De la Crimée à la Russie-Eurasie · La crise ukrainienne comme révélateur géopolitique

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

13 mars 2014 • Analyse •


Le 28 février 2014, l’armée russe prenait le contrôle de la Crimée. Sous souveraineté ukrainienne, cette péninsule était de facto annexée à la Russie. L’événement met en évidence les caractéristiques du système russe. Ce régime autoritaire-patrimonial est l’expression d’une politique du ressentiment. Le révisionnisme géopolitique conduit à remettre en cause, par voie militaire, les frontières européennes. Au-delà, Vladimir Poutine veut reconstituer une force d’opposition à l’Occident qu’il menace d’une nouvelle guerre froide. Texte de la conférence prononcée par Jean-Sylvestre Mongrenier à l’Institut National des Langues Orientales (INALCO), à Paris le jeudi 13 mars 2014.


Primitivement, la crise politique ukrainienne était une insurrection civique, contre un système de pouvoir corrompu, en pleine dérive autoritaire de surcroît. Cependant, elle avait aussi un arrière-plan géopolitique, d’abord relativisé ou réduit à des enjeux commerciaux. Le déploiement de troupes russes en Crimée et la menace militaire sur les frontières orientales de l’Ukraine ont déchiré le voile. Aussi les choses doivent-elles être énoncées avec clarté : l’État russe a pris possession, par la voie des armes, d’une partie du territoire ukrainien, pour l’annexer. Le référendum du 16 mars 2014 n’est que l’habillage prétendument juridique d’une politique du fait accompli.

D’une importance majeure, l’événement n’est pas fortuit ou purement contingent. On ne saurait assimiler ce qui se produit en Crimée à une simple réaction à la mise en place d’un nouveau gouvernement à Kiev. L’occupation militaire russe, avec des déploiements en avant des limites administratives de la Crimée, a un sens profond : il a une signification et il indique une direction. La prise de contrôle de la péninsule ukrainienne révèle pleinement la nature du régime politique russe, le révisionnisme géopolitique de ses dirigeants et la vision du monde qui les anime. Elle appelle une réponse à la hauteur du défi russe et des ambitions de Poutine.

Un autoritarisme brutal

Le régime politique russe relève de ce que les sciences politiques et la sociologie historique nomment l’« autoritarisme patrimonial ». Ce type de régime se caractérise par l’entremêlement du politique et de l’économique, l’absence d’État de Droit, la confusion des pouvoirs et l’importance de la relation « patron-client ». Un peu hâtivement, il a été présenté comme la résurgence du vieux « système russe ». Les politistes ont bien décrit les principales caractéristiques de l’autoritarisme patrimonial mais le concept, trop académique et statique, sous-estime les rémanences de la période 1917-1991 et les aspects soviétoïdes de ce système. Certes, le rôle des « siloviki », ces hommes issus des « structures de force », a été abondamment commenté l’analyses se concentrant toutefois sur les rivalités entre les clans qui gravitent autour du Kremlin ; les luttes internes de pouvoir absorbent de l’énergie et, pour l’observateur occidental, elles sont finalement rassurantes. Dans la même veine, Vladimir Poutine a un temps été décrit comme une sorte de « parrain », un point d’équilibre à l’intersection des différents clans qui se disputent les rentes, énergétiques et autres. La grande affaire de la Russie, assurait-on, ce sont les affaires. In fine, le goût du lucre des dirigeants russes l’emporterait sur leur volonté de puissance.

Après la guerre russo-géorgienne d’août 2008, les idées et concepts qui sous-tendent la politique américano-occidentale du « reset » s’inscrivent encore dans une approche de type utilitariste. L’Occident aurait fait subir une pression trop forte à la Russie, cette pression étant censée expliquer la réaction de Poutine sur le théâtre géorgien. Dans son rapport à l’Occident, Poutine ne chercherait qu’à améliorer les termes de l’échange, l’idée directrice étant de rehausser la place de la Russie et son pouvoir de négociation, dans le cadre d’un grand partenariat avec l’Occident. En procédant de manière incrémentale, au moyen d’ajustements réciproques, il serait donc possible d’identifier des intérêts communs suffisamment puissants pour dégager une plate-forme de coopération. Leitmotiv et argument suprême et de cette approche : Poutine serait un « pragmatique ». Schématiquement, nombre de décideurs occidentaux ont pensé que la montée en puissance de la Chine allait mécaniquement pousser la Russie à chercher des appuis en Occident. Dès lors, il fallait formuler une offre suffisamment attractive, tout en veillant à mieux associer la Russie à la résolution d’un certain nombre de questions géopolitiques majeures (lutte contre la prolifération et endiguement de l’Iran nucléaire ; théâtre afghan et coopération contre le jihadisme planétaire).

