5 novembre 2013 • Analyse •
L’affaire Snowden et la révélation par la presse de l’ampleur des écoutes réalisées par la National Security Agency (NSA) ont mis au jour les logiques de puissance qui gouvernent le monde et l’équivoque des rapports entre alliés. D’aucuns en appellent à l’Union européenne, mais les plus importants de ses membres privilégient les relations avec Washington. De fait, les nations européennes participent d’un « Grand Espace » euro-atlantique centré sur les États-Unis.
Depuis l’été 2013, l’affaire Snowden n’en finit pas de rebondir. Au fil des semaines, la presse a mis au jour l’ampleur des écoutes réalisées par la National Security Agency (NSA), cette agence américaine ayant bénéficié de moyens renforcés à la suite des attentats du 11 septembre 2001. L’espionnage se révélant être une pratique courante entre alliés, il appert que le renseignement américain n’est pas animé par la seule lutte contre le terrorisme ou la surveillance des compétiteurs stratégiques mondiaux. Plus largement, la sortie de la Guerre froide et l’avènement d’un nouvel âge global ne signifient pas la fin du « politique » compris comme phénomène de puissance. D’aucuns en appellent à l’UE comme structure de coopération privilégiée entre nations européennes, mais celles-ci privilégient leurs relations propres avec le pouvoir américain, centre moteur d’un « Grand Espace » euro-atlantique.
L’ère des Titans
Si l’ouverture générale des économies après la Guerre froide et l’expansion des échanges ont charrié un certain nombre d’illusions quant à la transmutation des rapports entre les hommes (voir la thématique du « village global »), les révélations autour de l’affaire Snowden mettent en évidence les logiques et rivalités de puissance qui sous-tendent le système politique mondial. Au vrai, le conflit est à la racine du politique, les gouvernants n’ayant pas le pouvoir d’annihiler les conditions qui en font une activité originelle (cf. Julien Freund et l’« essence du politique »). Ainsi, le droit et le multilatéralisme ne sauraient suffire à assurer la sécurité des nations, la raison d’État demeure un invariant politique. Elle se traduit par des liens intimes entre l’exercice du pouvoir et le secret, voire l’occulte. Un simple défaut de transparence que les « lanceurs d’alerte », type Snowden, pourraient corriger ? Certes, si les hommes étaient parfaits, nous ne serions pas confrontés au dilemme sécurité nationale/libertés fondamentales, mais le pouvoir et ses émanations seraient alors dépourvus de raison d’être. Sur ce point, soulignons qu’un peu de théologie et d’augustinisme politique nous préserveraient des eschatologies sécularisées, modernes héritières des mouvements millénaristes du passé.
Au plan général, l’enseignement principal de l’affaire Snowden repose dans les ordres de grandeur qui sont en jeu. Aux États-Unis, la « communauté du renseignement » regroupe seize agences officielles. L’ensemble représente un budget de plus de 75 milliards de dollars (55 milliards d’euros) et emploie quelque 110 000 personnes. A ces chiffres, il faudrait ajouter les multiples sous-traitants ainsi qu’un certain nombre de structures et de programmes non officiels. Cette masse critique est plusieurs fois supérieure aux budgets et personnels des États européens les mieux dotés, qu’il s’agisse des services britanniques, allemands ou français. Dans le cas de la France, les six services de renseignement existants disposent d’un budget global de moins de 10 milliards d’euros. A plus ou moins long terme, seules la Chine et une poignée d’États-continents seront capables de mobiliser des moyens comparables à ceux des États-Unis. Dans ce nouvel âge global, qualifié par Ernst Jünger d’« ère des Titans », le système européen des États fait assurément kleinstaatlich.
L’UE n’est qu’un Commonwealth paneuropéen
Face aux défis que l’extension des ordres de grandeur entraîne, le réflexe est de se tourner vers l’Union européenne (UE). De prime abord, l’UE apparaît comme le cadre naturel de mutualisation des politiques de renseignement et de sécurité mises en œuvre par ses États-membres. Bien vite pourtant, les développements de l’affaire Snowden ont montré que les États européens n’étaient pas de simples victimes de la NSA. De fait, les services secrets des pays alliés participent du système de renseignement déployé par les États-Unis, l’échange d’informations et de « métadonnées » se pratiquant dans le cadre de discrets accords de coopération. Auditionné par le Congrès des États-Unis, le 29 octobre dernier, le général Keith Alexander a ainsi affirmé que la NSA et la DGSE étaient liées par un protocole d’échange d’informations. Ce qui vaut pour la France vaut pour l’Allemagne et d’autres États européens. De fait, il existe une « amicale » du renseignement à l’intérieur de laquelle chacun joue de ses avantages comparatifs, en fonction des zones d’influence et de la géographie des câbles par lesquels transitent les données électroniques.
