20-22 février 2014 • Analyse •
Traduction de l’intervention de Jean-Sylvestre Mongrenier lors de la conférence Unity and diversity, source of power, organisée à l’occasion du 5e Forum des Think Tanks Forum des pays de l’Organisation de la Conférence Islamique, à Bagdad (Irak) les 20-22 février 2014.
Je voudrais tout d’abord remercier les organisateurs de cet important colloque. Je suis très honoré d’être ici, à Bagdad. En ce moment précis, je songe au livre de Samuel Noah Kramer, L’Histoire commence à Sumer. De fait, beaucoup de choses ont commencé dans cette partie du monde. La civilisation a des racines en cet endroit. Nous sommes réunis pour discuter de l’avenir du monde musulman et de la combinaison entre unité et diversité, comme source de pouvoir. De fait, le monde musulman se prête à cette approche et la problématique est de première importance, tant pour cette partie du monde que pour l’humanité dans son ensemble.
Je vais donc m’efforcer de poser les termes du débat et de mettre en évidence le distinguo entre multipolarité et multilatéralisme. S’il semble improbable que le monde musulman, en tant que tel, puisse devenir un « pôle » international, le développement du multilatéralisme, notamment dans le cadre de l’OCI, est possible et souhaitable.
Un vaste ensemble géographique et humain
Au préalable, il faut prendre la mesure du monde musulman comme ensemble géographique et humain. Cette aire religieuse regroupe plus du cinquième de l’humanité. Si le quart des musulmans sont de langue arabe, le plus grand nombre d’entre eux se trouve désormais en Asie du Sud et du Sud-Est. Il faut aussi y ajouter une partie de l’Afrique subsaharienne et les marges de l’Europe. En tout, il y a quelque 1,5 milliard de musulmans dans le monde.
D’est en ouest, le monde musulman va des côtes africaines de l’océan Atlantique jusqu’à celles du Pacifique, soit environ 15. 000 km de distance. Il faut préciser que cette extension n’est pas tout à fait continue. Le monde indien et l’Indochine s’étirent sur 3000 km. Il est vrai cependant que l’Inde compte une importante minorité musulmane et que le Bangladesh est un pays musulman.
Du nord au sud, l’ensemble musulman s’étire depuis le centre et les marges méridionales de la Russie (sud de l’Oural, Volga et Nord-Caucase) jusqu’au nord du Mozambique et à l’archipel des Comores. Cela fait une distance de près de 8000 km.
Au final, le monde musulman s’étend sur trois continents : la moitié nord de l’Afrique, les marges de l’Europe, un grand Moyen-Orient incluant l’Asie centrale, le Sud-Est asiatique et le monde malais. Telle est la surface à peu près couverte par l’OCI ; il faut conserver à l’esprit ces ordres de grandeur aux plans démographique et géographique.
Un « pôle » musulman dans le système international ?
Bien entendu, un tel ensemble spatial – défini selon le seul critère religieux -, recoupe diverses aires culturelles et inclut de nombreuses ethnies. Le monde musulman ne correspond pas à un système géopolitique unitaire et, pour comprendre les évolutions de cet ensemble, il faut y distinguer différents niveaux d’analyse.
Si l’on considère le seul Moyen-Orient – centre théologique, historique et géographique du monde musulman -, il s’agit là d’un carrefour mondial et d’un espace stratégique écartelé entre des rivalités de puissance. Il n’y pas d’Etat-phare en mesure de rassembler les acteurs de la zone et de former un ensemble à peu près unifié.
Ce qui est vrai du Moyen-Orient l’est plus encore pour l’ensemble du monde musulman. Même en dynamique, celui-ci ne saurait être considéré comme un « pôle ». Le monde musulman est un pluriversum géopolitique. Ainsi l’OCI compte-elle 57 Etats membres, ce qui en fait le forum international comptant le plus étendu, abstraction faite des Nations unies.
Au vrai, le « monde multipolaire » est plus une revendication qu’une réalité géopolitique. Cette rhétorique pose une équivalence entre les processus d’émergence économique et la puissance. Pourtant, ce sont deux types de réalité distincts. La puissance n’est pas réductible au PIB. Elle implique une intention consciente, un projet politique, une conscience historique et une conception élargie de ses intérêts. Selon ces critères, les centres de puissance d’envergure planétaire ne sont guère plus de deux ou trois.
Un forum multilatéral pour le monde musulman
Le multilatéralisme ne doit pas être confondu avec la multipolarité. Il désigne la propension à soumettre toute proposition d’action à ses partenaires, et donc à s’inscrire dans un cadre multinational. Plus largement, le multilatéralisme consiste à privilégier la négociation, la coopération internationale et la sécurité collective. La paix par le droit est l’idée régulatrice du multilatéralisme.
Dans cette perspective, l’OCI semble être l’instance adéquate pour développer le multilatéralisme au sein du monde musulman. Fondée il y a maintenant plus d’un demi-siècle, en 1969, cette organisation a pour elle la légitimité du temps et une certaine expérience.
A certains égards, le fait que l’OCI outrepasse les limites du Moyen-Orient constitue aussi un avantage. Un cadre élargi, incluant des Etats plus distants vis-à-vis des enjeux du Moyen-Orient, pourrait faciliter l’équilibrage des forces et des passions. Si le face-à-face des protagonistes est toujours susceptible d’une escalade, le recours à une tierce partie – un tiers qui partage les mêmes règles de juste conduite – est indispensable pour faciliter la résolution des crises et des conflits.
Encore faut-il être conscient que la seule référence à une même religion ou l’invocation d’un « brave new world » ne suffiront pas à une coopération efficace. Il y faut une bonne volonté réciproque et un consensus entre pays membres sur le renforcement des missions et des institutions. Certes, les rapports de dominance sont à bannir mais cela n’exclut pas le leadership éclairé. Les Etats en position de leader doivent dépasser leurs stricts intérêts nationaux et mobiliser leur surcroît de puissance pour rassembler les énergies et les volontés.
Pour conclure
Nous conclurons sur le paradoxe du multilatéralisme. Pour institutionnaliser de telles pratiques puis les animer, il faut un « meneur de jeu » ou encore une driving force. Autrement dit, une certaine dose d’unilatéralisme est requise mais la puissance directrice ne doit pas céder à l’hubris. Là gît la difficulté.
L’histoire des relations internationales voit se succéder des phases d’unilatéralisme et de multilatéralisme : l’unilatéralisme pose les décisions et marque le monde de son empreinte ; le multilatéralisme aménage et corrige, jusqu’à ce qu’il s’épuise. Et ainsi de suite.
Enfin, la poursuite d’un ambitieux projet multilatéral ne saurait reposer sur de simples arguments de circonstances, ni même la paix, la liberté et la prospérité des musulmans. Il y faut une « grande Idée », l’étoile polaire qui permet aux hommes de surmonter les vicissitudes de l’histoire. Un tel projet doit être la réponse propre de l’Islam au défi d’une « hypermodernité » qui menace d’emporter l’Humanité.