19 mai 2014 • Analyse •
Voici soixante-dix ans, les Tatars de Crimée étaient raflés et déportés en un petit nombre de jours (18-20 mai 1944). Passée inaperçue, cette commémoration appelle l’attention sur la situation de ce peuple, placé à nouveau sous la domination de Moscou. Dans la situation géopolitique de la presqu’île de Crimée (2 millions d’habitants sur 26 000 km²), le poids relatif des Tatars (15%), la mémoire de l’ethnocide, les liens avec la diaspora et les autres « peuples punis » du Nord-Caucase ne sont pas à négliger.
Si les crimes du communisme n’étaient pas l’objet d’une forme d’amnésie, la date du 18 mai 2014 aurait dû ramener l’attention sur la presqu’île de Crimée, rattachée à la Russie en mars dernier. Le 18 mai 1944, la rafle et la déportation des Tatars de Crimée, dénoncés comme « peuple-collaborateur », étaient déclenchées. Hommes, femmes et enfants sont alors acheminés, dans des conditions terribles, jusqu’en Asie centrale. Staline mène une politique ethnocidaire et veut effacer la longue histoire de ce peuple. Pourtant, les Tatars ont survécu et ils ont été finalement autorisés à revenir sur leurs terres. La perpétuation de ce peuple rappelle que la Crimée n’est pas une terre originellement russe – elle invalide une partie de l’argumentaire historique du Kremlin -, mais le passage de la presqu’île sous la domination russe pourrait rouvrir la question tatare.
La Crimée dans les temps longs de l’Histoire
Dans le conflit géopolitique qui s’est noué autour de l’Ukraine, il appert que les Occidentaux sont enclins à une certaine complaisance quant au rattachement manu militari de la Crimée à la Russie (18 mars 2014). In fine, la presqu’île serait russe et la reconnaissance implicite du fait accompli faciliterait un honnête compromis sur le sort de l’Ukraine continentale. Dès lors, le « business as usual » pourrait reprendre ses droits (on admirera la technique de négociation qui consiste à céder immédiatement, dans l’espoir d’un gain futur). Avec un peu de sens politique et de compréhension des ressorts profonds de la « grande stratégie » russe, l’entreprise de subversion et de déstabilisation du Sud et de l’Est ukrainien menée par Moscou devrait pourtant suffire à dissiper la tentation de l’apaisement. Sur un plan plus large, le révisionnisme géopolitique porté par la Russie menace les fondements juridiques et moraux de l’ordre européen, ce que les prétendus réalistes – « ceux à qui on ne la fait pas » – semblent négliger, leur image du réel se limitant à sa dimension empirico-matérielle. Par ailleurs, la destinée des Tatars de Crimée et la tentative d’ethnocide dont ce peuple a été la victime, et les interrogations que soulève sa réincorporation par la force dans l’ensemble étatique russe, appellent l’attention sur les temps longs de l’Histoire. L’argumentaire historique manié par Moscou en est singulièrement relativisé et le tableau dressé par les nouveaux « moscoutaires » se révèle être un décor Potemkine (1).
Au vrai, il est bien difficile d’identifier un peuple détenteur de droits immémoriaux sur la Crimée. Au fil des millénaires, cette grande presqu’île – un peu plus de 26 000 km² et 300 kilomètres de large -, est passée sous des dominations successives, celle de la Russie intervenant tardivement en regard de la longue durée. La partie nord de la Crimée relève du monde des steppes et la presqu’île a été occupée par des peuples nomades issus des profondeurs de l’Eurasie. Abritée des rigueurs septentrionales par des montagnes, la partie sud est pleinement ouverte sur la mer Noire et bénéficie d’un climat de type méditerranéen. Dans la haute Antiquité, ce furent des peuples de langue indo-européenne qui occupèrent ce qu’Hérodote et les Grecs appellent alors la Tauride. Cimmériens, Scythes et Sarmates se succèdent et se mêlent. Politiquement, militairement et culturellement, la Tauride entre progressivement dans la sphère hellénistique et gréco-romaine. Ainsi les Romains ont-ils recruté des contingents sarmates pour protéger une partie du limes et des grands axes de circulation de l’Empire. Dans l’Antiquité tardive, les Sarmates de la mer Noire passent sous la domination des Goths qui se saisissent de la Crimée. Pourtant, l’Empire romain d’Orient conserve des positions dans la partie sud de la presqu’île. Au fil du temps, les Goths sont hellénisés et christianisés, tout en maintenant une identité propre qui perdure jusque dans le Haut Moyen-Âge.
