Octobre 2012 • Analyse •
La Mauritanie s’est imposée ces dernières années comme l’un des États les plus engagés du Sahel dans la lutte contre les groupes armés se revendiquant d’Al Qaïda, n’hésitant pas à frapper militairement à plusieurs reprises les cellules jihadistes de la sous-région. Depuis quelques mois cependant, un changement d’approche semble avoir été amorcé. Sous l’effet de pressions internes et devant l’évolution du voisin malien, la présidence privilégie la prudence et se place en retrait. Décryptage.
« La Mauritanie n’interviendra pas militairement au Mali », déclarait le président mauritanien Ould Abdel Aziz lors d’une « rencontre avec le peuple » filmée par les caméras de télévision le 5 août 2012, à l’occasion du troisième anniversaire de son élection. « Le problème malien est complexe […], très complexe, nous n’en possédons pas la solution ». Durant l’émission, le général Ould Abdel Aziz n’a pas pour autant annoncé se désengager totalement du dossier. La Mauritanie, « doit aider » son voisin à trouver une solution à l’occupation de « 65% de son territoire par des terroristes », mais toute intervention requiert avant tout la mise en place au Mali d’un gouvernement « fort et représentatif » (1).
Cette position n’est pas sans faire écho à l’attitude des États-Unis qui, lors des débats à l’Assemblée générale des Nations unies, le 26 septembre 2012, ont réaffirmé l’importance d’un gouvernement légitime et solide à Bamako avant toute intervention militaire. Toutefois alors que la Mauritanie s’était imposée ces dernières années comme un acteur clé de la lutte contre le terrorisme au Sahel, intervenant à plusieurs reprises directement sur le territoire malien, notamment dans la forêt de Wagadou en juin et juillet 2011 au cours d’une opération conjointe avec l’armée malienne, la position de prudence affichée par Ould Abdel Aziz à Atar marque une évolution dont les ramifications renvoient aussi bien à des considérations internes qu’externes.
La présidence sous pressions
La position du régime mauritanien à l’égard du Mali est indissociable de la situation politique interne dans le pays. Les opérations menées par l’armée mauritanienne contre les groupes armés d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), si elles ont permis au pouvoir d’acquérir ou de renforcer sa légitimité sur la scène internationale auprès des puissances occidentales – à commencer par les États-Unis et la France –, ont été fortement critiquées. Pour nombre de Mauritaniens, elles relèvent de la guerre par procuration au profit des Occidentaux, sans pour autant répondre à un besoin sécuritaire pour le régime et le pays, ni même en renforcer la sécurité. Au contraire même. « Qui va aller combattre qui au Nord-Mali ? Un Président peut-il prendre le risque de faire intervenir son armée dans une région qui risque de faire des dommages collatéraux et là où vivent des frères, des cousins, des parents du peuple mauritanien ? » (2).
Cette critique de l’engagement de la Mauritanie dans la lutte contre les groupes terroristes n’est pas nouvelle et ne saurait expliquer à elle-seule la position du général Ould Abdel Aziz. En effet, la présidence est confrontée à un raidissement des opposants internes. Les islamistes mauritaniens, trouvant à la faveur du « printemps arabe » un certain écho, ont tenté de prendre appui sur celui-ci pour s’opposer au régime. Ainsi, le chef du parti Tawassoul, Mohamed Jamil Ould Mansour, condamnait fin février 2012 la répression menée en Syrie par Bachar al-Assad avant d’appeler, peu après, à la fin du « régime militaire qui continue de diriger » la Mauritanie (3). Mais dans un pays où la charia est appliquée et où les fondements religieux organisent la société, leur marge de manœuvre est limitée pour offrir quoi que ce soit de nouveau et, contrairement aux islamistes marocains et tunisiens, les islamistes mauritaniens ont du mal à susciter l’intérêt des foules et à mobiliser (4). En parallèle, depuis le 25 février 2011 et à la suite des « Printemps arabes », une partie de la jeunesse mauritanienne est descendue dans les rues. Prenant le nom de « Mouvement du 25 février », elle demande le départ d’Aziz. Bien que rejetant toute influence politique extérieure et toute reprise par des partis politiques, ces jeunes ont reçu le soutien de l’ensemble de l’opposition.