D’une manière générale, les composantes idéologiques du système de pouvoir, la volonté de puissance et le binôme ressentiment-revanchisme ont été insuffisamment pris en compte, l’approche utilitariste du régime politique russe manquant son objet. Il eût fallu insister sur le code mental des « siloviki », leur culture tchékiste du pouvoir et les représentations géopolitiques à travers lesquelles ils pensent le monde. Voir en Poutine une synthèse entre un chef mafieux et une sorte de satrape – l’homme étant prétendu mû par les délices et les poisons du pouvoir –, était erroné. Le président russe se veut le disciple et le continuateur de Iouri Andropov, ambassadeur de Moscou lors de l’insurrection de Budapest (1956), chef du KGB (1967-1982), puis successeur de Brejnev dans les seize mois qui suivirent la mort de ce dernier. Andropov est décrit comme un néostalinien, ce qualitatif pouvant être appliqué à Poutine qui, par touches successives, a largement réhabilité Staline. Bénéficiant d’une solide base de pouvoir, Poutine poursuit méthodiquement, avec constance et opiniâtreté, ses objectifs politiques. La méthode n’est en rien subtile, la référence au jeu d’échecs relevant de la facilité, voire de la complaisance. Rude et brutale, elle mêle la force, la ruse et le mensonge le plus éhonté. Son efficacité n’est jamais que le miroir de l’Occident, de son aveuglement et de sa pusillanimité. Dans certains segments des opinions publiques occidentales, on remarquera aussi une forme de « schadenfreude » et de masochisme culturel.

Révisionnisme et revanchisme

Si l’on cherche les mots résumant l’idée-force qui anime la « grande stratégie russe » conduite par Poutine, le but politique et ses déclinaisons territoriales, les termes de « révisionnisme » et de « revanchisme » s’imposent à l’esprit. Cela fait moins d’un quart de siècle que la « Russie-Soviétie » a perdu la Guerre froide, ce qui est peu à l’échelle de l’Histoire universelle. L’URSS s’est disloquée au profit des républiques fédératives, les nationalités allogènes se sont constituées en États nationaux et la Russie a retrouvé les frontières de l’ancienne Moscovie, en conservant toutefois la Sibérie et l’Extrême-Orient russe sous sa souveraineté. Animé par une volonté de revanche, Poutine veut « réviser » le nouvel ordre des choses, plus précisément le mettre à bas, pour repousser les frontières et reconquérir les territoires revendiqués, dans ce que les dirigeants russes nomment l’« étranger proche » (l’aire post-soviétique). Bref, Poutine et les « siloviki » ont entrepris de faire de la Russie une puissance révisionniste et un État perturbateur (l’amiral Castex distinguait les « États conservateurs » des « États perturbateurs »). On sait combien une telle entreprise peut être dangereuse pour la paix et l’ordre international.

Après des années de manipulation des conflits dits « gelés », en Moldavie et dans le Sud-Caucase, l’invasion militaire russe de la Géorgie et l’annexion de facto de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, en août 2008, ont donné corps au projet révisionniste de Poutine. Avec l’occupation militaire de la Crimée, dont l’appartenance à l’Ukraine est reconnue au plan international, nous sommes sur d’autres rythmes – moins de trois semaines entre la saisie militaires de la Crimée et l’organisation d’un référendum – et sur un ordre de grandeur plus important. A l’évidence, il ne s’agit pas là d’une gesticulation militaire ou d’une prise de gage, pour préparer une négociation sur le statut et le positionnement international de l’Ukraine. Dans cette histoire, il faut manier le rasoir d’Occam et éliminer les scénarios alambiqués des « docteurs Subtil » : l’État russe s’est emparé de la Crimée et il entend la conserver. Poutine pourrait aller plus loin encore. En effet, divers signes montrent que la Crimée n’est que la première étape d’un plan plus large visant les régions orientales de l’Ukraine, sa façade sur la mer Noire, avec une avancée jusqu’à la rive gauche du Dniestr, aux dépens de la Moldavie (voir la question de la Transnistrie, sous contrôle militaire russe depuis 1991). La réalisation d’un tel plan dépendrait des circonstances et du niveau de réaction des Occidentaux dans l’affaire de Crimée. Dans l’immédiat, Moscou a remis en cause les frontières de l’Ukraine, et ce par la voie des armes. Le fait que ces frontières soient internationalement reconnues explique l’isolement de la Russie au Conseil de sécurité des Nations unies.

