L’Europe désarmée et le « dernier Homme »

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 janvier 2013 • Analyse •


Au début du mois de janvier, le général Sverker Göranson, chef d’état-major de l’armée suédoise déclarait que son pays ne pourrait résister à une offensive militaire limitée. En cause, la baisse continue des dépenses militaires depuis la fin de la Guerre froide. Au vrai, c’est l’Europe dans son ensemble qui désarme et s’abîme dans la psychologie du « dernier Homme ». Une attitude en rupture avec le monde de la vie et ses défis.


Au début de ce mois, le général Sverker Göranson, chef d’état-major de l’armée suédoise déclarait que son pays serait bien en mal de résister plus d’une semaine à une offensive militaire limitée. Membre de l’UE, la Suède se veut « libre d’alliance » et ne pourrait donc compter d’emblée sur le soutien des Etats membres de l’OTAN. Aussi et surtout, la part des dépenses militaires dans le PIB a été réduite de moitié dans les quinze dernières années.

Le cas de la Suède n’est jamais que la pointe émergée de l’iceberg. L’ensemble de l’Europe et des Etats qui la composent ont très fortement réduit leurs dépenses militaires au profit de dépenses sociales et d’un coûteux interventionnisme public. Ce « modèle européen » de désarmement unilatéral contrevient aux exigences du « Politique », activité originaire appréhendée en son essence, ainsi qu’aux lois du monde de la vie. Il faut donc anticiper une possible « situation de détresse » et s’y préparer.

Le Welfare State contre le Warfare State

L’essentiel tient en peu de chiffres. A la fin de la Guerre froide, les Etats européens appartenant à l’OTAN accordaient en moyenne plus de 3% de leur PIB à la chose militaire. Cette proportion est aujourd’hui inférieure à 1,5% et nombre de budgets  en Europe sont tombés à moins de 1% du PIB dont l’Italie et l’Espagne, pourtant considérés comme des Etats européens de premier plan. Pour enrayer cette décrue, très vite amorcée sitôt l’URSS vaincue, les Etats membres de l’OTAN ont d’abord lancé, lors du cinquantenaire de l’Alliance atlantique (sommet de Washington, 1999), une Initiative sur les capacités de défense (ICD). La dite initiative restant lettre morte, les gouvernements alliés sont convenus d’un « engagement capacitaire » définissant les capacités critiques à maintenir ou acquérir pour demeurer des nations militaires de référence (sommet de Prague, 2002). Dans les travaux précédant l’adoption d’un nouveau « concept stratégique » (sommet de Lisbonne, 2010), le rapport piloté par Madeleine Albright a enfin indiqué que chacun devrait consacrer un seuil minimal de 2% du PIB à son budget militaire propre. Nous sommes loin du compte. Le Royaume-Uni et plus encore la France sont en dessous de la barre, les deux principales puissances militaires européennes peinant à maintenir leur rang de « nation-cadre » (i.e. une nation capable de conduire une opération militaire interalliée d’envergure). En France, l’ « Europe de la défense » aura longtemps été présentée comme la martingale permettant de légitimer et de conduire un plus grand effort militaire européen mais il est aujourd’hui patent qu’il n’en sera rien. Faute de moyens en Europe, il serait donc difficile pour l’UE de prétendre conduire une opération un tant soit peu ambitieuse. Cela nous ramène donc à l’OTAN mais l’impéritie des alliés européens menace aussi sa cohérence géopolitique et son efficacité militaire. Un certain nombre de dirigeants américains se sont publiquement inquiétés de ce « gap » transatlantique et de ses conséquences futures (voir Robert Gates, le 10 juin 2011, s’exprimant en tant que secrétaire à la Défense sur le départ). Des formes de partage des tâches entre alliés sont à l’étude, aussi bien dans l’UE (« pooling and sharing ») que dans l’OTAN (« smart defense »), mais le plus peut-il sortir du moins ?

Le reflux des dépenses militaires en Europe a d’abord été présenté comme une compensation aux efforts produits au fil de la Guerre froide pour  contenir la menace massive et immédiate de la « Russie-Soviétie ». Comme le déclarait alors un grand serviteur de l’Etat dont on aime à louer la perspicacité et l’intelligence politique (sans que l’on sache pourquoi au demeurant), il s’agissait de toucher les « dividendes de la paix ». La transition de l’après-Guerre froide était censée inaugurer l’entrée définitive dans la « pax democratica ». En fait de dividendes, la baisse continue des budgets militaires aura eu pour arrière-plan la dérive des dépenses publiques, l’accroissement des déficits d’Etat et l’expansion des dettes souveraines, la crise économique de 2008 et ses effets ne venant qu’amplifier cette tendance lourde. La richesse des nations et le crédit que les acteurs des marchés veulent bien accorder à des Etats dispendieux sont hypothéqués afin de financer dépenses de santé, budgets sociaux et coûts d’un interventionnisme public multiforme. Bref, le Welfare State dévore le Warfare State. Conformément à la théorie du marché politique élaborée par James Buchanan et l’école du Public choice, les gouvernants échangent promesses de dépenses publiques et allocations diverses contre les bulletins de vote des gouvernés. Dans ces transactions, les fonctions régaliennes sont d’un faible rapport. Tout au plus invoquera-t-on, ici et là, indépendance et souveraineté mais il s’agit d’un hochet : c’est à l’aune des budgets militaires et des capacités mises en ligne que l’on juge des intentions. Sur un autre plan, cette problématique renvoie aux interrogations de Joseph Schumpeter, dans son Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), sur le devenir du capitalisme, menacé par l’étatisme, le fiscalisme et l’hostilité des « intellectuels » (des « professionnels de l’agitation sociale »). Au final, l’invasion de la sphère sociale par les bureaucraties publiques et la socialisation des flux monétaires sont aussi une menace pour l’idée même de souveraineté.