Le principal danger pour la présidence est cependant la Coordination de l’Opposition Démocratique (COD), qui regroupe les opposants au général Aziz et à sa politique contre les groupes jihadistes (5). Elle a en effet rejeté la proposition d’Ould Boulkheir – chef de l’Alliance Progressiste Populaire et président de l’Assemblée nationale – de promouvoir la mise en place d’un gouvernement d’union nationale (6) et, le 4 août, elle a adopté une charte demandant le « le départ du président Mohamed Ould Abdel Aziz » comme « condition sine qua non à toute solution à la crise politique en Mauritanie ». En réponse, l’Union pour la République (UPR), le parti au pouvoir, a d’ailleurs officiellement exclu le 28 août toute idée de dialogue avec l’opposition tant que cette dernière persisterait à exiger le départ du président. Dans ce contexte de veillée d’armes et de tensions croissantes entre les formations politiques, le pouvoir a donc choisi la prudence, d’autant que la situation politique au Mali est loin d’être clarifiée et, qu’à bien des égards, ce pays apparaît comme un nœud de vipères.
Le nœud de vipères malien
La prudence de la Mauritanie à l’égard de toute intervention au Mali renvoie également à la perception du conflit. Il y a en effet, à Nouakchott, une certaine aigreur devant l’évolution du Mali et le positionnement des acteurs maliens. Dans un pays où l’unité nationale ne se discute pas depuis les indépendances, les prétentions du Mouvement national de libération de l’Azwad (MNLA), qui s’est allié avec les islamistes d’Ançar Dine d’Iyad Ag Ghali pour conquérir le nord du pays sont considérées comme illégitimes. De son côté, le régime malien n’apparaît guère plus attrayant. La chute d’Amadou Toumani Touré est parfois perçue comme issue d’un accord passé entre les putschistes et le président déchu suivant une vision « complotiste » reprise par certains journalistes mauritaniens (7).
Ces critiques du régime malien sont indissociables de la politique de Bamako à l’égard des provinces du nord et des groupes jihadistes présents au Mali. En effet, les terroristes algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), devenu depuis AQMI, se sont installés au Mali en 2003 en bénéficiant d’une immunité relative sur le sol malien, d’abord dans la région de Tombouctou puis, à partir de 2007, dans les montagnes de Timétrine en échange de la libération des Occidentaux (8). Dans un premier temps, ce « laissez-faire » a été analysé – et présentée comme telle par les autorités maliennes – comme un choix par défaut compte tenu des moyens limités dont disposait l’État face à des groupes terroristes militairement bien équipés. Cependant, au fur et à mesure de l’engagement des Occidentaux pour renforcer les moyens anti-terroristes maliens et devant l’absence de résultats contre les combattants d’AQMI, la thèse de la collusion entre la sphère politique et les groupes jihadistes s’est renforcée dans les pays occidentaux et les chez les voisins du Mal (9). D’ailleurs, ce sont des fuites à Bamako, lors de la préparation de l’opération militaire conjointe mauritano-malienne dans la forêt de Wagadou, qui ont amené les forces mauritaniennes à déclencher seules l’offensive en territoire malien le 24 juin (10).
Si l’attitude de l’ancien régime malien cristallise les reproches à Nouakchott, les autorités actuelles sont loin d’être épargnées. D’une part, la situation du président et du premier ministre reste fragile, avec des équilibres précaires et des ingérences trop nombreuses de militaires. Ces derniers sont en effet intervenus dans les médias à plusieurs reprises depuis l’exil d’Amadou Toumani Touré pour prendre position contre la présence des troupes de la Cédéao. Ainsi, peu avant le sommet du 26 septembre à l’ONU et la demande officielle du premier ministre malien d’intervention internationale au Nord-Mali, le colonel Youssouf Traoré et le Mouvement populaire du 22 mars (MP22) prenaient ouvertement position contre une présence militaire étrangère, arguant du nécessaire respect de la souveraineté nationale malienne et du blocage de cargaisons d’armes dans le port de Conakry à la demande de la Cédéao (11). D’autre part, les relations entre le Mali et la Mauritanie ont directement pâti de la mort de seize prédicateurs mauritaniens, tués par des soldats maliens à Ségou, dans le centre du pays dans la nuit du 8 au 9 septembre.Du moins dans un premier temps. Après avoir réclamé une « enquête indépendante », la présidence a rapidement manifesté la volonté de calmer le jeu avec le voisin malien (12). Dans son discours à l’occasion de l’arrivée des corps à Nouakchott, le président Aziz a ainsi affirmé que la situation au Mali était très compliquée. D’ailleurs, cette affaire a rapidement disparu des médias mauritaniens.