Les Tatars et le Khanat de Crimée
Au IVe siècle, le royaume goth qui s’étendait alors sur le territoire de l’actuelle Ukraine, continentale et péninsulaire, est défait par les Huns qui se ruent vers l’Occident. Dès lors, la partie nord de la Crimée passe sous la domination de peuples altaïques venus de Haute Asie (langues turco-mongoles). Aux Huns succèdent les Bulgares, les Khazars, les Coumans (ou Kiptchaks) et les Petchenègues, la dynamique de ces peuples couvrant un vaste espace qui s’étend de la Caspienne au Danube. Pour faire face, Constantinople s’allie avec les uns contre les autres et transforme le sud de la Crimée en une province militaire (le « thème » de Cherson). Avec les croisades et la prise de Constantinople par les Latins, en 1204, les cités-États de Gênes et de Venise sont en mesure d’implanter en Crimée des comptoirs fortifiés. Les marchands italiens captent ainsi une partie des richesses qui circulent sur les « routes de la soie », la Crimée constituant une plaque tournante vers l’Orient byzantin et égyptien comme vers l’Occident continental. C’est au XIIIe siècle que les Mongols, également dénommés Tatars, font irruption dans ces espaces (2). Sous les ordres de Batu, petit-fils de Gengis Khan, Kiev est détruite (1240), la Rus’ médiévale est conquise et la Crimée relève désormais du Khanat de la Horde d’Or, également appelé « Khanat de Kiptchak ». Dès lors, le fait « Tatar » domine l’histoire de la Crimée pendant plusieurs siècles.
Les Tatars sont donc des Mongols, parlant le turc et de religion musulmane. Pendant deux siècles et demi, ils ont dominé les Slaves orientaux, le prince de Moscovie levant le tribut pour le compte du Grand Khân et prenant ainsi l’ascendant sur ses homologues (telle est la fonction d’Alexandre Nevski). La domination mongole est remise en cause en 1480, sous le règne d’Ivan III dit « le Grand ». Bientôt, Ivan le Terrible passera à la contre-offensive, avec la prise de Kazan et Astrakhan (1552-1554) (3). Il est le premier à prendre le titre de tsar et la principauté de Moscou devient la Russie. Cette nouvelle appellation vise à capter le prestigieux héritage civilisationnel de la Rus’ de Kiev ainsi qu’à légitimer les revendications sur les steppes méridionales. Celles-ci sont alors disputées entre l’État polono-lithuanien et les Tatars de Crimée, gouvernés par la dynastie des Giray. Transformée en khanat régional depuis la dislocation de l’Empire mongol, la Crimée des Tatars est un grand centre commercial et cosmopolite qui participe activement au commerce entre l’Orient et l’Occident. Outre les comptoirs italiens mentionnés plus haut, il accueille aussi des colonies marchandes grecques, arméniennes, arabes et juives (les Karaïtes). A la fin du XVe siècle, le Khanat de Crimée entre dans la mouvance de l’Empire ottoman, tout en conservant une certaine autonomie. Au XVIe siècle encore, des armées tatares remontent le Dniepr et le Don pour envahir la Moscovie. En 1571 et 1577, les Tatars brûlent Moscou.
De la domination russe à l’épuration ethnique
C’est aux XVIIe et XVIIIe siècles que l’Empire russe s’avance vers le sud, une partie des steppes méridionales, dans la région de l’actuelle Karkhov, devenant une marche militaire (« Ukraïna »). Sous Catherine II, les terres situées au nord de la mer Noire sont l’objet de rivalités géopolitiques entre Russes et Ottomans qui s’y affrontent. Entre 1768 et 1774, une guerre russo-ottomane débouche sur la victoire des armées de Catherine II et la constitution d’une « Nouvelle Russie », expression aujourd’hui reprise par Vladimir Poutine pour justifier sa politique révisionniste. Les rives septentrionales de la mer Noire ainsi que la presqu’île de Crimée sont annexées et regroupées dans le gouvernement de Tauride. L’annexion est entérinée par le traité de Jassy qui met fin à une nouvelle guerre russo-ottomane (1787-1792). La Crimée prend dès lors une place majeure dans le dispositif naval russe et la stratégie des « mers chaudes » (le port de Sébastopol est construit en 1783). Sur place, les Tatars sont victimes de persécutions. Dès 1790, 300 000 d’entre eux quittent la Crimée pour l’Empire ottoman, la Russie menant une politique de repeuplement en faisant appel à des colons slaves, allemands, arméniens et grecs. Lors de la guerre de Crimée (1853-1856), les Tatars sont déplacés des côtes vers l’intérieur de la presqu’île. De 1860 à 1862, 200 000 d’entre eux s’exilent à nouveau. C’est ainsi que les Tatars sont devenus minoritaires en Crimée, la colonisation de peuplement et les transferts de populations s’accompagnant d’une russification de la presqu’île. Dans ce difficile contexte, une intelligentsia moderniste se développe, sur le modèle des Tatars de la Volga (cf. note 2), ce milieu étant à l’origine du « Parti national tatar » fondé en 1917.
