’avant la Guerre froide, l’ONU ne s’est pas révélée être l’instance adéquate de l’après-Guerre froide. Au vrai, il ne s’agit pas d’un quelconque dysfonctionnement malheureux ; les espoirs investis dans le multilatéralisme onusien se heurtent à la force des choses et à l’essence du politique. Il n’existe pas en effet de Léviathan supranational pour se poser en « defensor pacis » et puissance d’arbitrage au-dessus des unités politiques. Aussi l’état de nature, dans le sens non pas de guerre perpétuelle mais d’insécurité endémique, demeure-t-il au fond des relations entre les « polities ». Une certaine distribution de la puissance et la présence d’un stabilisateur hégémonique conditionnent le maintien des équilibres, non sans ruptures au plan local et régional. Bref, le monde oscille entre Hobbes et Kant.
A cet égard, il doit être précisé que l’ONU n’a que peu de rapports avec la fédération de libres républiques (au sens de « Res publica ») à laquelle songeait Kant dans son projet de « paix perpétuelle ». On sait que les Nations Unies comptent parmi elles maints autoritarismes et tyrannies marquées par l’arbitraire systématisé et la confusion des genres, voire des ordres. La nature des gouvernements n’est pas prise en compte et l’ONU n’a jamais fonctionné comme le voulaient ses concepteurs idéalistes. Elle n’est certainement pas la seule source de légitimité et le légalisme procédurier dans lequel se drapent ceux qui fuient leurs responsabilités internationales n’est que négation du droit et du juste. Enfin, le respect intégral d’un multilatéralisme mal compris, confiant à des régimes mal intentionnés le soin d’apprécier la réalité des menaces pesant sur nos destinées, relèverait de l’impolitique.
Conclusion
Ces tristes constats ne sont pas une invite à faire sienne une Realpolitik sommaire à base de social-darwinisme et d’idolâtrie de la force. Si l’ONU est traversée par une ligne de partage entre nations occidentales modernes d’une part, puissances émergentes et pays en développement d’autre part, cela ne signifie pas que toutes les conceptions se valent. Le dévoiement du sens de l’universel en Occident ne vaut pas blanc-seing pour des régimes négateurs de la personne, de l’esprit de vérité et des libertés. Cette ligne de partage et les oppositions qui en résultent requièrent décisions et actions. Art de la manœuvre aussi, non sans contradictions parfois (la vertu n’est pas l’innocence).
Au demeurant, l’idéal cosmopolitique a trouvé une certaine traduction effective dans le cadre de l’Union européenne ou encore de l’OTAN, irréductible à une simple alliance défensive. Des rives nord-américaines du Pacifique jusqu’à l’isthme Baltique-mer Noire, États, peuples et nations évoluent dans une sorte de confédération pan-occidentale, avec des prolongements jusqu’en Asie-Pacifique. L’enjeu au niveau global est de consolider et d’étendre cette sphère du droit et des libertés. C’est là que se jouent les destinées de la France et qu’il faut donc pratiquer un multilatéralisme bien compris, pour relever les défis présents et futurs.