De l’orbe romain à l’idée européenne

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

25 février 2013 • Analyse •


La renonciation de Benoît XVI appelle l’attention sur Rome et l’Europe. De fait, l’interdépendance historique entre le christianisme et le Vieux Continent est à l’origine d’une certaine idée de l’Europe comme mouvement et transcendance. Cette “Grande Idée” est toujours actuelle.


La renonciation de Benoît XVI et la réunion prochaine du conclave destiné à élire le nouveau pape appellent l’attention du monde sur Rome, en tant que centre spirituel, et donc sur l’Europe. Ce n’est pas là une simple coïncidence géographique. L’interdépendance historique entre la Chrétienté et l’ancien Occident est à l’origine d’une certaine idée de l’Europe comme mouvement, ouverture sur le lointain et transcendance. Si l’état présent des choses est fort éloigné de cette « Grande Idée », celle-là doit demeurer une source d’inspiration pour les tenants d’une Europe du grand large.

L’Ordo Aeternus romain

De fait, il y a une interdépendance historique entre le christianisme et cette partie du monde nommée « Europe » depuis Hérodote et l’Antiquité grecque (le nom apparaît vers 590 av. J.-C. dans l’Hymne homérique à Apollon). Entre l’édit de Milan promulgué par Constantin en l’an 313 de notre ère et la transformation sous Théodose du christianisme en religion impériale, avec l’édit de Thessalonique (380 ap. J.-C.), le christianisme a conquis et renouvelé le monde romain, la Croix l’emportant sur le « Soleil invaincu » de l’Empereur Julien. Après avoir mis en forme l’Occident médiéval défini comme Res Publica Christiana, le christianisme a accompagné, et même précédé dans certains cas, le désenclavement géographique de l’Europe moderne et l’arraisonnement du monde. Par la suite, le repli géographique de l’Europe sur ses frontières aura eu pour corollaires l’affaissement de la foi, l’éclipse du divin et la désertion des églises. Assurément, les rapports entre l’histoire de l’Europe et celle du christianisme sont complexes mais ils ne relèvent certainement pas de la seule contingence. Si l’on dresse une perspective cavalière, la continuité chrétienne, aisément identifiable, est aussi une continuité archaïque. Alors que le monde antique se meurt, l’Eglise catholique récapitule en effet les valeurs latines et virgiliennes de l’Empire romain, qualifié par l’« autre Homère » d’Ordo Aeternus. Plus largement, elle est aussi l’héritière de l’idée d’Europe comme conscience de soi, représentation idéale et vue-du-monde.

Tout commence avec le mythe de la princesse Europé, la fille d’Agénor, roi de Tyr, enlevée par Zeus taurin et transportée en Crète. Tel qu’il est rapporté par Hérodote, père de la géographie et de l’histoire, le mythe préfigure les traits majeurs du destin européen. Péninsule avancée de l’antique Asie, l’Europe n’a pas sa source en elle-même – dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche recourt à l’image de la « péninsule avancée de l’antique Asie » ; Paul Valéry parlera, lui, de « petit cap du continent asiatique » (La crise de l’esprit, « Deuxième lettre », 1919). Arrachée au sol natal, elle est emportée au-delà d’elle-même, dans un mouvement en quête de l’Occident (les Hespérides des Anciens Grecs). Le dépassement des particularités initiales ouvre sur l’universel, l’expansion géographique et de nouvelles fondations (envoyés par le roi de Tyr à la recherche de leur sœur Europé, Cadmos et ses frères fondent de nouvelles cités). Ainsi que Jean-François Mattéi le démontre, l’enlèvement de la princesse phénicienne est donc la « scène primitive de l’Europe » (Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne, Flammarion, 2007). Les penseurs grecs élaborent ensuite une représentation de type polaire entre l’Est et l’Ouest, un jeu complexe de distinctions d’ordre physique, ethno-psychologique et politique valorisant l’Europe par rapport à l’Asie, avec pour thème central la liberté et l’énergie, en opposition à la servitude et à la torpeur. La polarité Grecs/Barbares se perpétue dans la dialectique entre romanité et barbarie, Rome s’épuisant à absorber les peuples qui s’agitent sur le « limes » impérial.

