7 avril 2013 • Analyse •
L’OTAN est bien plus qu’une simple alliance défensive. Conçue comme une communauté de sécurité, elle est aussi l’expression géopolitique d’un certain Occident. L’OTAN s’inscrit dans des rapports de force globaux et elle est en prise avec des espaces et des problématiques d’envergure planétaire. Texte de l’intervention de Jean-Sylvestre Mongrenier lors du 5e Festival Géopolitique & Géoéconomie de Grenoble, 7 avril 2013.
L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) n’est pas une alliance de type traditionnel mais une alliance wilsonienne dont la légitimité repose aussi sur les principes de la sécurité collective. Dans l’après-Guerre froide, la « transformation » de l’OTAN a pu être présentée comme l’avènement d’une structure globale, en charge d’une forme de régulation militaire du système mondial. Depuis, les Alliés sont revenus à une vision plus classique du rôle, de la raison d’être et des missions de l’OTAN. Celle-là demeure principalement l’expression d’un « certain Occident » qui, dans le domaine des alliances, dispose d’un réel avantage comparatif par rapport à d’autres ensembles géopolitiques.
L’OTAN comme alliance wilsonienne
De fait, la perpétuation de l’OTAN après la Guerre froide vient contredire les théories néo-réalistes des relations internationales. Selon ces théories, les alliances ne sont que l’expression d’une certaine reconfiguration de puissance, d’un rapport de forces ; elles visent à répondre au « dilemme de sécurité » et s’inscrivent dans des logiques défensives et réactives. Le but est de contrebalancer une menace en se regroupant et en accumulant des forces. Aussi une alliance n’est-elle pas sensée survivre aux conditions qui l’ont fait naître. Pourtant, l’OTAN est aujourd’hui plus âgée que bien des chefs d’Etat et de gouvernement à la tête de ses Etats membres, ce qui n’est pas courant dans l’Histoire. Après la Guerre froide, l’OTAN a été rénovée et transformée (le concept de « transformation » désigne plus précisément le reconditionnement de l’OTAN sur un modèle expéditionnaire).
Le fait met en évidence les limites de l’approche réaliste des alliances. Comme l’écrit Jean-Yves Haine, il ne suffit pas d’être « radiologue » et de considérer le seul état du squelette, c’est-à-dire la structure systémique abstraite des rapports de force entre les Etats. Il faut aussi être « cardiologue » et « psychologue », prendre en compte l’historicité des acteurs, leurs perceptions et leurs représentations psychologiques. Dans le cas de l’Alliance atlantique, l’expérience historique des deux guerres mondiales est essentielle, les diplomaties de la France et du Royaume-Uni poussant à la formation d’un « système de sécurité collective atlantique ». C’est ainsi que l’on peut parler d’ « hégémonie par invitation » (Bruno Colson). Si l’on considère la diplomatie américaine, elle est plutôt sur la réserve quant à la formation d’une « alliance empêtrante » et il faut conserver à l’esprit que George Kennan, l’un des pères du containment, ne voyait pas les choses ainsi. Il aurait préféré une garantie de sécurité unilatérale des Etats-Unis à l’endroit des pays d’Europe occidentale destinés à s’organiser sur une base propre (cf. le « concept de l’haltère »).
La politique étrangère américaine de l’époque étant marquée par la culture politique wilsonienne et fortement réticente quant aux vertus de l’équilibre des puissances, l’Alliance atlantique est pensée comme un système de sécurité collective. Elle n’est pas dirigée contre un agresseur déterminé mais contre le fait même de l’agression. Les signataires sont invités à résoudre pacifiquement leurs différends et à développer des relations amicales (articles 1 et 2 du traité de l’Atlantique Nord, 4 avril 1949). Le texte du traité de l’Atlantique Nord s’ouvre sur un préambule aux accents wilsoniens et aux allures de profession de foi civilisationnelle). Au total, l’OTAN (c’est-à-dire l’Alliance atlantique et son organisation civilo-militaire) a une portée plus large qu’un simple alliance et constitue aussi une communauté de sécurité.
