15 décembre 2013 • Analyse •
Le mardi 17 décembre 2013, Vladimir Poutine accueille à Moscou Victor Ianoukovitch, son homologue ukrainien. Le président russe entend rallier Kiev à l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, antichambre de l’Union eurasienne. Loin des rêveries slaves-orthodoxes, le projet eurasien repose sur un improbable syncrétisme russo-turcique. L’Union eurasienne n’est pas l’avenir de l’Ukraine, moins encore celui de l’Europe.
Le mardi 17 décembre 2013, Vladimir Poutine recevra Victor Ianoukovitch, son homologue ukrainien. A la suite rejet du rejet d’accord d’association à l’UE, ce dernier est confronté à une grave crise politique. Nombre d’Ukrainiens redoutent que le « partenariat stratégique » discuté par les deux hommes préfigure le ralliement à l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, antichambre de l’Union eurasienne dont Poutine a fait son grand projet. Un tel regroupement serait l’aboutissement d’efforts déployés de longue date par Moscou, à l’intérieur de la Communauté des États indépendants (CEI). Marquée par l’eurasisme, cette “théorie des ensembles” n’a guère à voir avec les idées slavophiles et l’orthodoxie. Elle est destinée à habiller la volonté de puissance des dirigeants russes, voire leur revanchisme.
Le relatif échec de la CEI
Au départ du projet d’Union eurasienne, la Communauté des États Indépendants (CEI), fondée le 21 décembre 1991, alors que l’URSS se disloque. Réunis à Minsk le 8 décembre 1991, les présidents des républiques soviétiques de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine avaient primitivement décidé la création d’une Communauté des États slaves. Le 21 décembre 1991, ils sont rejoints par les républiques soviétiques d’Asie centrale. Lorsque l’URSS est dissoute, le 31 décembre, la majeure partie des États successeurs intègre la CEI, exception faite des pays Baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), ces derniers se tournant vers l’Occident, et de la Géorgie. La Russie intervient activement dans les conflits ethniques qui déchirent celle-ci, en Abkhazie et en Ossétie du Sud, contraignant ainsi Tbilissi à intégrer la CEI (1993). Cette association couvre donc la plus grande partie de l’espace postsoviétique (le Turkménistan a un statut de membre associé). Marquée par de fortes dissymétries entre la Russie et les autres États membres, la CEI est censée permettre la commune gestion des interdépendances héritées de la période soviétique (sécurité, énergie, infrastructures, division socialiste du travail, minorités russes hors de Russie). Le projet russe d’intégration politique, économique et militaire de la CEI vise en fait à former un «étranger proche », sous le contrôle de Moscou (l’expression apparaît dès 1993). Au-delà, l’idée est d’imposer un rapport de force plus favorable avec les puissances occidentales.
En 1992, les États membres de la CEI signent un traité de sécurité collective (une sorte d’alliance). Une charte est ensuite adoptée ainsi qu’un accord de principe sur une union économique (1993). L’année suivante, le président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, propose la formation d’une « union eurasiatique » dotée d’une même monnaie et d’un commandement militaire intégré (1994). Pourtant, les événements infirment ce projet d’intégration politique, militaire et économique. Réunis à Alma Ata en février 1995, la majorité des membres de la CEI repousse les projets russes et kazakhs, certains d’entre eux se regroupant en une structure distincte, le GUAM (Géorgie-Ukraine-Azerbaïdjan-Moldavie), afin de consolider leur souveraineté. Si l’espace post-soviétique demeure l’aire de pertinence de la politique étrangère russe, la géométrie variable s’est donc imposée au sein de la CEI. Citons la fondation de l’Union Russie-Biélorussie, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) ou encore l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan. Réciproquement liés par de multiples accords de coopération, la Russie et le Kazakhstan constituent le noyau intégrateur de l’aire post-soviétique, le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, se montrant beaucoup moins empressé. Malgré l’inefficacité des institutions de la CEI, la faible probabilité d’entrer dans les structures euro-atlantiques (OTAN et UE), la crainte de voir les frontières remises en cause par la Russie et les liens migratoires entre ses États membres tendent à perpétuer cette organisation postsoviétique (la Géorgie s’en est retirée en 2009, à la suite de la « guerre des cinq jours »). Il reste que Moscou n’a pu transformer ce lâche ensemble en une totalité structurée. En cela, la CEI est un échec.