Le jeu trouble des acteurs régionaux
Le jeu trouble des acteurs sahéliens ne s’arrête pas aux frontières maliennes. Vu de la Mauritanie, le rôle de plusieurs États régionaux est considéré comme ambigu. « La Cédéao est court-circuitée par Compaoré, qui a lui-même ses propres intérêts dans le règlement de cette crise », considérait ainsi un diplomate (13). Ainsi le président burkinabais est soupçonn de profiter des discussions avec les groupes armés maliens pour renforcer sa popularité auprès des musulmans burkinabais. Mais c’est surtout l’activité du président burkinabais dans les libérations d’otages occidentaux qui lui est reprochée, surtout que la Mauritanie a lancé en 2011 un mandat d’arrêt international pour « terrorisme financier » contre Limam Chafi, conseiller du président burkinabais et connu pour son rôle dans les négociations avec AQMI.
Davantage que le Burkina Faso, c’est toutefois l’Algérie qui concentre les interrogations. Quelques jours après que le premier ministre malien ait exhorté la communauté internationale à intervenir militairement au Nord-Mali, Alger recevait en effet une nouvelle délégation d’Ansa Dine. Pour les dirigeants algériens une opération de la Cédéao serait « vouée à l’échec ». « Jeter quelque 3 000 hommes dans un théâtre d’opérations de plus de 8000 kilomètres carrés serait insignifiant, estime un haut gradé algérien. De plus, l’ennemi, invisible et insaisissable, mènera une guerre d’usure qu’il gagnera à coup sûr contre une formation militaire telle que la pense la Cédéao, qui ne connaît pas, non plus, le terrain saharien » (14). Derrière ces craintes d’un embrasement et d’une inefficacité d’une intervention de militaires de la Cédéao, les motivations et intérêts d’Alger font cependant question. Certes, l’indécision caractérisant la politique algérienne pourrait être la conséquence d’une politique de « couverture de risque », nourrie par la mauvaise gestion diplomatique de la crise libyenne. De même, Alger a, durant les rébellions touarègues au Mali des années 1990 et de 2006, joué un rôle d’intermédiaire voire même de garant, non sans se le voir reprocher par les membres du MNLA au début de la dernière rébellion, ces derniers accusant l’Algérie de ne pas avoir suffisamment exigé du Mali. Mais surtout, les dirigeants algériens se méfient d’un renforcement de la présence française, voire occidentale, dans une zone qu’ils considèrent comme leur sphère d’influence. La création en 2010 d’un Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cémoc) réunissant à Tamanrasset les pays dits du champ (Mauritanie, Algérie, Mali et Niger), et de son alter ego en termes de renseignement à Alger, relevaient d’une logique d’influence pour contrer notamment la mise en place d’un axe Nouakchott-Bamako dans la lutte contre le terrorisme (15).
De même, l’activisme français est diversement apprécié. Les partisans du MNLA – dont le bureau politique a été accueilli par Nouakchott avant de fermer officiellement en juillet 2012 – considèrent que la France est en partie responsable de la dégradation de la situation au Nord-Mali, de par son soutien aux régimes issus des indépendances à Bamako. Pour d’autres, elle a un rôle de premier ordre, non seulement en raison des menaces qui pèsent sur son territoire et ses ressortissants, mais aussi du fait de son passé dans la région et des moyens militaires dont elle dispose pour apporter son soutien à une force africaine (16).
Nouakchott en première ligne
En tout cas, en attendant la Mauritanie est en première ligne. Le nombre des réfugiés, estimé à 16 000 en février dernier, est passé à environ 107 000 personnes en septembre. Outre le camp de M’Béra, dans le Sud-est de la Mauritanie, un projet d’implantation d’un deuxième camp est prévu à Aghor, un site qui a déjà, dans les années 1990, abrité des réfugiés maliens (17). Surtout, la menace d’attentats ou d’actes violents s’est accrue avec le reflux des forces armées maliennes du Nord-Mali (18).