La « transformation » de l’OTAN et le mouvement vers une alliance globale
Dans l’après-Guerre froide, les Occidentaux s’engagent dans une vaste entreprise d’« enlargement », ce qui signifie l’extension des principes et mode d’organisation de la démocratie libérale et de l’économie de marché (la « démocratie de marché »), l’entreprise se traduisant par l’élargissement à l’Est de l’OTAN et de l’UE, ces deux piliers d’une « Europe une et libre ». C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire la rénovation et la « transformation » de l’OTAN. Lors des sommets atlantiques de Londres et Rome, en 1990 et 1991, décision est prise par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Alliance de prolonger et de reconditionner l’OTAN. Cette décision s’explique tout autant par l’histoire immédiate – l’OTAN a passé le test de la Guerre froide –, que par les perspectives plus ou moins inquiétantes qui s’ouvrent alors (il s’agit plus d’une « victoire froide » que d’un triomphe). La réunification de l’Allemagne et la recomposition en Europe mettent à bas l’ « équilibre des déséquilibres » qui aura longtemps régi les relations entre Paris, Bonn et Londres, ce qui inquiète tout autant François Mitterrand que Margaret Thatcher. Dans les capitales occidentales, on redoute enfin que les « pays de l’Est » ne basculent dans le chaos.
L’OTAN comme l’UE sont donc pensés comme les cadres d’action requis pour arraisonner les PECO (Pays d’Europe centrale et orientale), stabiliser la région et lui ouvrir des perspectives (la préparation à l’adhésion est un levier de modernisation et de pacification). Aussi entame-t-elle un triple élargissement : un élargissement au plan fonctionnel avec des nouvelles missions dites « non article 5 » (« crisis management ») qui relèvent de la sécurité et de la stabilisation post-conflit ; un élargissement de l’aire de coopération avec l’instauration de partenariats à l’Est (« Partenariat pour la Paix ») et au Sud (« Dialogue méditerranéen » ensuite prolongé par l’« Initiative de coopération d’Istanbul ») ; un élargissement du nombre des Etats membres et ce en plusieurs vagues (Pologne, Hongrie et République tchèque en 1999, ensemble des PECO en 2004, Croatie et Albanie en 2009). L’Ukraine et la Géorgie n’ont pour leur part pu obtenir de partenariat pour l’adhésion (Membership Action Plan) mais coopèrent activement avec l’OTAN dans le cadre du Partenariat pour la Paix (en 2010, le nouvel exécutif ukrainien a suspendu la demande d’adhésion à l’OTAN).
A ce triple élargissement s’ajoute l’extension du champ des opérations, extension amorcée dans les Balkans au cours des années 1990 et qui a mené l’OTAN jusqu’en Afghanistan après le 11 septembre 2001. C’est alors que s’amplifie le mouvement vers une « OTAN globale », c’est-à-dire une OTAN apte à intervenir sur des théâtres extérieurs lointains, en étroite association avec d’autres alliés des Etats-Unis (Australie, Nouvelle-Zélande, Japon et Corée du Sud) ou des pays offrant des « facilités » à proximité des zones d’anomie. Le débat porte sur l’intérêt de signer des « partenariats globaux » avec les alliés des Etats-Unis en Asie-Pacifique où l’OTAN jetterait l’ancre. Cette mondialisation géostratégique de l’OTAN s’accompagnerait d’un renforcement de sa dimension civile, les guerres de contre-insurrection requérant un « approche globale » (civilo-militaire) pour enraciner les opérations (voir les doctrines de contre-insurrection un temps appliquées en Afghanistan). Plus largement, l’OTAN se transmuterait en une sorte de « garde mobile » au service d’une structure d’ordre à même d’assurer ce que Raymond Aron nomme la « paix par l’empire ». La formule du sénateur américain Richard Lugar résume cette conception de l’OTAN : « Out of area or out of business ».
Points d’équilibre et perspectives de l’OTAN
De telles conceptions ont suscité un débat sourd à l’intérieur de l’OTAN, jusqu’à ce qu’un nouveau Concept stratégique, adopté au sommet atlantique de Lisbonne en novembre 2010, ce qui est l’expression d’un consensus transatlantique. La plupart des alliés européens, de part et d’autre du continent, ont fait part de leurs réticences quant à la globalisation de l’OTAN, ont insisté sur le besoin de références historiques et géographiques pour maintenir la cohésion de l’Alliance atlantique et rappelé l’importance de sa mission première : l’article 5 et la défense collective. Le « retour d’expérience » des fronts extérieurs, en Afghanistan comme en Irak (même si l’OTAN en tant que telle n’était pas engagée en Irak), et les modifications de la « grande stratégie » américaine ainsi que les inflexions de la vue-du-monde qui la sous-tend ont joué dans le même sens que les réticences des alliés européens.