La menace militaire russe sur l’Ukraine et les manœuvres de déstabilisation de ce pays ne cesseront pas avec le référendum illégal organisé dans la péninsule de Crimée. Il faut aussi anticiper une pression accrue en Géorgie et en Moldavie, deux pays ayant décidé de signer un accord d’association et de libre-échange avec l’UE (Union européenne). Si les solidarités géopolitiques européennes et transatlantiques s’affaissaient, ce pourrait être ensuite des menaces visant les États baltes. A quand la revendication d’un corridor russe à travers la Lituanie, en direction de l’enclave russe de Kaliningrad (l’ex-Königsberg) ? Déjà formulée au début de la décennie 2000, cette revendication a été temporairement remisée, l’UE écartant fermement cette exigence. Au plan tactique, Poutine joue sur les différences d’approche des États européens et cultive les relations bilatérales. A moyen terme, il « parie » sur le retrait américain depuis l’Europe – la montée en puissance de la Chine et les défis de l’Asie-Pacifique sont censés absorber les États-Unis –, et le délitement des instances euro-atlantiques (UE et OTAN). La « Grande Europe » évoquée par la diplomatie russe (voir le « plan Medvedev » présenté à Berlin, le 5 juin 2008) serait le retour aux alliances et contre-alliances entre États européens. Dans une telle configuration, la Russie pourrait projeter sa puissance et instrumentaliser l’un contre l’autre. In fine, cela signifierait la fin du système de coopération euro-atlantique, un système dont les parties prenantes s’interdisent le recours aux armes pour régler leurs différends. Si le révisionnisme géopolitique et le revanchisme de la Russie l’emportaient, ce serait un bouleversement d’ensemble. La « paix perpétuelle » de Kant, fondée sur une fédération de libres républiques dont l’UE et l’OTAN sont partiellement la traduction géopolitique, volerait en éclats.

La vision du monde de Moscou

Outre la Crimée, l’attention apportée par le Kremlin à la totalité de l’Ukraine est révélatrice des représentations géopolitiques globales qui surplombent et inspirent la « grande stratégie » russe. Sommaire et réducteur, l’argumentaire historique mis en avant à Moscou nie le fait que l’héritage de Kiev (la Rus’ de Kiev) soit à Kiev. Réduite dans le discours russe à la condition de « fantôme de l’Europe », l’Ukraine serait vouée à la domination russe. Elle devrait d’abord rejoindre l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, puis incorporer l’Union eurasienne, celle-ci étant prévue pour 2015. Du point de vue russe, cette partie géopolitique a une dimension historiale et c’est ce que la crise ukrainienne, suivie de l’invasion de la Crimée, a mis en évidence. En amont de cette crise, Poutine a exercé de très fortes pressions et déclenché une « guerre commerciale » (été 2013). C’est ensuite que les offres d’aide financière sont venues, pour faire monter les enchères. Dans les jours précédant le sommet de Vilnius de l’UE sur le Partenariat oriental (27-28 novembre 2013), le président ukrainien Viktor Ianoukovitch, a fait savoir qu’il renonçait à l’accord devant être signé avec Bruxelles. Quelques jours plus tard, il signait avec Moscou un « partenariat stratégique », ultime étape avant l’Union douanière. L’affaire semblait réglée par un « deal » entre nomenklaturistes post-soviétiques, conformément aux pratiques du « transimpérialisme ».

Il faut ici revenir sur l’Union eurasienne. Celle-ci est parfois présentée comme un simple projet de marché commun qui serait le cadre d’un eurasisme pragmatique, à finalité économique et commerciale. Ce n’est pas ainsi que Poutine et les « siloviki » envisagent les choses. L’idée est celle d’une structure très intégrée, politiquement et économiquement, centrée sur la Russie, dans une logique de puissance. Sur le plan géographique, l’Union eurasienne couvrirait l’« étranger proche » et elle serait l’expression politico-institutionnelle de cette sphère d’influence que la Russie revendique (l’expression d’« étranger proche » date de 1992). Finalement, ce « réunionisme » géopolitique vise à donner forme à une sorte de nouvelle union soviétique, plus souple et efficace que le modèle originel, et ce dans la droite ligne des idées d’Andropov. Au plan mondial, Poutine cherche à reconstituer une force d’opposition, pour faire de la « Russie-Eurasie » une tierce puissance, entre le pôle américano-occidental et un incertain ensemble sino-asiatique (Pékin n’a pas de réels alliés).