La Première Guerre mondiale vient remettre en cause les évolutions possibles de l’Empire des Tsars, engagé dans une transformation d’ensemble depuis les années 1880-1890. Après la Paix de Brest-Litovsk (3 mars 1918), la Crimée fait partie des territoires auxquels les Bolcheviks ont provisoirement renoncé. Très vite, elle devient l’une des bases des armées blanches que les Alliés soutiennent, avec plus ou moins de vigueur, à la suite de la défaite des Centraux. En 1920, l’armée du général Wrangel évacue la Crimée dont les Bolcheviks s’emparent. Dans un premier temps, les droits nationaux des tatars sont mis en avant, dans le cadre d’une « République socialiste soviétique autonome de Crimée » (1921). A partir de 1927-1930, les purges de Staline, la « dékoulakisation » et les famines retournent les populations. L’alliance Hitler-Staline rompue, avec l’opération « Barbarossa » lancée le 22 juin 1941, la guerre et les développements du national-bolchévisme renforcent la logique de répression des éléments non russes (4). Ces persécutions expliquent l’accueil réservé par une partie des Tatars aux troupes allemandes, à l’été 1942. Berlin autorise la constitution d’un « Comité central musulman » et six bataillons tatars sont recrutés. L’armée allemande chassée de Crimée, les Tatars sont dénoncés comme un « peuple-collaborateur » et Staline décide leur déportation (ordonnance du 11 mai 1944). Du 18 au 20 mai 1944, près de 200 000 Tatars, dont 40 à 50% d’enfants de moins de seize ans, sont placés dans des wagons à bestiaux, avec pour destination l’Asie centrale. Peu après, Bulgares, Grecs et Arméniens de Crimée sont à leur tour déportés. Les soldats tatars démobilisés de l’armée soviétique suivront bientôt. Des milliers de déportés périssent pendant le trajet et le quart de ce peuple disparaît dans les quatre ans. En Crimée, les terres des Tatars sont allouées à des éléments slaves, les toponymes sont systématiquement modifiés et la république autonome disparait, absorbée par la Russie. Lorsque Khrouchtchev transfère la Crimée à l’Ukraine, la présence des Tatars y relève d’un passé oblitéré (il y subsiste quelques veuves de guerre, d’ethnie tatare).
Un ethnocide
Réduits à l’état de « colons spéciaux », au Kazakhstan et en Ouzbékistan, les Tatars bénéficient en 1956 d’un assouplissement de leurs conditions de vie. S’ils sont réhabilités en 1967, le retour en Crimée leur est interdit et ils ne recouvrent pas leurs droits nationaux. C’est en 1989 seulement qu’ils peuvent à nouveau revenir sur leurs terres natales, peu avant que l’Ukraine n’accède à l’indépendance (1991). Un peu plus de la moitié des 400 000 Tatars fait le voyage du retour, sans pouvoir récupérer les maisons et les terrains dont Staline les a spoliés. La question foncière est une composante des difficiles relations entre les Tatars (15% de la population) et les Russes de Crimée (60%).
Avec le rattachement à la Russie, les Tatars sont confrontés à des groupes paramilitaires et des militants qui brandissent des portraits de Staline, dans un État où le totalitarisme rouge est en voie de réhabilitation. Il leur sera difficile conserver les droits recouvrés, a fortiori de faire reconnaître l’ethnocide tatar. Déjà, les autorités de fait de Crimée ont banni le chef du Mejlis, Mustafa Djemilev (5). Si la situation se détériorait sur place, des contrecoups géopolitiques seraient possibles. Non pas tant chez les Tatars de la Volga que dans les « peuples punis » du Nord-Caucase ou dans la diaspora tatare de Turquie.