Une Europe désenclavée et impériale

Après le pillage de Rome par Alaric, en 410 ap. J.-C., Saint Augustin porte cette polarité sur un plan vertical, avec la distinction entre la Cité de Dieu et la Cité terrestre ; les deux cités cheminent ensemble, étroitement enchevêtrées, jusqu’au jour du Jugement dernier. La Chrétienté a certes une assise territoriale et géopolitique, l’Occident médiéval recouvrant l’Europe de l’Ouest et la partie centrale du continent, mais cette Res Publica est ouverte dans l’espace et dans le temps;  en puissance, la totalité de l’œkoumène est dans l’orbe du catholicisme romain. Selon Jean-François Mattéi, cette dimension universelle et eschatologique amplifie le regard de l’Europe sur un horizon lointain. Tel est l’arrière-plan métaphysique du formidable élan qui, à l’aube de la Renaissance, porte navigateurs, conquérants et missionnaires à parcourir l’océan mondial et à s’emparer des terres émergées: « L’Europe, écrit Julien Freund, est cet espace limité du globe qui a exploré le monde entier » (La fin de la Renaissance, PUF, 1980). Significativement, c’est à cette époque que le terme d’Europe s’impose sur le plan géographique, ses peuples prenant alors conscience de leur identité commune au regard des nouveaux mondes qu’ils découvrent. Cette grande épopée s’achève avec la conquête du cœur de l’Afrique, puis des glaces et des terres de l’Arctique et de l’Antarctique, peu avant que l’Europe ne sombre dans une nouvelle guerre de trente ans (1914-1945).

Depuis, l’Europe a abandonné la plupart de ses positions dans le monde, la disparition des empires ultra-marins marquant la fin d’une hégémonie de plusieurs siècles, tant sur le plan intellectuel et spirituel que dans l’ordre matériel. Si la structure politique formée autour des Etats-Unis est pour partie l’héritière de ce puissant passé, les Etats européens se sont repliés sur leur espace propre et l’Europe cherche à se transformer en une simple unité géographique parmi d’autres unités du même  type. Ainsi l’Union européenne et ses Etats membres s’épuisent-ils à s’unir dans le but de s’unir, l’objectif le plus ambitieux étant de constituer une « zone monétaire optimale » plus ou moins efficiente. En retour et selon un effet non-voulu, le projet ébranle l’ « Europe une et libre » qui, avec l’élargissement à l’est du rideau de fer, a pris forme dans l’après-Guerre froide. Au total et si l’on pense en termes de siècles, le Vieux Continent n’est plus que l’ombre de lui-même, ses anciens tributaires considérant avec mépris ses palinodies sur la « puissance douce » et sa prétention à réaliser le « meilleur des mondes ». Pour autant, la « Grande Idée » demeure, tel un archétype platonicien. Elle invite à ne pas se satisfaire d’une sorte de provincialisation de l’Europe, à renouveler ses liens avec les nouveaux mondes qu’elle a découverts et fécondés, à maintenir ouvertes les routes du grand large.

Actualité de la « Grande Idée » européenne

Ces conceptions ont des débouchés pratiques, qu’il s’agisse de consolider le Commonwealth paneuropéen, de renforcer la relation transatlantique en négociant une zone de libre-échange avec l’Amérique du Nord, de rehausser les partenariats dans l’Est européen et sur les frontières sud-orientales de Europe ou encore de s’engager sur le « limes »méditerranéen et au-delà.

Aussi et surtout, la vision de l’Europe comme « Grande Idée » invite à dépasser l’ambiance relativiste-matérialiste des temps présents pour en appeler à ce qui passe infiniment l’Homme. Point d’avenir et de métamorphose sans regard vers le lointain, visée transcendante et dépassement des formes héritées dans une synthèse supérieure.