17 novembre 2014 • Analyse •
Ce 17 novembre, les ministres des affaires étrangères de l’UE traiteront de la situation en Ukraine. Poutine y mène une guerre et conduit une politique révisionniste qui ébranle les bases géopolitiques de toute l’Europe. Les dirigeants russes paraissent obsédés par la Guerre froide et, en faisant tout pour prendre leur revanche, imposent leur paysage mental. Il est nécessaire de faire face à la menace et de soutenir l’Ukraine, y compris sur le plan militaire.
Le 17 novembre 2014, le Haut Représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité et les ministres des Affaires étrangères de l’UE se réuniront pour traiter à nouveau de la situation dans le Sud-Est de l’Ukraine. De semaine en semaine, les choses se précisent toujours plus. Vladimir Poutine a engagé la Russie dans une guerre contre la nation ukrainienne, pourtant présentée par la propagande du Kremlin comme un « peuple frère ». Le schéma d’ensemble est clair : consolider et étendre le contrôle russe sur la Crimée et le Donbass, déstabiliser l’État ukrainien et, à plus long terme, resatelliser l’Ukraine. Les interrogations portent sur le rythme des opérations et les objectifs intermédiaires. La suite des événements dépendra de la cohésion géopolitique de l’Europe, des solidarités transatlantiques et de la capacité à « faire front ».
La brutalité des faits
La veille encore de l’annexion par la Russie de la presqu’île de Crimée, nulle et non advenue sur le plan du droit, d’aucuns voulaient croire que ce rattachement manu militari n’était qu’une simple gesticulation militaire, en préalable à un marchandage politique entre Moscou et Kiev. La Russie s’est alors emparée d’un territoire grand comme la Belgique et mène depuis sa russification administrative. Les mêmes expliquaient ensuite que l’armée russe n’interviendrait pas dans le Sud-Est de l’Ukraine, la Crimée constituant un cas spécifique. Pourtant, le discours prononcé par Vladimir Poutine devant la Chambre haute de la Fédération, le 18 février 2014, affirmait le contraire et mettait en avant l’idée d’une « Nouvelle Russie ». Bien qu’évident, le soutien financier et militaire apporté par le Kremlin et diverses personnalités gravitant autour du pouvoir aux groupes séparatistes, dits « pro-russes », était relativisé. Et de reprendre le discours complaisant d’un Poutine mis devant le fait accompli par ces groupes turbulents et largement autonomes qu’il ne contrôlerait pas ou si peu. Sur le terrain, Moscou menait en fait une « guerre couverte », i.e. par procuration, à l’encontre de Kiev, tout en se posant en puissance d’intermédiation et incontournable arbitre. Pour préserver la possibilité d’une sortie négociée du conflit et inciter Poutine à la « désescalade », chefs d’État et de gouvernements des pays européens et occidentaux faisaient semblant de la croire, les sanctions diplomatiques et économiques prises par les États-Unis et l’UE étant soigneusement graduées. En regard des faits, les déclarations des dirigeants occidentaux ont quelque chose de pathétique.
Pourtant, cette guerre par procuration n’a pas suffi et la reprise en main de l’armée ukrainienne a déjoué le scénario escompté au Kremlin, celui d’une implosion de l’Est de l’Ukraine, sur le modèle de ce qui s’était produit en Crimée, et d’une bascule pure et simple de la moitié orientale du pays vers la Russie. Les élections sont aussi venues légitimer la nouvelle équipe à la tête de l’Ukraine. Aussi Vladimir Poutine a-t-il décidé, au cours de l’été 2014, d’une intervention militaire directe. Le passage à une guerre ouverte et l’entrée en action des troupes russes ont arrêté la reconquête par Kiev des confins orientaux de l’Ukraine. Cette intervention a permis aux séparatistes de contrôler une grande partie des oblasts de Donetsk et Louhansk, et donné corps au projet de « Nouvelle Russie », en avant des frontières occidentales de l’État russe, avant que le cessez-le-feu négocié à Minsk, le 5 septembre 2014, n’entérine les lignes de partage du Donbass. De suite, les partisans de l’apaisement ont expliqué que la sortie de crise était proche, la négociation en parallèle d’un accord gazier entre Kiev et Moscou, sous les auspices du Commissaire européen à l’énergie, étant de bon présage. Au demeurant, les combats n’ont jamais cessé mais la guerre est passée par une phase de basse intensité. Les opérations se concentrent désormais autour de l’aéroport de Donetsk, toujours tenu par l’armée ukrainienne, et aux approches de Marioupol. Située sur le rivage de la mer d’Azov, cette ville portuaire est un important point d’appui pour empêcher l’armée russe et les séparatistes de s’assurer un corridor terrestre vers la Crimée.
