13 septembre 2013 • Entretien •
Suite à la dégradation de la situation dans le Sahel, l’UE a renforcé son implication dans la région, en adoptant une approche quelque peu différente de celle des Etats-Unis. En dépit de sa réaction tardive et laborieuse dans certains domaines, l’UE devra relever plusieurs défis et mettre à profit ses atouts, si elle veut occuper un rôle à la hauteur de ses ambitions dans la stabilisation du Sahel à long terme. Entretien avec Antonin Tisseron, chercheur associé à l’Institut Thomas More, et Bérangère Rouppert, chargée de recherche au GRIP, co-auteurs de Sahel : éclairer le passé pour mieux dessiner l’avenir (GRIP, 2013).
Avant le coup d’État de 2012 au Mali quelle était l’action de l’UE au Sahel ? Suite à la dégradation de la situation dans la région, quelle a été l’inflexion de sa politique ?
C’est précisément la dégradation sécuritaire dans la zone pendant les années 2000 qui a conduit certains États membres de l’UE (France, Espagne, Danemark, Grande-Bretagne), inquiets, à demander une action européenne pour la zone sahélienne spécifiquement. Jusque-là, les pays de la zone sahélienne, comme l’ensemble des pays africains, bénéficiaient de la coopération au développement de l’UE, matérialisée notamment par les conventions de Lomé, remplacées par les accords de Cotonou, les accords d’association euro-méditerranéens ou encore le partenariat UE-Afrique. En septembre 2011, l’UE rend donc publique une stratégie spécifiquement dédiée au Sahel et visant à s’attaquer simultanément aux problèmes de développement et de sécurité, suivant une dialectique déjà présente dans la Stratégie européenne de sécurité de 2003.
Lorsque la situation se dégrade avec l’effondrement du régime libyen et la mort de Kadhafi, l’UE met du temps à réagir, comme le montre la mise en place tardive de la mission de sécurisation des frontières (EU Border Assistance Mission – EUBAM Libya) en mai 2013 et qui, si elle était intervenue plus tôt, aurait permis un afflux moindre de combattants vers les pays avoisinants et un contrôle accru des trafics notamment dans la zone de la passe d’El Salvador (zone frontalière entre l’Algérie, le Niger et la Mauritanie). Avec le Mali, l’aide au développement est en grande partie stoppée après le coup d’État– sauf l’aide directe à la population et l’aide humanitaire –, et elle ne reprend qu’en février 2013, après l’adoption le 29 janvier par le parlement malien de la feuille de route proposée par le Premier ministre, et demandée par les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et l’UE depuis l’été 2012. Plus important, l’UE a très vite mis en place la mission de formation de l’armée malienne – même si l’accélération institutionnelle a engendré quelques « couacs » sur le terrain lors de la mise en œuvre, cela est globalement une réussite – et s’est beaucoup impliquée dans la préparation de l’élection présidentielle.
L’action européenne au Sahel semble plus récente et plus modeste que celle des États-Unis, déjà impliqués depuis une décennie dans la région dans le cadre de leur Pan-Sahel Initiative (PSI) de 2002, puis de leur Partenariat transsaharien pour la lutte contre le terrorisme (TSCTP) de 2005. Quelles sont les différences entre l’approche européenne et américaine ?
En termes de philosophie, les deux approches sont relativement comparables, dans le sens où elles s’appuient sur les deux mêmes présupposés : il faut une action globale s’exerçant dans un cadre régional. Après, dans le détail de la mise en œuvre, il y a plusieurs différences. Mais l’une d’entre elles est essentielle et finalement emblématique. D’un côté, le TSCTP a été, du moins pendant les années Bush, tenu en main par le Pentagone, qui fournissait la plus grande partie des financements et s’opposait au Département d’État pour la direction des personnels militaires. Depuis, il y a eu un rééquilibrage entre les agences civiles et le Département de la Défense, mais ce dernier continue de peser lourd. De l’autre, pour l’UE, c’est l’inverse. Les programmes centrés sur le développement concentrent les crédits, tandis que les programmes visant au renforcement de la sécurité (lutte contre le terrorisme, contre la radicalisation, etc) sont mal perçus et réduits à la portion congrue. Pour dire les choses autrement, et en schématisant, les États-Unis ont été plus enclins à intervenir dans le domaine militaire, et l’UE dans le domaine civil, avec toutefois une limite à cette opposition : la coopération militaire est un domaine investis par les États membres de façon bilatérale, suivant leur grille de lecture et leur analyse des priorités de leurs partenaires africains.
Qu’est ce qui peut expliquer la décision des Etats-Unis de ne pas intervenir militairement au Sahel aux côtés de la France ?
