10 janvier 2014 • Analyse •
La libération de Khodorkovsky n’ouvre pas un nouvel horizon politique et économique pour la Russie. Outre le fait que l’affaire Youkos n’est pas close, la « verticale de pouvoir » entrave le renouvellement des bases de la puissance russe. Dans un monde qui accélère, le ralentissement vaut déclin.
En élargissant Mikhaïl Khodorkovsky, le 19 décembre 2013, Vladimir Poutine entendait dégager l’horizon. La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Sotchi, le 7 février 2014, est censée inaugurer le nouvel âge de la puissance russe. Pourtant, l’affaire Youkos n’est pas close et la « verticale de pouvoir » entrave le développement de la Russie, tant sur les plans politique qu’économique.
On se souvient que l’arrestation de Khodorkovsky, le 25 octobre 2003, sur le tarmac de l’aéroport de Novossibirsk (Sibérie), avait marqué un tournant dans l’évolution du régime politique russe, déjà présidé par Poutine. Loin d’être un point aberrant sur une courbe convenablement orientée, l’emprisonnement de ce magnat du pétrole, à la tête de Youkos, était le signe d’un durcissement intérieur, amplement confirmé dans la décennie qui a suivi. Inversement, il serait erroné de voir dans l’élargissement de Khodorkovsky, à six mois de sa libération, la fermeture d’une triste parenthèse.
D’une part, la grâce accordée par Poutine illustre l’arbitraire politique : une décision purement individuelle, sans nécessité logique, dont les tenants et aboutissants sont occultés. Pour tenter de comprendre, l’observateur doit formuler des hypothèses, par définition incertaines, même s’il est fort probable que l’approche des jeux de Sotchi aura pesé lourd. Signe avant-coureur d’une libéralisation du régime autoritaire-patrimonial russe ? On peut en douter. Les conditions dans lesquelles Khodorkovsky a été élargi, avec le rôle joué par Hans-Dietrich Genscher, « vieux routier » de l’Ostpolitik, rappellent plutôt les mœurs de la Guerre froide.
L’affaire Youkos est en suspens
D’autre part, en admettant que l’affaire Khodorkovsky soit close – après de longues années d’emprisonnement, le personnage semble désireux de prendre du champ –, l’affaire Youkos demeure quant à elle en suspens. Sous la direction d’Igor Setchine, proche de Poutine, le groupe Rosneft, propriété de l’État russe, s’est emparé de la plus grande part des actifs de Youkos, la « verticale du pouvoir » tournant alors au partage des dépouilles. Depuis, l’essentiel du secteur énergétique est passé sous le contrôle d’une sorte de capitalisme monopolistique d’État.
Pourtant, certains des anciens actionnaires de Youkos sont toujours en lice. Ils sont regroupés à l’intérieur de GML (Group Menatep, Ltd), une holding constituée, en 1997, pour abriter les actifs de Youkos à l’étranger. Cette structure est présidée par Tim Osborne, un avocat londonien, et ses actionnaires sont principalement Léonid Nevzline (réfugié en Israël après sa condamnation par la justice russe), Vladimir Doubov ou encore Platon Lebedev, ce proche collaborateur de Khodorkovsky demeurant emprisonné en Russie. Ils n’ont pas renoncé à faire condamner leur expropriation, GML estimant à 103,5 milliards de dollars le montant des actifs confisqués par le pouvoir russe. Compte tenu des intérêts, les anciens actionnaires de Youkos réclament à l’État russe une somme totale de 130 milliards de dollars.
En septembre 2010, GML a porté plainte devant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye et l’État russe a accepté le principe d’un arbitrage. La chose témoigne du fait que l’on ne peut participer à l’économie globale et aux jeux de l’échange sans en accepter certaines des règles. Sous la présidence du Canadien Yves Fortier, le Suisse Charles Poncet et l’Américain Stephen Schewel, respectivement désignés par GML et l’État russe, pourraient rendre leur arbitrage au milieu de l’année en cours (les possibilités d’appel devraient reporter l’échéance finale). Outre GML, les anciens petits actionnaires de Youkos, dont un certain nombre d’Américains, suivent avec vigilance le cours des choses.
La Russie n’est pas un « émergent »
Enfin, l’élargissement de Khodorkovsky et la perpétuation de l’affaire Youkos appellent l’attention sur la situation économique de la Russie et le désastreux climat des affaires qui sévit en ces contrées, l’évasion des capitaux faisant fonction de baromètre. Les revenus assurés par la rente pétro-gazière ne peuvent indéfiniment pallier l’absence de réformes structurelles et la croissance économique ralentit, à l’instar de ce qui se produit dans nombre de pays du « monde des émergents ».
Au vrai, la Russie n’est pas une économie émergente, sa relative prospérité est indexée sur les cours des hydrocarbures et le niveau d’importation des grands pays consommateurs. La baisse du taux de croissance économique (1,4% en 2013) intervient alors que les besoins de la Russie, en termes d’investissement et de modernisation des infrastructures, requièrent des montants énormes.
Ces contre-performances ne dissuadent pas Poutine de consacrer d’importantes dépenses au réarmement ainsi qu’au projet de rétablissement de la domination russe sur l’« étranger proche » (voir l’annonce de 15 milliards de dollars d’achats d’obligations ukrainiennes, le fonds souverain russe destiné aux infrastructures fournissant la somme totale). Il faut pourtant envisager l’impact du ralentissement économique russe sur la conjoncture politique. Le pacte implicite qui lie gouvernants et gouvernés – une certaine apathie politique contre la garantie d’accès aux standards de la société d’abondance – pourrait être remis en cause.
Des gains tactiques sans victoire stratégique
En contrepoint, d’aucuns mettront en avant le retour de la Russie sur le plan international. Certes, Moscou a enregistré quelques gains diplomatiques, notamment en Syrie, son protégé, Bachar Al-Assad, étant plus assuré qu’il y a quelques mois encore. Le retournement du gouvernement ukrainien, l’accord d’association avec l’UE étant abandonné au profit d’un « partenariat stratégique » Moscou-Kiev, constitue un autre succès.
Pourtant, tout cela demeure fragile et relève plus de la tactique que de la stratégie (la question ukrainienne est plus préoccupante). C’est le cas en Syrie et dans les affaires moyen-orientales : Washington s’appuie sur Moscou pour faire prévaloir la diplomatie dans des situations où Barack Obama voudrait éviter un engagement militaire direct, qu’il s’agisse de la guerre civile syrienne ou du conflit autour du nucléaire iranien.
La politique étrangère américaine tâtonne, cherche de nouveaux points d’équilibres, mais ce n’est en rien une déroute dont la Russie tirerait profit. Cette dernière use au mieux de son pouvoir d’empêchement et, ici ou là, l’opiniâtreté de ses dirigeants finit par payer, la diplomatie publique russe trouvant par ailleurs des relais complaisants pour annoncer la bonne nouvelle. Rien de grand, d’évident, de déterminant pour les