Un agresseur territorial
D’ores et déjà, la Russie s’est donc assurée un nouveau bastion avancé sur le territoire ukrainien, à l’ouest de ses frontières que Vladimir Poutine entend repousser. Les oblasts de Donetsk et Louhansk représentent 4 à 5% de l’Ukraine et regroupent une population d’environ cinq millions d’habitants. Sur les 1500 km de frontières communes à l’Ukraine et à la Russie, 200 km sont désormais contrôlés par les Russes et ne remplissent donc plus leur fonction. L’espace est ouvert aux sicaires et aux troupes russes, au matériel de guerre et trafics divers ainsi qu’au rapatriement de corps de soldats russes morts dans le Donbass. Les allers-retours sont constants et, à Moscou, le Donbass est considérée comme propriété de la Russie. Depuis le simulacre électoral du 2 novembre 2014 et le partage des postes entre chefs de guerre, envers et contre les accords du 5 septembre dernier, le conflit gagne à nouveau en intensité et le petit nombre d’observateurs délégués par l’OSCE sur deux postes-frontières, passés l’été dernier sous contrôle russe, comptabilisent soigneusement le nombre de soldats, de chars, de véhicules blindés et ambulances qui passent de la Russie à l’Ukraine. La présence militaire russe au Donbass est attestée par tous – journalistes présents sur place, observateurs de l’OSCE, services de renseignement de l’OTAN et de ses États membres –, mais qu’importe. Les dirigeants russes nient l’évidence, ils développent un discours déréalisant et « hors-sol » complaisamment relayé par les nouveaux moscoutaires.
L’analyse des discours et des représentations géopolitiques de Poutine et de la classe dirigeante russe trace les contours de l’épure, cette image mentale qui inspire et anime la « grande stratégie » de Moscou. L’idée directrice est de s’assurer le contrôle direct et indirect des destinées de l’Ukraine, présentée comme un État artificiel, et de la réintégrer dans une « URSS new look » : l’Union eurasiatique telle qu’elle est rêvée au Kremlin. Nous n’en sommes qu’au stade des croquis et l’interrogation, écrivions-nous plus haut, porte sur le rythme et les objectifs intermédiaires. Dans l’immédiat, s’agit-il seulement d’arrondir et de parfaire cette « Nouvelle Russie », en délogeant les troupes ukrainiennes de l’aéroport de Donetsk et consolidant les positions russes devant Marioupol, ou de conquérir un corridor terrestre vers la Crimée, voire l’ensemble des rives méridionales de l’Ukraine sur la mer Noire, et d’instaurer une continuité territoriale avec la Transnistrie, avant de se retourner contre la province de Kharkiv ? Le fait est que les moyens d’une nouvelle offensive sont en place et l’expérience des derniers mois, si l’on en reste au cas de l’Ukraine, invite à anticiper le scénario du pire. Au vrai, les cas de la Moldavie (Transnistrie) et de la Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) ainsi que l’instrumentalisation par la Russie du conflit entre Azerbaïdjan et Arménie autour du Haut Karabakh nous rappellent qu’il faut raisonner dans la durée. Parallèlement, Moscou renforce ses positions militaires en Crimée, y aurait déployé des armes nucléaires tactiques (peut-être y en avait-il déjà) et bouleverse l’équation des forces en mer Noire, au grand dam de la Bulgarie, de la Roumanie et de la Turquie, autant de pays membres de l’OTAN, la Géorgie voyant sa situation géostratégique se détériorer plus encore.
Une puissance révisionniste et revanchiste
A rebours des analyses passées selon lesquelles le but final de Poutine, campé en partenaire naturel et obligé de l’UE et de l’OTAN, n’était que de rehausser la place de son pays dans le système international, et d’améliorer les « termes de l’échange » avec l’Occident, le président russe a posé la « Russie-Eurasie » en puissance révisionniste et revanchiste travaillant à la subversion de l’Europe une et libre issue de la Guerre froide. En s’engageant dans l’expansion territoriale et le dépeçage de l’Ukraine, il remet en cause les frontières issues de la dislocation de l’URSS (1991), les engagements internationaux pris par Moscou à travers le mémorandum de Budapest (1994) ou encore le traité d’amitié et de coopération signé avec Kiev (1997). Le dépeçage de l’Ukraine atteint jusqu’au traité fédératif de 1922 qui avait fixé les limites entre la Russie bolchévique et l’Ukraine, dans le cadre de l’URSS tout juste fondée. Partant, ce révisionnisme géopolitique se fait historique. En droite ligne de la réhabilitation de Staline, campé en bon « manager » et « patriote », Poutine en est tout naturellement venu à justifier le pacte germano-soviétique du 23 juin 1939, présenté comme un simple pacte de non-agression quand il s’agissait d’un pacte de guerre et de partage de l’Europe centrale et orientale. Après sa mise en œuvre sur le terrain, Hitler et Staline avaient ensuite signé une alliance en bonne et due forme (septembre 939). Au plan géostratégique, ce révisionnisme historique et géopolitique a ses prolongements pratiques, et ce bien au-delà de la Crimée et du Donbass. Il s’accompagne de provocations militaires à l’encontre des voisins de la Russie, les aéronefs et navires russes violant systématiquement leur espace aérien et maritime, pour tester la réactivité et les défenses des États membres de l’OTAN, en mer du Nord et dans la Baltique, en mer Noire ou encore dans l’Arctique. En Extrême-Orient, le Japon doit aussi faire face à de tels agissements. In fine, la Chine populaire est le seul voisin de la Russie qui soit épargné ; Poutine y cherche des appuis pour mieux se concentrer sur l’hostilité à l’encontre de l’Occident, dans une logique de revanche.
