Réforme territoriale · Les conditions incontournables de son succès

Gérard-François Dumont, professeur à l’Université Paris 4-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

14 mai 2014 • Entretien •


La réforme territoriale est à l’ordre du Conseil des ministres de ce mercredi 14 mai. Le système territorial français fait actuellement face à de lourds problèmes, qui relèvent tant de l’ordre du « mille-feuille » à la française que d’une masse salariale bien trop conséquente. Il semble plus que nécessaire, aujourd’hui, de réformer l’organisation territoriale. Cependant, il est peu probable que cela mène effectivement aux économies promises par l’exécutif…


Ce mercredi 14 mai, le Conseil des ministres se penche sur la réforme territoriale, qui vise à réduire de moitié les 22 régions que compte la France aujourd’hui. Au-delà des discours qui dénoncent sans réellement entrer dans le détail le « mille-feuille » français, quelles sont les problématiques auxquelles cette réforme doit réellement faire face ?

Cette réforme annoncée ne répond nullement aux problématiques des territoires français. En effet, la véritable question qui se pose est d’améliorer leur attractivité dans un contexte de globalisation pour développer l’emploi et concourir à mieux résoudre les problèmes sociaux. Or, la réforme annoncée conduit à centraliser alors que l’avenir est au local.

La réforme peut-elle réduire la masse salariale des collectivités territoriales ? Rappelons que ces dernières comptent 1 912 800 fonctionnaires (chiffres au 31 décembre 2012) y compris les contrats aidés. L’importance de ce nombre tient essentiellement au vaste champ des fonctions assurées, comme l’urbanisme, la construction et le fonctionnement matériel des écoles, des collèges, des lycées, l’aide sociale à l’enfance, l’aide personnalisée à l’autonomie, les transports publics locaux ou régionaux, la gestion des déchets, l’assainissement, les transports scolaires, la voirie…

Toutefois, ce nombre s’explique aussi par diverses décisions de l’État, comme l’imposition de normes contraignantes, l’empilement des législations ou les 35 heures.

En outre, ces dernières années ont vu une hausse anormale dans différents territoires chaque fois que la mise en place de l’intercommunalité, imposée directement ou indirectement par l’État, a été mal faite. Bien entendu, les différences de rapports de la masse salariale par habitant montrent qu’il y a des collectivités territoriales très bien gérées et d’autres moins. De son côté, l’État compte, contrats aidés compris, 2 441 800 fonctionnaires, soit un chiffre anormalement élevé compte tenu des multiples transferts de compétences effectués par l’État aux collectivités territoriales ces dernières années. Faute d’avoir diminué ses fonctionnaires, l’État maintien de nombreux doublons, c’est-à-dire des administrations d’État qui se trouvent redondantes par rapport aux collectivités territoriales responsables de telle ou telle fonction. Dernier exemple, l’État vient enfin de transférer aux régions la gestion des fonds européens depuis le 1er janvier 2014, mais on attend encore que tous les fonctionnaires d’État concernés soient également transférés aux régions.

La réforme annoncée ne peut, en elle-même, réduire la masse salariale des collectivités territoriales. En voulant créer de grandes régions, on risque plutôt de confirmer la loi de Parkinson selon laquelle tout travail au sein d’une administration augmente jusqu’à occuper entièrement le temps qui lui est affecté. Or de vastes régions supposent des hiérarchies complexifiées, des services de coordination, voire le besoin de déployer d’autres administrations relais pour n’être quand même pas trop éloigné des réalités territoriales.

En même temps, l’intégration de plusieurs territoires en un seul fait perdre un outil essentiel d’amélioration de la gouvernance territoriale : l’émulation entre les collectivités territoriales. C’est bien pourquoi aucun pays au monde ne s’est lancé dans un tel projet. Les États-Unis conservent leurs 50 États, y compris ceux qui sont plus petits ou moins peuplés que la région française continentale la moins peuplée, le Limousin ; l’Allemagne conserve ses 16 Länder dont certains sont également plus petits et moins peuplés que le Limousin ; l’Espagne ses communautés autonomes et la Suisse n’envisage nullement de fusionner ses cantons, et pas même ceux de Bâle-Ville et Bâle-Campagne. L’émulation entre les cantons donne en effet les meilleurs résultats en terme d’attractivité et d’emploi. Seule l’amélioration de la gouvernance territoriale peut permettre d’y parvenir, comme le montrent d’ailleurs les collectivités territoriales les mieux gouvernées.

