18 mars 2014 • Entretien •
Plusieurs personnalités publiques, dont l’ancienne chef de la diplomatie américaine, Hillary Clinton, ont comparé le rattachement de la Crimée à la Russie par Vladimir Poutine à l’annexion en 1938 du territoire des Sudètes, germanophones, par l’Allemagne hitlérienne. Quelles sont les similitudes ?
Il y a des d’abord des similitudes dans la rapidité avec laquelle l’action est menée. Ce qui y fait penser, c’est l’invocation du « principe des nationalités ». Les populations allemandes des Sudètes qui étaient minoritaires dans l’ensemble tchécoslovaque, étaient effectivement majoritaires dans les pourtours de la Bohème-Moravie. Hitler a joué la carte du « principe des nationalités », pierre d’angle du système de Versailles et du wilsonisme pour justifier son opération politico-militaire. En vertu de cette théorie, dans différents pays de l’Europe occidentale, en France, au Royaume-Uni, on a estimé qu’après tout l’opération allemande pouvait se justifier.
Le parallèle peut se faire aussi parce qu’à l’époque, on pouvait diffuser des images qui montraient que les troupes allemandes étaient accueillies avec des drapeaux allemands, que cela correspondait aux vœux des populations locales et que le sang n’avait pas coulé. Mais, à mon sens, la comparaison a ses limites et ne se justifie pas tout à fait.
Pourquoi ?
Dans le cas de la Crimée, ce morceau de territoire ukrainien bénéficie déjà d’un statut d’autonomie, c’est une grande différence avec les Sudètes. Le particularisme de la Crimée dans l’ensemble ukrainien, avec ses 58% de Russes, est reconnu et il n’y a pas eu de volonté de la part de Kiev d’imposer de manière brutale le pouvoir central face à ses minorités, ni de remettre en cause ses spécificités. Alors que dans les Sudètes, il y avait un certain nombre de problèmes entre Prague d’un côté et les minorités allemandes de l’autre. Dans le cas présent, c’est une opération unilatérale alors qu’aucune difficulté ne se posait en réalité sur le terrain.
Les prétextes invoqués par Moscou ne sont que des prétextes. On est face à une fantasmagorie menée par la propagande russe. Kiev serait, selon la Russie, sous l’emprise d’un pouvoir national-socialiste et il faut intervenir à toute vitesse pour sauver les populations russes des mauvais traitements ukrainiens. On est dans le mensonge pur et simple.
Sauf que la comparaison est reprise par les pays occidentaux…
Ce qui me gène, c’est qu’un certain nombre de pays européens, ont usé et abusé de ce que ce que Isaiah Berlin appelle la « reductio ad Hitlerum ». Ce type d’image devient contre-productif. On n’a pas besoin d’aller chercher jusqu’à l’Allemagne hitlérienne pour trouver des précédents à ce type d’opération. Il suffit de regarder les périodes précédentes de l’histoire russe et soviétique.
Lesquelles ?
Cette opération sur la Crimée entre en résonance avec l’histoire de la Russie bolchévique, qu’on appelle à partir de 1922, l’URSS. Il y a toujours eu cette volonté de contrôler ce qui avait appartenu un temps à l’empire des Tsars, et l’histoire s’est répétée pour atteindre cet objectif. Ainsi, l’Ukraine a proclamé son indépendance en 1917, au moment où la Russie tsariste s’est disloquée. La Russie bolchévique a voulu reprendre son contrôle, de même qu’elle a ensuite repris le contrôle de toute la Transcausasie, ce qu’on appelle aujourd’hui le Caucase du Sud.
Ensuite, grâce au pacte germano-soviétique, Staline a pris une partie du territoire roumain en 1939 et en a fait ce qu’on appelle la Moldavie. Il a tiré un trait sur les Etats baltes, qu’il avait réintégrés de force dans l’URSS. Toujours dans le cadre du pacte germano-soviétique, il a ôté, en 1939, à la Finlande une partie de son territoire. Enfin, si la configuration n’est pas la même, l’URSS est intervenue pour écrasé l’insurrection de Budapest en 1956 et le printemps de Prague en 1968.
Vladimir Poutine parviendra-t-il à restaurer un semblant d’union soviétique ?
Le projet géopolitique de l’union eurasiatique est assumé : on fait semblant, surtout sur un plan européen, de ne pas vouloir véritablement comprendre qu’il s’agit d’une simple rectification des frontières, mais le projet politique est plus large. En 2008, lorsque que la Russie est intervenue en Abkhazie ety en Ossétie du Sud, on a voulu croire que c’était juste une anicroche, mais que fondamentalement, Vladimir Poutine, malgré sa rugosité, restait un partenaire pour l’Occident qu’il fallait ménager. Ce n’est pas du tout le cas. Ce qui se passe en Ukraine vient confirmer cette volonté de reconstituer une forme d’union post-soviétique. Il y a une politique du ressentiment et un revanchisme très fort qui se traduisent par du révisionnisme géopolitique. Concrètement, cela veut dire une remise en cause des frontières en Europe. Il fait rappeler que les frontières en Europe sont beaucoup plus récentes qu’on ne le pense. 27% des frontières ont été tracées après 1989 et 1991. C’est extrêmement dangereux. A quoi peut-on s’attendre ? Vladimir Poutine pourrait demander un corridor vers la Lituanie pour accéder à l’envlave russe de Kaliningrad…
D’un point de vue des pays Occidentaux, est-ce que l’histoire se répète aussi ?
– Si on regarde les périodes antérieures, les pays occidentaux ne formaient pas encore un ensemble unifié, n’étaient pas dans le même système d’alliance, c’est une grande différence. Après la deuxième guerre mondiale, on a vu se constituer un ensemble euro-atlantique avec les Etats-Unis et le Canada et qui s’est ensuite élargi avec l’Europe centrale et orientale. On a une configuration géopolitique différente. Vladimir Poutine fait face à une sorte de Commonwealth occidentale. D’ailleurs, sur la durée, il fait le pari de la dislocation de cet ensemble occidental, de l’Union européenne, de l’Otan, du retrait des Américains. Il a, par exemple, beaucoup misé sur cette idée de la relation du pivot, selon laquelle les Américains se désintéressent de l’Europe pour se redéployer vers l’Asie Pacifique. Mais, en l’état actuel des choses, cela n’est pas le cas.
En revanche, chez les pays occidentaux, il y a toujours cette difficulté à réagir en temps voulu et à anticiper qui tient à la pluralité géopolitique. Même à l’époque de la guerre froide, l’Otan n’a jamais été un seul bloc, d’un seul tenant. L’organisation a mis du temps à afficher une position unifiée face à l’URSS. Aujourd’hui encore, il reste très difficile de se mettre d’accord à 28, et puis il faut ajouter le libre jeu de la société civile, des groupes d’intérêts qui ont leur mot à dire. Mais, ce que nous a montré la guerre froide c’est que, sur la durée, ces systèmes-là, malgré leurs faiblesses, l’ont toujours emporté.