A trop mépriser les gens, on commet des méprises. Poutine et Ianoukovitch misaient sur l’apathie politique mais le réveil civique ukrainien a contrarié le glissement du pays vers la « Russie-Eurasie ». Le tour pris par les événements à Kiev doit en effet être compris comme une défaite politique majeure de Poutine. Sans l’Ukraine, l’Union eurasienne projetée resterait en-deçà d’une certaine masse critique et surtout, elle y perdrait en sens et en perspectives. La Russie se retrouverait dans une situation d’étroite proximité avec les pays en « stan » d’Asie centrale, les équilibres ethniques, démographiques et religieux n’allant pas dans le sens d’une identité slave-orthodoxe renforcée (notons ici la contradiction entre le discours slave-orthodoxe, qui fascine le « parti russe », et l’idéologie eurasiste). Faute de pouvoir contrôler indirectement l’ensemble de l’Ukraine, Poutine s’est donc saisi de la péninsule de Crimée. La question est de savoir si la Crimée est un point d’arrivée ou le point de départ d’une entreprise plus large. Dans ce dernier cas, l’étape suivante consisterait à provoquer des troubles dans les parties orientale et méridionale de l’Ukraine, pour justifier ensuite une intervention militaire. En proie à l’instabilité et au chaos, le reste de l’Ukraine ne pourrait plus se tourner vers l’Occident. Il est certain que la partie géopolitique n’est pas close, ce conflit devant être analysé selon différents ordres de grandeur. Ainsi les réactions au coup de force russe, au sein de la CEI (Communauté des États indépendants) et de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï) devront-elles être suivies avec attention.

Conclusion

En conclusion, il doit être rappelé que l’Ukraine n’est pas un lointain théâtre, mais un État à cheval sur l’Europe centrale et orientale, dans une zone grise qui s’intercale entre l’ensemble UE-OTAN et la Russie-Eurasie. Tout naturellement, la situation géopolitique présente rappelle la Guerre froide. Certes, elle ne reproduit à l’identique cette période de l’histoire, celle-ci devant être envisagée dans toute son extension, de 1945-1947 à 1989-1991. Les rivalités géopolitiques et la compétition stratégique se déroulent désormais dans un monde beaucoup plus unifié et interconnecté, sur les plans économique, technologique et écologique. De ce fait, les interdépendances sont denses et fortes. Quand bien même le « monde multipolaire » est d’abord une construction intellectuelle, il est vrai que la distribution de la puissance n’est plus la même.

Pour autant, la Guerre froide n’est guère éloignée de notre temps. Un quart de siècle représente à peine une génération ce qui, à l’échelle de l’Histoire universelle, constitue l’unité de sens minimale. Dans le cas présent, ce sont les mêmes protagonistes qui, sur l’axe géopolitique Est-Ouest, sont engagés dans une épreuve de force. Simplement, les limites de l’affrontement sont désormais plus à l’Est. Cette crise intervient au terme de longues années de « paix froide » entre la Russie et l’Occident, le déni systématique des Occidentaux valant confirmation de cet état de fait. Enfin, c’est bien en termes de guerre froide et de revanche que Poutine pense et agit, imposant ainsi son « paysage mental » aux décideurs occidentaux.

A Moscou, les choses sont claires et les objectifs sont consciemment poursuivis. Les protagonistes de cette crise ne sont pas les jouets d’un malentendu, possiblement dissipé par on ne sait quel « dialogue » ou psychothérapie de groupe. Depuis la guerre russo-géorgienne d’août 2008, les visions et perceptions occidentales de la Russie, d’un pays à l’autre, ont progressivement convergé. Les nuances ne portent pas sur le diagnostic mais sur les réponses à apporter. Dans l’immédiat, l’important est de renforcer les solidarités occidentales, de consolider un front diplomatique élargi et de reprendre l’initiative. La corrélation des forces est en faveur de l’Occident et, si la fermeté prévaut, le reste suivra.