Les propositions jusqu’à présent avancées par le gouvernement permettent-elles de répondre à ces problématiques ?

Le gouvernement pratique jusqu’à présent une fuite en avant. Il entreprend une réforme considérable sans dresser une évaluation des réformes antérieures et sans établir de diagnostic comparatif avec les pays étrangers.

La réforme annoncée apparaît comme une manœuvre de diversion d’un État engoncé qui n’a pas le courage de se réformer et d’avancer sur les vraies réformes territoriales dont la France a besoin. La première consisterait à supprimer au sein de la fonction publique de l’État des services qui auraient dû être supprimés au fur et à mesure de la décentralisation. Le deuxième nécessite d’entreprendre une réforme des finances et de la fiscalité locale. La réforme territoriale annoncée sert de paravent au refus de mettre en œuvre une telle réforme de la fiscalité locale. En effet, aujourd’hui, suite aux décisions de recentralisation fiscale de 1999-2000, l’État a supprimé des taxes affectées aux collectivités territoriales sans leur affecter d’autres impôts, et remplacé leur produit par des reversements du budget national. En conséquence, l’État est devenu le premier contribuable local, ne permettant pas aux citoyens de voir sur leur feuille d’impôt les vraies recettes des collectivités, comme l’avait justement noté le rapport Mauroy de 2000. Puisque le citoyen ne sait pas, la décentralisation est devenue un slogan.

Troisièmement, l’important est de clarifier les compétences des collectivités territoriales ; il est absurde que des régions, dont l’un des rôles majeurs concerne les aménagements structurants du territoire régional, se soient déployées dans le domaine social, souvent en abusant du mot « solidarité », alors que les départements et les communes sont beaucoup plus efficaces en raison de leur caractère de proximité.

Enfin, l’Etat doit faciliter une meilleure gouvernance des collectivités territoriales, ce qui suppose par exemple de supprimer le quasi-monopole de la formation des personnels territoriaux.

Selon André Vallini, secrétaire d’Etat à la réforme territoriale, celle-ci devrait générer entre 12 et 25 milliards d’euros d’économie. Au vu des mesures annoncées, cette fourchette est-elle crédible ?

Cette fourchette est d’autant moins crédible que la réforme annoncée entraînera des dépenses supplémentaires et une efficacité moindre, donc coûteuse. D’une part, toute fusion décidée d’en haut engendre des coûts. La seule économie apparente peut provenir d’une baisse des dotations financières aux régions. Mais cette baisse ne sera qu’un effet d’affichage s’il n’y pas en contrepartie, et à ce titre, un engagement formel de baisse équivalente dans le budget de l’État. La proposition du gouvernement est d’ailleurs ubuesque : toutes les collectivités territoriales présentent chaque année des budgets équilibrés et elles ne participent nullement au surendettement de la France. Et l’État, qui est surendetté, veut donner des leçons de bonne gestion aux collectivités territoriales : mais c’est l’hôpital qui se moque de la charité !

Le pire est la perte d’efficacité qu’engendrerait la réforme annoncée. D’abord, le temps consacré à la mettre en œuvre distraira les élus et leurs collaborateurs de leur tâche essentielle dans le contexte actuel, qui doit consister à œuvrer au développement de l’attractivité de leur territoire. Et pendant ce temps, les autres régions de nos partenaires, non encombrées par des projets de meccanos institutionnels, peuvent se consacrer entièrement au développement local. Encore une fois, on refuse de voir les leçons du passé. Par exemple, faut-il rappeler que le département des Alpes-Maritimes s’est trouvé quasiment gelé dans ses projets d’aménagement du territoire pendant sept ans (1995-2002) par une décision de l’État, la fameuse « directive territoriale d’aménagement », sans effet concret hors d’avoir suspendu tout projet d’envergure pendant les sept années qu’il a fallu attendre avant qu’elle soit arrêtée.

