5 juillet 2013 • Analyse •
Le 5 juillet 2009, des affrontements entre Hans et Ouïghours, à Ouroumtsi (Urumqi), faisaient plus de 200 morts. Depuis, les tensions et les incidents n’ont pas cessé, les émeutes et leur répression par la police occasionnant régulièrement des pertes. Minorité de langue turque et de religion musulmane, les Ouïghours subissent la pesante domination de Pékin sur le Sin-Kiang (Xinjiang), cette région correspondant au Turkestan oriental. Le gouvernement chinois accuse les Ouïghours de « terrorisme » ou encore de « séparatisme ». Pourtant, la question ouïghoure mérite un autre éclairage. Elle interpelle non pas les seuls Turcs et peuples turciques mais tous ceux qui ont à cœur la cause de la liberté en République de Chine populaire.
Les Ouïghours dans les temps longs de l’histoire
D’ethnie turco-musulmane, les Ouïghours sont principalement présents au Sin-Kiang (Xinjiang), à la périphérie nord-ouest du territoire de la Chine. Ils sont environ 9 millions sur un total de 20 millions d’habitants, le Sin-Kiang (1,6 million km²) étant en voie de sinisation, et ce au moyen de transferts de populations Han (outre les Ouïghours et les Hans, le Sin-Kiang compte des Kazakhs, Kirghizes et autres). De fait, cette région a un caractère hautement stratégique et les dirigeants chinois entendent en renforcer le contrôle politico-militaire. Dans cette situation géopolitique, il faut bien reconnaître aux populations d’ethnie turque le privilège de l’antériorité, la présence de tribus ouïghoures étant anciennement attestée.
Jusqu’au VIe siècle de notre ère, les espaces centre-asiatiques sont dominés par des peuples indo-européens (cf. les Scythes, les Tokhariens et, plus longuement, les Sogdiens). C’est à cette époque que des nomades Türük, issus de l’Altaï, font irruption dans l’Histoire. Au VIIIe siècle, les clans Türük sont divisés puis éclipsés par les Ouïghours. Ceux-ci sont à leur tour marginalisés et écartelés entre les deux puissances montantes de la région : les Arabes de Transoxiane (territoire au-delà de l’Oxus/actuel Amou-Daria) à l’ouest ; les Chinois à l’est, influents jusque dans les oasis du Ferghana et à Tachkent. Les premiers battent les seconds à Talas, en 751, et les Chinois sont contraints de se replier plus à l’est, laissant place aux Ouïghours. Ceux-là fondent un « empire » dont le territoire correspond grosso modo à la Mongolie actuelle.
Cet « empire des steppes », pour reprendre le titre d’un maître ouvrage de René Grousset, s’effondre en 840 sous les coups des nomades kirghizes. De nombreux Ouïghours trouvent alors refuge dans les oasis situées au sud des monts Tian-Chan (les Monts célestes). C’est bien plus tard, aux XVIIe et XVIIIe siècles, que les Chinois reviennent en force et conquièrent le Turkestan oriental, région qu’ils nomment le «Xinjiang », le terme signifiant « nouvelle frontière » ou « nouveau territoire ». Le discours chinois se réfère donc à cette époque pour chercher à légitimer l’actuelle domination de Pékin sur le Sin-Kiang. Ce discours fait pourtant l’impasse sur les l’histoire antérieure et postérieure de la région.
Au XIXe siècle, l’Empire russe conquiert le Turkestan occidental (actuelle Asie centrale) et les représentants du tsar soutiennent ou suscitent de multiples insurrections ouïghoures. Avec la révolution chinoise de 1911 et le chaos des décennies qui suivent, le Sin-Kiang échappe à la souveraineté de Pékin. Par la suite, une république ouïghoure (la « république du Turkestan oriental ») bénéficiera même de l’appui soviétique, en 1933-1934 puis de 1944 à1949. Moscou finit par reconnaître la souveraineté chinoise et les indépendantistes ouïghours doivent plier devant le nouveau pouvoir communiste que Mao Zedong incarne. Toutefois, dans les années 1967-1970, l’URSS soutient un parti nationaliste Ouïghour qui anime des cellules combattantes au Sin-Kiang. Il est vrai qu’en ces temps-là, Russes et Chinois s’affrontaient sur l’Oussouri, affluent de l’Amour (Extrême-Orient).