« Réunionisme » et Union eurasienne
L’Union douanière et son expression institutionnelle, la Communauté économique eurasiatique (CEEuras.), sont l’aboutissement provisoire des efforts menés dans l’aire post-soviétique pour aller dans le sens d’une plus grande intégration économique et politique. Le socle de la CEEuras. est l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, mise en place par un accord signé en 1995. Il s’agit d’un « reformatage », sur une base plus étroite, d’une première union douanière, instaurée en 1993 entre les pays membres de la CEI (cet accord était resté lettre morte). L’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan a ensuite été élargie au Kirghizstan (1996), au Tadjikistan (1999), puis prolongée par l’Espace économique unique (1999). Sur la base de cette union douanière élargie, le traité d’Astana du 10 octobre 2000 institue la Communauté économique eurasiatique, celle-ci comprenant la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. L’Ukraine et la Moldavie y disposent d’un statut d’observateur (2002) et il en va de même pour l’Arménie (2003). L’objectif affiché est de former un vaste marché commun post-soviétique et de coordonner les politiques économiques des États membres. Depuis le retour au pouvoir de forces pro-russes à Kiev (Ianoukovitch et le Parti des Régions), en février 2010, les dirigeants russes incitent leurs homologues ukrainiens à rallier complètement cette organisation, Kiev négociant en parallèle un accord d’association à l’UE (accord rejeté avant le sommet sur le Partenariat oriental, les 28-29 novembre 2013). En mai 2013, le gouvernement ukrainien a obtenu un statut de partenaire au sein l’Union douanière. Peu avant le sommet de Vilnius, l’Arménie a fait connaître sa pleine adhésion. Inversement, la Géorgie et la Moldavie ont signé un accord d’association à l’UE. Quant à l’Azerbaïdjan, il ne remplit pas les conditions posées par Bruxelles.
L’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan est parfois présentée comme le cadre institutionnel d’un prétendu pragmatisme russe, à visée strictement économique et commerciale. Au vrai, le projet qui inspire et justifie cette entreprise est hautement géopolitique. L’Union douanière constitue le pendant économique de l’OTSC et la Communauté économique eurasiatique est un instrument d’intégration de l’aire post-soviétique. L’enjeu est de limiter l’attraction économique que l’UE à l’ouest et la Chine à l’est, sur les confins européens de la Russie et dans l’ancien Turkestan russe, exercent sur les États successeurs de l’URSS. Au-delà, le dessein politique est de verrouiller la domination russe sur l’«étranger proche» revendiqué par Moscou, pour reconstituer une force d’opposition dans l’hinterland eurasiatique de l’UE. Ainsi l’Union eurasienne voulue par Poutine serait-elle le couronnement de pressions continues sur les pays voisins, de manipulation des « conflits gelés », avec une intervention militaire sur le territoire géorgien. L’annexion de facto des régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, dans les semaines qui ont suivi la « guerre des cinq jours » (août 2008), n’est pas un événement anodin survenu sur un lointain théâtre. Le « réunionisme » et le revanchisme sous-tendent le projet d’Union eurasienne, sur des ordres de grandeur plus vastes que la seule Géorgie, et le révisionnisme géopolitique impliqué par ces passions tristes recèle risques et menaces pour les voisins de la Russie, qu’ils soient proches ou lointains.
L’Eurasie n’est pas le destin
En définitive, l’Union eurasienne a pour raison d’être la reconstitution d’une sphère de puissance centrée sur la Russie, espace cimenté par l’eurasisme et idéalement organisé en monde clos. Sous l’effet des perturbations que la modernité tardive produit dans les sociétés occidentales, d’aucuns voudraient y voir une entreprise salvatrice, sorte de palliatif à l’aboulie ou à l’impolitique d’une partie des conservateurs-libéraux. Pourtant, la forte relation russo-kazakhe qui structure le projet eurasien, le poids des pays en “stan” dans l’aire post-soviétique et le syncrétisme russo-turcique n’ont guère à voir avec le “péplum” slave-orthodoxe proposé par la propagande russe, moins encore avec la grande tradition conservatrice-libérale. Poutine n’est pas le champion de la Tradition et de la Chrétienté.
Quant à l’Ukraine, elle est fondamentalement européenne, les clivages politico-partisans ne devant pas occulter le fait qu’une large majorité de ses habitants, plus encore dans les jeunes classes d’âge, porte le regard vers le Ponant. La chose est aisée à comprendre. Confrontés à l’arbitraire et à la corruption, les Ukrainiens ne voient pas dans l’État de droit et les libertés fondamentales des mots creux, dépourvus de sens. Plus encore, la mémoire de l’Holodomor, le génocide-famine commis lors de la « dékoulakisation » (1932-1933), leur interdit de se pâmer aux sons des chœurs de l’Armée rouge. Sur les plans intérieur et extérieur, le statu quo n’existe plus. L’Ukraine n’est pas située « au milieu de nulle part » et, dans ce conflit géopolitique d’envergure, l’erreur d’analyse serait aussi une faute morale : la liberté et le droit doivent l’emporter sur ce qui, en puissance, constitue un « léninisme de marché ».