L’erreur serait de croire que cette politique agressive de la Russie ne concerne que l’Ukraine, vue comme une variable d’ajustement dans les relations entre la Russie et l’Occident. Après l’Ukraine, le révisionnisme géopolitique russe aura tôt fait de se retourner contre les États baltes qui comptent des populations de langue russe, et l’enclave russe de Kaliningrad, l’ancienne Königsberg, peut aussi être prétexte à de nouvelles revendications. Entre 2002 et 2004, alors que se préparait l’élargissement de l’UE aux États baltes, Moscou avait déjà revendiqué un libre passage à travers la Lituanie. Plus généralement, il faut rappeler que les structures géopolitiques de l’Europe sont récentes : 27% des frontières des États membres du Conseil de l’Europe ont été tracées à partir de la césure 1989-1991. En mobilisant des arguments historiques contre l’Ukraine des arguments historiques qui nous font remonter au XVIe siècle et au-delà, à une époque où la Sibérie et l’Extrême-Orient n’étaient pas encore russes (et Königsberg toujours germanique), Poutine enclenche une mécanique de conflit qui pourrait précipiter l’Europe dans un nouveau désastre, quand elle ne s’est pas encore remise des deux guerres mondiales qui ont détruit son hégémonie séculaire sur les terres et mers du globe. Après avoir dénoncé le traité FCE sur la limitation des forces conventionnelles en Europe et menacé de déployer des missiles Iskander à Kaliningrad-Königsberg (2007), Poutine viole les frontières de l’Ukraine et menace Baltes et Polonais. Il prépare une nouvelle doctrine militaire qui abaissera encore le seuil d’emploi des armes nucléaires tactiques dont la Russie conserve des arsenaux sans proportion avec celles de l’OTAN. De nouveaux déploiements d’armes nucléaires russes pourraient aussi remettre en cause le traité sur les FNI (Forces nucléaires intermédiaires) signé en 1987 par Reagan et Gorbatchev. En Arctique, Moscou précipite la militarisation de ces espaces et revendique d’immenses territoires. A l’évidence, Poutine s’est engagé une confrontation d’ensemble.
Soutenir vigoureusement l’Ukraine
Dès lors, l’expression de « guerre froide » surgit à nouveau. Certes, les situations historiques ne se superposent pas et il sera toujours aisé de recenser les points de différence entre la configuration présente et celle qui a dominé la deuxième partie du XXe siècle. Les rapports de puissance ne sont plus les mêmes, la globalisation économique exerce ses effets en Russie et le bricolage idéologique qu’est l’eurasisme n’a pas la force d’une « religion séculière » (le marxisme-léninisme). Il reste que les dirigeants russes sont obsédés par la Guerre froide et, en faisant tout pour prendre leur revanche, ils imposent leur paysage mental. Protester du fait que nous sommes en d’autres temps ne sera d’aucune utilité pratique : Poutine veut renverser la situation et s’y emploie. Il raisonne dans les termes de la Guerre froide et nous désigne comme ennemis. Nous ne pouvons nous dérober et trouver refuge sur une lointaine comète.
Il faut donc « faire front », et si chacun a des obligations morales à remplir, ce sont celles qui découlent des engagements de défense et de sécurité pris à l’égard de ses alliés et partenaires, à travers l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord et l’article 42 du traité de Lisbonne. Les sanctions diplomatiques et économiques ont de réels effets, et il faudra tout à la fois mieux les cibler et les durcir. L’aide à l’Ukraine et le soutien concret aux réformes sont essentiels : le lancement par l’UE d’une mission sur la réforme du secteur de la sécurité civile en Ukraine (EUAM Ukraine) est un nouveau pas. Cela dit, il est aujourd’hui patent que l’affrontement ne se déroule pas sur les seuls terrains de la diplomatie, de la géoéconomie et du développement politique. Pour l’avenir de l’Europe, il est vital de contrebattre le révisionnisme géopolitique russe, sur les frontières orientales de l’Ukraine, et il faut apporter un soutien militaire à cet État.