21 janvier 2014 • Analyse •
Les négociations avec la Serbie en vue d’une adhésion future à l’Union européenne sont officiellement ouvertes. Sur le plan de l’État de droit et des libertés, d’immenses progrès sont à accomplir. Aussi l’UE doit-elle être vigilante et rehausser les critères d’évaluation des réformes à mener.
C’est dans une certaine indifférence que l’Union européenne, le 21 janvier 2014, ouvre les négociations d’adhésion de la Serbie. Pourtant, la question est d’importance. Il s’agit là du principal pays balkanique et ses modalités d’entrée dans l’UE détermineront la suite du processus. Les enjeux sont multiples et ils conditionnent l’avenir de l’Europe.
D’emblée, il faut insister sur la dimension géopolitique des enjeux et la vocation européenne des Balkans occidentaux. Elle a été pleinement reconnue voilà plus d’une décennie, lors du sommet de Thessalonique (21 juin 2003). Dans la déclaration alors adoptée, l’UE « réaffirme son soutien sans équivoque à la perspective européenne qui s’offre aux Balkans occidentaux ». L’année suivante, la Slovénie entrait dans l’UE. En juillet 2013, la Croatie l’a rejointe.
Dans cette région tourmentée, l’idée directrice est d’utiliser la perspective de l’adhésion à l’UE comme un levier de modernisation et de résolution des problèmes géopolitiques qui opposent les uns aux autres. De fait, la « perspective européenne » est un puissant incitatif. Ce levier a notamment permis d’amener la Serbie et le Kosovo autour d’une même table, en avril 2013, pour entamer la normalisation de leurs relations bilatérales.
Pourtant, les considérations géopolitiques générales ne doivent pas occulter la situation intérieure de la Serbie, préoccupante sur les plans de l’État de droit, de l’indépendance de la justice et de l’économie, avec des conséquences dommageables en termes de libertés fondamentales et de prospérité nationale.
Si l’on se reporte aux classements internationaux, la Serbie est l’un des pays européens les plus mal lotis. Selon les enquêtes et rapports publiés par Transparency International, une ONG à l’origine d’un « indice de perception de la corruption » qui fait référence, la Serbie se situe au 72e rang (sur 177) de la lutte contre la corruption. En matière de libre entreprise, le classement est encore plus significatif. Conjointement élaboré par la Heritage Foundation et le Wall Street Journal, l’« Index de la liberté économique » place la Serbie au 95e rang mondial, à un niveau équivalent à celui de la Russie et de la Biélorussie.
Ces indicateurs renvoient à des situations concrètes qui affectent les entrepreneurs, le climat des affaires et, par voie de conséquence, la population serbe. Ainsi l’inadaptation et les imprécisions du code criminel serbe ont-elles placé des centaines d’entrepreneurs et d’investisseurs sous la coupe d’une justice manipulée à des fins partisanes. Entré en vigueur le 15 avril 2013 – pour remplacer l’ancien article 359, conçu à l’époque communiste -, l’article 234 du code pénal permet de facto de considérer toute activité économique comme criminelle.
Dès lors, tout actionnaire est susceptible d’être traîné devant les tribunaux, instrumentalisés par des politiques ou des mafieux pour régler leurs comptes. C’est donc à raison que le Parlement Européen a demandé à plusieurs reprises la suppression de cet article.
L’affaire Miskovic illustre plus particulièrement cet état de fait. Deuxième fortune du pays et premier employeur privé, Miroslav Miskovic a d’abord été emprisonné pour avoir touché les intérêts d’un prêt pourtant approuvé par la Banque de Serbie. Libéré sous caution en juillet 2013, après sept mois de prison, il a vu son dossier judiciaire requalifié, au titre de l’article 234, de manière rétroactive, sans que de nouvelles preuves soient apportées par le procureur.
Le 3 octobre dernier, la Cour constitutionnelle a considéré que l’emprisonnement de Miskovic était inconstitutionnel et portait atteinte à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Pourtant, les attaques ad hominem, depuis le sommet de l’État, n’ont pas cessé, ce qui met en évidence l’aspect de vendetta politico-judiciaire de ladite affaire. Malheureusement, ce procès n’est pas isolé et d’autres cas de ce type illustrent la situation de la Serbie aux plans politique et judiciaire.
Ces pratiques ne vont pas sans rappeler celles de régimes autoritaires patrimoniaux situés plus à l’Est, dans l’hinterland eurasiatique de l’UE. Elles donnent la mesure de la tâche à accomplir. L’insécurité juridique porte atteinte aux libertés et entrave le développement économique, créateur d’emplois et de prospérité.
Si le cap de l’élargissement à la Serbie et aux Balkans occidentaux doit être maintenu, les enseignements tirés des étapes précédentes invitent à rehausser le niveau des exigences. Il faut donc que la stratégie d’adhésion à l’UE et les critères à satisfaire soient renforcés, tout État candidat devant impérativement répondre aux obligations librement contractées. La manière dont Bruxelles, à partir du 21 janvier 2014, conduira les négociations d’adhésion de la Serbie, notamment la mise en œuvre du Chapitre 23 relatif à l’État de droit, sera un test important.
L’idéal régulateur du projet européen est celui d’une fédération plus ou moins lâche d’États, réunis par une commune idée du droit, de la justice et de la liberté. Il exclut précipitation et « douce insouciance » quant aux conséquences pratiques d’un élargissement mal mené. In fine, les hommes en charge de l’élargissement pourraient faire leur la devise d’Auguste : « Hâte-toi lentement ».