Notes •
(1) On se souvient des villages apprêtés par le prince Potemkine, ministre et favori de Catherine II, lors du voyage de l’impératrice en Crimée (1787).
(2) « Tatar » renvoie au fleuve infernal des Anciens, le Tartare. Par la suite, le terme désigne en Russie différents peuples de langue turque et de religion musulmane subordonnés entre la Volga et l’océan Pacifique. Ainsi les Tatars de la Volga, en partie regroupés dans les républiques autonomes du Tatarstan (1,8 million) et du Bachkortostan (1,1 million) seraient-ils les descendants des anciens Bulgares de la Volga, mêlés aux tribus de la Horde d’Or. Outre Moscou, d’autres noyaux tatars se trouvent dans les oblasts de l’Oural (1 million) et les villes qui s’articulent le long d’un axe Volga-océan Pacifique. Au total, la Russie compte environ six millions de Tatars. Cette population se retrouve aussi au Kazakhstan (300 000), en Ouzbékistan (500 000), dans les différentes villes d’Asie centrale ainsi que dans le Sin-Kiang chinois (Xinjiang). Enfin, la Lituanie compte aussi quelques milliers de Tatars (5000) dont les ancêtres étaient venu servir par les armes le grand-duc Vytautas (dates de règne : 1392-1430). Les autres pays baltes et la Pologne comprennent quelques noyaux tatars. En 1812, à la veille de la Campagne de Russie, Napoléon Ier avait constitué un régiment tatar à parti du noyau lituanien.
(3) Les Tatars de la Volga sont incorporés dans les structures de l’Empire russe et associés à l’expansion dans l’aire eurasiatique, sur les plans politique, commercial et militaire. Privée de ses terres, la noblesse tatare joue un rôle d’intermédiaire et de négociateur dans la conquête russe du Turkestan et fournit des cadres pour administrer les peuples turciques passés sous la domination de Saint-Pétersbourg. C’est parmi les Tatars de la Volga, qui constituent des communautés sur l’axe Volga-océan Pacifique, qu’une classe intellectuelle prend forme au cours du XIXe siècle. Cette intelligentsia tatare est à l’origine du mouvement islamique Djadid (« moderne »). Ledit mouvement prône l’unification de tous les peuples turciques de l’Empire russe, ce qui débouche sur une forme de pantouranisme. Incarnation du « communisme national musulman », le bolchevik tatar Sultan Galiev sera l’un des points d’aboutissement de ce mouvement. Contre les armées blanches et pour rallier les musulmans de l’Empire russe, il joue la carte du pantouranisme et du panislamisme. Par la suite, Sultan Galiev est exclus du parti bolchevik, interné, libéré un temps puis à nouveau arrêté. Il est exécuté en 1940.
(4) Dès septembre 1941, Staline ordonne la rafle des citoyens soviétiques de nationalité allemande (1,5 million de personnes). 82% d’entre eux sont déportés dans des conditions terribles et affectés comme « colons spéciaux » dans des komandatures du NKVD. La déportation des Allemands est suivie d’une deuxième vague qui concerne six peuples dits « collaborateurs », entre novembre 1943 et juin 1944. Outre les Tatars de Crimée, elle frappe les Tchétchènes, les Ingouches, les Karatchaïs, les Balkars et les Kalmouks, soit un total d’environ 900 000 personnes déportées vers la Sibérie et l’Asie centrale. De juillet à décembre 1944, d’autres opérations de « nettoyage » portent sur des nationalités qualifiées de « douteuses », en Crimée et dans le Caucase (Grecs, Bulgares et Arméniens de Crimée ; Turcs Meskhètes, Kurdes et Khemchines du Caucase).
(5) Le Mejlis est l’assemblée représentative des Tatars de Crimée. Fondateur de l’Union des jeunes Tatars de Crimée, en 1951, Mustafa Djemilev est l’une des figures de la dissidence pendant la période soviétique. Il a été maintes fois arrêté, emprisonné et déporté dans des camps de travail. En 1998, Djemilev s’est vu décerner la médaille Hansen par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.