Au total, les Alliés partagent aujourd’hui une vision plus sélective des possibilités de recourir à l’OTAN sur des théâtres d’intervention extérieurs à la zone euro-atlantique et à ses approches. Schématiquement, les conditions de recours à l’OTAN, pour des missions « non-article 5 », sont les suivantes : une base juridique bien établie, l’idéal étant une résolution des Nations unies ; le soutien de la part d’acteurs régionaux ; une réelle valeur ajoutée de l’OTAN en tant que telle, par rapport à d’autres cadres d’action et d’intervention. Rappelons par ailleurs que les décisions à l’intérieur du Conseil Nord Atlantique (l’instance politique de l’OTAN) se prennent par consensus. L’intervention de l’OTAN en Libye s’est faite selon ces règles, les négociations interalliées permettant de surmonter les désaccords initiaux et de faire flotter le drapeau. Notons cependant que la participation militaire active à l’opération était le fait de sept ou huit pays, les autres se limitant au volet maritime (embargo sur les armes à destination du régime libyen). Certains Etats membres se sont simplement contentés de ne pas faire obstacle à la décision de l’OTAN.
Cette vision du rôle et des missions de l’OTAN est en retrait par rapport au modèle envisagé dans les années 2000, celui d’une « OTAN globale » s’autosaisissant de divers conflits à la surface de la planète, mais il ne s’agit pas d’un abandon pur et simple. L’OTAN se recentre sur l’article 5 et donc son cœur de métier, à savoir la défense collective de ses membres, ainsi que sur l’environnement géopolitique de l’Alliance. Il faut cependant souligner le fait que cet environnement géopolitique est étendu – le Bassin méditerranéen et ses prolongements, l’Est européen, voire l’Arctique – et cette extension géographique conduit l’OTAN à rester en prise avec des évolutions et des problématiques d’envergure mondiale. Opération navale menée en Méditerranée au titre de l’article 5, Active Endeavour pourrait être le socle de missions plus ambitieuses dont la protection des flux énergétiques. Les opérations de l’OTAN au large de la Somalie (Ocean Shield) – protection des navires du Programme alimentaire mondial, lutte contre la piraterie et sécurisation des routes maritimes – vont dans le même sens. L’OTAN est aussi le lieu d’efforts de mutualisation des capacités militaires entre alliés (la « Smart Defense »). Enfin, c’est dans ce cadre que s’élabore la défense antimissile de l’Europe.
Conclusion
En conclusion, l’OTAN constitue un « actif » géostratégique, et partant géopolitique, sans équivalent pour les Etats qui la constituent et cette alliance transatlantique est la poutre maîtresse du « grand espace » occidental qui a pris forme après les deux guerres mondiales. Dans la redéfinition des équilibres de puissance qui est en cours, il s’agit là d’un réel avantage comparatif, aucune des puissances dites émergentes, y-compris la Chine, ne disposant d’un tel dispositif.
A rebours de la thèse d’un basculement pur et simple des Etats-Unis vers l’Asie-Pacifique, pour y saisir des opportunités de croissance comme pour préempter les risques et les menaces liés à la montée en puissance de la Chine (voir les tensions croissantes dans les « Méditerranées asiatiques »), Washington ne saurait se désintéresser de l’Europe et de l’OTAN ; la « diplomatie du pivot » esquissée par l’Administration Obama a ses limites.
Le redéploiement américain et le « partage du fardeau » entre les Alliés pourraient même ouvrir de nouvelles perspectives aux puissances européennes les plus allantes, dans leur environnement géopolitique du moins. Hélas, la baisse des budgets militaires, le comportement de « consommateur de sécurité » du plus grand nombre et l’état de déréliction en Europe ne sont guère porteurs. C’est peut-être l’hypothèque la plus lourde qui pèse sur l’avenir de l’OTAN (cf. le discours de Robert Gates prononcé à Bruxelles, le 10 juin 2011).