Longtemps considérés comme des trafiquants en tout genre et dont la dynamique régionale était sur le déclin après leur échec à s’implanter au Maghreb en-dehors de l’Algérie, les combattants d’AQMI semblent entrer dans une nouvelle phase dans la bande sahélienne, en remplaçant un État hier défaillant et aujourd’hui absent. À cet égard d’ailleurs, l’émergence du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), qui recrute dans l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest et pour plusieurs observateurs jouerait en quelque sorte le rôle de « légion étrangère » d’AQMI, constitue un signal inquiétant, même si ses premiers actes terroristes ont été menés en Algérie. L’Union européenne ne s’y est d’ailleurs pas trompée. Le 26 septembre 2012, la délégation européenne à Nouakchott annonçait apporter 8 millions d’euros pour renforcer la sécurité aux frontières de la Mauritanie, et tout particulièrement les 2 200 km avec le Mali (19).
Notes •
(1) « La Mauritanie n’interviendra pas contre les islamistes au Mali », LeMonde.fr, 6 août 2012. À noter que la Mauritanie n’est pas membre de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) mais de l’Union du Maghreb arabe.
(2) Entretien de Jérôme Pigné avec un journaliste, La Tribune (Mauritanie), août 2012.
(3) Mathieu Guidère, Le printemps islamiste. Démocratie et charia, Paris, ellipses, 2012, pp. 107-108.
(4) Ibid.
(5) La COD, reprenant des termes comparables à ceux d’AQMI, considère la lutte contre les groupes jihadistes comme une « guerre à la solde des Occidentaux ».
(6) En vertu de la Constitution, le président Aziz a un mandat de cinq ans à compter du 19 juillet 2009, date de son élection à la présidence. À noter que le général est arrivé au pouvoir le 6 août 2008 au cours d’un putsch.
(7) Entretien de Jérôme Pigné avec un journaliste de Biladi (Mauritanie), août 2012.
(8) Iyag Ag Ghali aurait joué le rôle d’intermédiaire dans ces libérations.
(9) International Crisis Group, « Mali : éviter l’escalade », Rapport Afrique n°189, 18 juillet 2012, p. 3.
(10) Ibid., p. 6.
(11) « Crise du Nord, la lettre de Dincounda Traoré, le moral de la troupe : le colonel Youssouf Traoré lève le voile », Mali Demain, 7 septembre 2012.
(12) Assanatou Baldé, « Sanglante offensive de l’armée malienne contre les islamistes », Afrik.com, 10 septembre 2012. « Leur véhicule refusait de s’arrêter après des tirs de sommation, ils ont alors été traités comme des ennemis », commentait peu après l’incident un fonctionnaire malien.
(13) Entretien de Jérôme Pigné avec un diplomate ouest-africain (Nouakchott), août 2012.
(14) Mélanie Matarese, « Mali du Nord : Alger négocie avec les islamistes », Le Figaro, 2 octobre 2012. À Nouakchott, l’efficacité d’une force africaine au Nord-Mali fait également question, pour des raisons qui renvoient aussi bien à la formation des soldats qu’à leur emploi.
(15) Laurence Aïda Ammour, Stratégies d’influence et projection de puissance des pays maghrébins sur les territoires sahéliens à la lumière des enjeux de sécurité régionaux, septembre 2011, p. 9.
(16) D’ailleurs, la Cédéao semble peiner à réunir les 3 300 soldats promis, d’autant que les exigences demandées par les chefs d’État potentiellement contributeurs sont importantes et plusieurs armées du continent « sont en limite de rupture » (Nathalie Nougayrède et Christophe Châtelot, « Le Sahel au centre des discussions à l’ONU », Le Monde.fr, 25 septembre 2012). Le récent activisme de Paris pour que l’Europe participe à la formation de militaires maliens peut également aller dans ce sens.
(17) Intagrist El Ansari, « Crise malienne : quel sort pour les réfugiés ? », Afrik.com, 4 octobre 2012.
(18) L’émir jihadiste Belmoktar, à la tête de l’une des deux katibat sahélienne d’AQMI, aurait déclaré avant le déclenchement de la rébellion du MNLA que « la tête et la chute du régime d’Aziz sont des commandements divins ».