Le risque de très vastes régions centralisatrices, voire centralisées, dans lesquelles les citoyens ne se reconnaîtront pas, n’est pas la réponse aux besoins de la France et témoigne d’un manque de culture géographique. D’ailleurs, notre histoire récente montre que l’avenir est dans le local, pas dans le centralisé. Les territoires qui marchent sont ceux qui inscrivent leur action dans le local, dans une identité ressentie par les populations prêtes à s’investir, souvent bénévolement, dans des projets : pensons à la réussite du modèle vitréen, en Ille-et-Vilaine, liée au fait que cette ville ne s’est pas laissée aller dans la stratégie prisée par les technocrates qui est de se contenter de s’adosser à la grande ville voisine, Rennes en l’espèce ; pensons au Futuroscope ; pensons à Carhaix-Plouguer, notamment avec la réussite du festival des Vieilles Charrues : pensons à Guingamp, champion de France 2014, et son exceptionnelle réussite footballistique ; pensons à Puy-Guillaume dans le Puy-de-Dôme avec sa réussite commerciale exceptionnelle ; pensons au Puy-du-fou ; pensons encore à Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais, à Espelette dans les Pyrénées-Atlantiques, à Saint-Bonnet-le-froid en Haute-Loire ; pensons à Luzenac, commune de 550 habitants, dont l’équipe de  football monte en ligue 2… Aucune capitale régionale lointaine n’aurait pu imaginer, conduire, et tout simplement peut-être croire à ces projets qui ont réussi grâce à une mobilisation locale.

Tout au long de la semaine, de mercredi à vendredi, François Hollande doit rencontrer les différents chefs de groupes et de partis : quelles sont les promesses à éviter impérativement pour ne pas compromettre définitivement l’intérêt d’une modification du système territorial français ?

La première promesse à éviter consisterait à dire que la France est pionnière et que les autres pays suivront son nouveau modèle territorial fondé sur d’immenses régions sans assises historiques et identitaires. En effet, ce type de discours a déjà été tenu lors du passage à la semaine de 35 heures et le résultat est connu. Et n’importe quel responsable de parti qui étudie la question territoriale dans les pays étrangers peut aisément constater que nulle part dans le monde, on croit à un soi-disant optimum régional. Bref, chercher une taille de région qui engendrerait automatiquement du développement, c’est discuter du sexe des anges.

La deuxième promesse à éviter est de dire que la réforme permettrait une avancée démocratique alors que le scrutin de liste régional est mauvais. Déjà aujourd’hui, la superficie des régions éloigne l’élu de son électorat. Ce serait pire si les régions avaient une taille moyenne doublée. Ce scrutin de liste donne aux partis politiques le pouvoir de désignation et conduit à la multiplication des apparatchiks, ces militants politiques permanents, c’est-à-dire qui font carrière dans leur parti, et y prennent des responsabilités leur permettant d’obtenir des investitures et des mandats électoraux. Sans nier les bonnes intentions de ces apparatchiks, leur itinéraire les rend moins proche de l’électorat que des préoccupations de leur parti politique.

La troisième promesse serait de dire que la France va enfin avoir des régions de taille comparable à celles des pays étrangers. Il est en effet aisé de constater que les pays étrangers ont un découpage hérité de l’histoire qui les conduit à avoir des régions petites, des régions moyennes et d’autres plus grandes. D’ailleurs, la superficie moyenne actuelle des 21 régions de France continentale est déjà supérieure à la superficie moyenne des 16 Länder de l’Allemagne.

La réforme territoriale envisagée sera pour le développement des territoires français l’équivalent de ce qu’ont été les 35 heures pour la compétitivité de la France.