La « fin de l’Histoire » et l’ère du nihilisme

Ce processus involutif n’est pas sans évoquer la « fin de l’Histoire », un concept hégélien repris par Alexandre Kojève et diffusé auprès d’un public plus large avec l’article de Francis Fukuyama publié à l’été 1989 dans National Interest (cet article a été traduit dans la revue Commentaire, n° 47, automne 1989). Très schématiquement, la thèse soutenue est celle d’une extinction des conflits idéologiques sur la question du meilleur régime, question résolue avec l’universalisation de la démocratie de marché : ce système d’organisation est producteur d’abondance matérielle pour le plus grand nombre et reconnaît chaque individu sur le plan éthique (précisons que la « fin de l’Histoire » ne signifie pas la disparition des guerres et des conflits). Si la référence à Fukuyama est devenue objet de ricanements dans une vieille Europe où l’on est plus occupé à commenter les paradigmes américains qu’à déchiffrer le réel, un penseur comme Peter Sloterdijk insiste sur l’importance de cette réflexion sur le sens du devenir historique et l’état des sociétés post-modernes. Elle n’est d’ailleurs pas exempte d’une forme de « kulturpessimismus » et les commentaires hâtifs ont souvent fait l’impasse sur la seconde partie du titre de l’ouvrage publié peu après : « La fin de l’Histoire et le dernier Homme » (Flammarion, 1992). La forme sociale qu’il décrit comme aboutissement de la modernité occidentale est marquée par une réduction de la stature humaine et elle correspond à l’avènement du « dernier Homme » prophétisé par Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885). Le « dernier Homme » est celui qui cligne de l’œil en sautillant, amenuise toutes choses et rapetisse la Terre à sa taille. Dénué de toute « ardeur de sentiment » (le thymos des Anciens), privé d’horizon de sens, il est animé par la seule conservation de soi et la satisfaction de ses besoins. « Nous avons inventé le bonheur » s’écrie-t-il, le regard vide. De fait, une telle psychosociologie rend en partie compte de l’état d’esprit des sociétés européennes les plus avancées (le mainstream à tout le moins) et la baisse continue des dépenses militaires ne fait que révéler les préférences collectives : du pain et des jeux, sans légions sur le « limes » de surcroît.

L’erreur serait de penser la prévalence du « rien » comme une chose morne et ennuyeuse, certes, mais paisible et rassurante. Méditer l’histoire contemporaine nous préserve de telles illusions. A la Belle Epoque, l’Europe se voulait à l’avant-garde d’un nouvel Âge d’Or. Victor Hugo affirmait que l’Humanité avait « doublé le cap de tempêtes ». C’est sur fond de progrès scientifiques et techniques spectaculaires, matérialisés au niveau individuel par l’expansion économique et l’amélioration des conditions de vie, que le concept de nihilisme s’impose dans la pensée européenne  avec Dostoïevski et Nietzsche principalement (le terme est déjà utilisé au XVIIIe siècle dans les controverses théologiques et philosophiques). Discernant la crise de valeur et l’effondrement du sens dont il est le contemporain, Nietzsche écrit : « Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir : l’avènement du nihilisme ». La suite des événements a montré que cette vision ne relevait pas d’un simple esthétisme de la décadence. Les deux conflits mondiaux et les guerres en chaîne du XXe siècle ont mis au jour la violence hyperbolique impliquée par la modernité et la « mort de Dieu » (l’« éclipse de Dieu », selon Martin Buber). Si l’on se reporte aux temps présents, la précipitation des enjeux démographiques et écologiques, la prolifération des technologies de mort, les affrontements territoriaux et identitaires laissent redouter une convergence de lignes dramaturgiques. Il faut y ajouter la montée en puissance d’entités politiques massives animées par une volonté de revanche dont les effets et conséquences ne doivent pas être sous-estimés. Au-delà des risques et menaces dans l’environnement géographique de l’Europe, des Etats-civilisations seront chaque jour plus à même de mobiliser des énergies fantastiques et les distances géographiques ne préserveront pas les Etats européens de la « grande transformation » qui se profile au plan des rapports de puissance : l’Extrême-Orient est entré dans l’ère de la mobilisation totale et il vient à  l’Europe ; il y aura  des confrontations et des ondes de choc de longue portée.

Penser la situation d’exception

Plongés dans cette gigantomachie, il nous faut donc penser la situation d’exception, celle qui met en jeu la conservation de l’être et la souveraineté, et méditer sur le « Politique » compris en son essence, c’est à dire comme activité originaire et dans ses caractéristiques propres. Le « Politique » a pour donnée de base le conflit, l’hostilité entre les hommes et les groupes qu’ils forment, et pour finalité la concorde intérieure et la sécurité extérieure. Nonobstant le fait que les Européens ne se veulent que des « partenaires », cette fonction de protection requiert la distinction entre l’ami et l’ennemi. Le recours à la violence physique légitime est son moyen spécifique, ce qui nous ramène à l’armée, aux dépenses d’armement et à la guerre.

Il serait vain de prétendre restaurer l’outil militaire en arguant des seuls bienfaits de l’économie de défense, des enjeux technologiques qu’elle recèle et de ses retombées en termes d’emplois. Dans ce registre, on aura tôt fait de trouver d’autres postes d’affectation, autrement plus visibles et rémunérateurs sur le plan électoral. En dernière instance, la légitimité de l’effort militaire à produire n’est pas d’ordre économique mais politique : il s’agit d’être en mesure de détruire ce qui est susceptible de nous détruire et de pouvoir projeter forces et puissance là où se redéfinissent les équations de pouvoir. Enfin, il n’y aura pas de redressement militaire sans réarmement intellectuel, moral et spirituel.