Chaque pays a déjà ses propres programmes de formation militaire. Les États-Unis ont le TSCTP, la France a de son côté le programme Recamp (Renforcement des Capacités Africaines de Maintien de la Paix). Concernant plus précisément l’opération Serval au Mali, les États-Unis ne sont pas intervenus militairement directement aux côtés de la France mais, comme le rappelaient les sénateurs français Jean-Pierre Chevènement et Gérard Larcher dans un rapport sur le Sahel publié par le Sénat le 3 juillet dernier, ils ont été le principal soutien de Paris avec un engagement financier et opérationnel (en envoyant des drones et des avions ravitailleurs notamment). Certes, cet engagement a été progressif, mais il a été réel.
Quant à savoir pourquoi les États-Unis n’ont pas fait davantage en s’impliquant avec des troupes conventionnelles, la France ne leur a pas demandés et cela n’était pas dans leur intérêt. Si le Sahel est un théâtre important d’un point de vue sécuritaire, il n’est finalement que secondaire par rapport à d’autres régions d’Afrique où Washington dispose d’intérêts économiques beaucoup plus grands, comme le golfe de Guinée. D’autre part, autant que faire se peut et dans la continuité de la politique de Barack Obama de « leading from behind » déjà mise en œuvre en Libye, l’engagement direct américain doit être limité pour éviter de davantage attiser les tensions et, par ricochet, nourrir la rhétorique jihadiste. In fine, il ne faut pas oublier que c’est à la France que le président malien Dioncounda Traoré a demandé une assistance.
Alors que la politique américaine au Sahel a été critiquée à cause du peu d’importance accordée à l’action dans le domaine civil, l’UE a-t-elle des atouts à faire valoir pour s’en démarquer ?
Par « domaine civil », on peut entendre les missions civiles PSDC de l’UE. Là, il est vrai que l’UE éprouve quelques difficultés comme le prouvent EUCAP Nestor et EUCAP Sahel Niger lancées en juillet 2012, et EUAVSEC Sud-Soudan lancée en août 2012, qui ont vu leur chef de mission nommé rapidement mais les équipes se constituer péniblement, et seuls quelques séminaires ponctuels de formation être organisés. De ce côté-là, c’est donc laborieux. Il faut davantage regarder du côté des actions de développement car il est certain que l’UE est attendue dans ce domaine et dispose de nombreux outils et d’une expertise dans la région depuis le début des indépendances pour ce faire.
En outre, il ne faut pas perdre de vue que pour des raisons historiques, entre certains États membres de l’UE et les pays sahéliens, il y a une proximité culturelle et une proximité humaine : les hommes politiques se connaissent, les ressortissants européens y sont nombreux et les langues communes facilitent la coopération. EUTM Mali l’a montré sur plusieurs points : cette mission à forte coloration française a été un atout de taille pour initier les contacts avec les autorités militaires maliennes. De surcroît d’ailleurs, étant donné le mode de fonctionnement de l’armée malienne calqué sur celui de l’armée française et le fait que plusieurs officiers maliens aient suivis des cursus en France, il était plus facile de confier à des Français l’élaboration et la direction du programme de formation.
Après le déploiement de la Mission des Nations unies MINUSMA au Mali, quelle sera la place et la valeur ajoutée de l’engagement français et européen dans la stabilisation de la région à long terme ?
Il faut distinguer l’engagement français et l’engagement européen, même s’il y a des interactions dans les contributions. Paris a en effet encore près de 3 200 militaires au Mali, qui mènent régulièrement des opérations de ratissage et de sécurisation et, en vertu de la résolution 2100 de l’ONU, peuvent intervenir en appui de la MINUSMA. Plusieurs autres États européens participent à la formation des soldats maliens dans le cadre de la mission EUTM-Mali et, concernant l’approche communautaire, la stratégie EU-Sahel ambitionne de faire jouer à l’UE un rôle de premier plan dans la stabilisation à long terme du Sahel. Ceci étant, si elle souhaite être à la hauteur de ses ambitions dans la région, elle devra dépasser un certain nombre de facteurs qui ont limité l’impact de son action ces dernières années : manque de compétences sur les questions sécuritaires et la lutte contre l’extrémisme, faible articulation des financements dans les différents domaines de son action en fonction des objectifs à atteindre aux différentes échéances, et fortes réticences sur le financement des forces armées (assuré de facto par les États membres).
Enfin, encore une fois, la proximité culturelle et historique peut être un atout pour l’UE et pour la France : la langue française facilite la communication et les échanges ; le « soft power » de l’UE est souvent mieux perçu que le « soft and hard power » des États-Unis comme l’a rappelé la difficulté de ces derniers pour trouver un siège en Afrique à l’AFRICOM ; l’organisation de certaines institutions calquées sur celle des anciennes puissances coloniales peut permettre une meilleure compréhension des enjeux et des problématiques locales. Encore que, rappelons-le, la compréhension de l’autre ne repose pas exclusivement sur une proximité ou une sensibilité. Une culture de l’ouverture, sans arrogance, et des contacts locaux sont autant si ce n’est plus importants.