Une pesante domination chinoise
Depuis, Pékin a renforcé son emprise sur cette région stratégique en installant sur place des colons Hans, y compris des « soldats-laboureurs ». Ainsi les Ouïghours sont-ils devenus minoritaires au Sin-Kiang (44% de la population). Les Ouïghours coexistent sur ce territoire avec d’autres populations dont les Hui, comme eux de religion musulmane mais d’ethnie Han (les Hans représentent 40% de la population du Sin-Kiang, voire bien plus). En butte aux revendications autonomistes des Ouïghours, le pouvoir chinois joue sur ce clivage et il recrute une partie de ses policiers chez les Hui, réputés brutaux dans leurs rapports avec les Ouïghours. Ces derniers subissent brigades de « travailleurs sociaux » en charge du quadrillage, vexations diverses, discrimination ethnique et répression religieuse. Leurs us et coutumes sont combattus.
Il existe par ailleurs une diaspora ouïghoure depuis l’Asie centrale jusqu’en Turquie, pays dans lequel elle compte plus de 300 000 personnes. Présidé par Rebiya Kadeer, une personnalité qui a connu les prisons chinoises, le Congrès mondial des Ouïghours a son siège à Munich, l’Allemagne ayant accueilli des réfugiés politiques issus de cette ethnie. Rebiya Kadeer vit aux Etats-Unis où une association américaine des Ouïghours est très active (le Uyghur Human Rights Project). Pékin considère que cette structure ainsi que les associations qui en sont proches, à l’instar du Congrès national du Turkestan oriental, sont des organisations terroristes et dénonce des liens avec le Mouvement islamique du Turkestan oriental (un mouvement classé comme organisation terroriste après le 11 septembre 2001).
Les efforts déployés par la Chine au sein de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) et l’activisme de sa diplomatie en Asie centrale ont notamment pour objectifs le verrouillage de la question ouïghoure et le contrôle territorial renforcé du Sin-Kiang. En retour le nationalisme des Ouïghours se développe et les incidents des décennies antérieures se sont multipliés ces dernières années. Les émeutes du 5 juillet 2009, à Ouroumtsi, ont été particulièrement graves (200 morts, des milliers de personnes arrêtées et des dizaines d’exécutions officielles). Rebiya Kadeer a été accusée par Pékin d’avoir fomenté les émeutes. Depuis, la question ouïghoure n’apparaît que sporadiquement dans le champ des médias occidentaux.
Malgré la faiblesse numérique des Ouïghours, cette question ne doit pas être négligée, d’autant plus qu’elle a mis en évidence l’existence d’un sentiment pantouranien. De fait, en juillet 2009, le premier ministre turc, Recep Tayep Erdogan, avait haussé le ton. Depuis le G8 d’Aquila (Italie), il avait dénoncé une « forme de génocide » au Sin-Kiang. Le président turc, Abdullah Gül, revenait alors d’un voyage en Chine au cours duquel il s’était rendu à Ouroumtsi (il y avait revêtu la tenue traditionnelle des Ouïghours). La diplomatie turque s’est ensuite employée à modérer ces propos et l’idée émise par le ministre de l’industrie de boycotter les produits chinois a vite été écartée. Aujourd’hui, la Turquie est même un pays « partenaire » de l’OCS. En Haute-Asie comme au Moyen-Orient, le discours justificateur de la diplomatie turque ne va pas toujours sans contradictions.
Un test de grande envergure
Depuis, la répression n’a eu de cesse et elle concerne aussi le petit nombre de Ouïghours de confession chrétienne. Le 21 avril dernier, 21 personnes dont 10 policiers chinois sont mortes au cours d’émeutes dans la préfecture de Kashgar (chiffres officiels). Le 26 juin, la région de Tourfan a connu un autre épisode mortel (27 morts dont 9 policiers et vigiles).
Quatre ans après les émeutes du 5 juillet 2009, les forces de sécurité chinoise sont donc aux aguets. Si Pékin pratique l’amalgame, il ne faut certainement pas réduire la question des Ouïghours à la problématique terroriste. Le Sin-Kiang, tout comme le Tibet, est l’un des terrains sur lequel on jugera la volonté supposée du pouvoir chinois de reconnaître les libertés fondamentales.