L’échange d’informations et la coopération s’organisent donc à travers des coopérations bilatérales entre les États-Unis et leurs alliés, la puissance hégémonique américaine étant le maître d’œuvre du système global. Chacun des services de renseignement alliés cherche à rehausser le niveau de sa coopération avec les Américains pour gagner en pouvoir et en efficacité. L’idée directrice est d’obtenir un statut équivalent à celui des Britanniques et de négocier des gentlemen’s agreements comparables à ceux qui lient les parties prenantes du système dit Five Eyes (le traité UKUSA signé entre Washington et Londres en 1946, dispositif ensuite étendu au Canada, à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande). Tel est le sens de l’information selon laquelle les États-Unis et l’Allemagne allaient conclure un accord de non-espionnage mutuel (Le Monde.fr, 2 novembre 2013). Dans ce système de pouvoir, l’UE en tant que telle est marginalisée. Elle est dépourvue de compétence dans le domaine du renseignement et la confiance réciproque entre ses vingt-huit membres fait défaut. Au total, l’UE n’est qu’un Commonwealth paneuropéen composé d’États souverains, ce qui est déjà beaucoup au regard de la longue durée.
Un « Grand Espace » euro-atlantique
A l’instar de l’OTAN, le dispositif de renseignement centré sur Washington appelle l’attention sur le « Grand Espace » euro-atlantique auquel les États-Unis ont donné forme dans l’après-guerre, un système géopolitique élargi au Centre-Est européen une fois la « Russie-Soviétie » disloquée. La notion de « Grand Espace » (Grossraum) renvoie à la théorie esquissée par le juriste allemand Carl Schmitt dès avant la Seconde Guerre mondiale. Rappelons-en les lignes de force : le « Grand Espace » est une conception issue de la dynamique des rapports de puissance, de la technique et de l’économie, ce jeu de forces transformant le monde et les représentations. Selon Carl Schmitt, cette révolution spatiale marque la fin du vieux « nomos de la terre », ce monde westphalien fondé sur un jeu d’équilibres entre États territoriaux. L’avenir appartiendrait à quelques « Grands Espaces » porteurs d’une axiologie, d’une orientation culturelle et d’une organisation politico-économique qui leur sont propres. A terme, ces nouvelles grandeurs politiques deviendraient les sujets du droit des gens. Notons que la multiplication des États en Europe n’invalide pas ce jugement : nombre d’entre eux seraient bien en mal d’assumer la pleine souveraineté qu’ils revendiquent et ce sont des pans entiers de la sécurité des nations européennes qui reposent sur l’alliance avec les États-Unis.
A la différence du Commonwealth paneuropéen qui oscille entre grand marché et confédération, la « Communauté euro-atlantique » à laquelle se réfèrent notamment les déclarations de l’OTAN doit être appréhendée comme un « Grand Espace ». Ce phénomène géopolitique de grande ampleur a été en partie occulté par le géocentrisme et le caractère tellurique des mentalités et représentations qui, spontanément, privilégient les surfaces terrestres continues. Ainsi la notion de « Grand Espace » a-t-elle été réduite à une sorte de super-État doté d’un territoire fixe et d’un seul tenant. Il faut plutôt y voir la pensée et la conceptualisation d’une réalité géopolitique ample et dynamique, aux dimensions tout autant maritimes et aérospatiales que terrestres. Les modes de fonctionnement de ladite « communauté » combinent l’appartenance à des cercles de droit commun (cf. les normes politico-constitutionnelles, la libre-entreprise et la défense collective), des coopérations interétatiques à géométrie variable selon les domaines d’action et une solidarité géopolitique minimale vis-à-vis des défis extérieurs. Au centre de ce « Grand Espace », l’hégémon américain qui exerce une forme décisionnelle et ultime de souveraineté (« Est souverain celui qui décide en cas de situation exceptionnelle »).
So what ?
En conclusion, l’affaire Snowden et ses développements contribuent à éclairer les réalités géopolitiques de la zone euro-atlantique. Précisons que ces relations dissymétriques entre les États-Unis d’une part, les États européens d’autre part, remettent en cause non pas le principe même de l’Alliance, comme on a pu le lire ici ou là, mais une imagerie édulcorée de l’euro-atlantisme. Aucune alliance ne saurait en effet dissoudre les disparités de puissance existant entre ses membres et les approches différenciées d’un certain nombre d’enjeux. Si l’Alliance atlantique est perpétuée et renouvelée, c’est parce que les convergences l’emportent sur les divergences, d’où la relative discrétion des gouvernants européens quant à l’affaire Snowden.
A l’évidence, il serait éminemment souhaitable que les nations européennes pèsent plus au sein du « Grand Espace » euro-atlantique et « montent au capital » de ce consortium de puissance. Le renseignement relevant du domaine régalien, il ne suffira pas d’invoquer l’UE pour compenser les déséquilibres existants. En dernière instance, une telle entreprise repose sur de plus grands efforts nationaux et des coopérations renforcées entre quelques-uns, afin de développer les capacités critiques qui renforceront leur pouvoir de négociation : c’est à l’aune des budgets et des capacités que l’on jaugera des intentions. Quant à l’UE, c’est dans le règne de la loi, le grand marché, l’énergie ou encore le développement d’une politique de voisinage que réside l’essentiel de sa valeur ajoutée.