9 février 2015 • Analyse •
Avec la victoire électorale de Syriza, le pire pourrait advenir. Au-delà de la zone Euro, de graves contrecoups sur la géopolitique européenne de l’UE sont possibles. Aussi, la cohésion franco-allemande doit prévaloir.
La victoire électorale d’Alexis Tsipras et de Syriza ont réveillé les ardeurs de ceux qui n’ont pas renoncé à l’utopie et méditent encore le petit matin du « grand soir ». Comme à l’accoutumée, le sinistrisme de la politique française a conduit les plus raisonnables à accueillir avec une certaine sympathie ce changement de cap. D’aucuns veulent aussi croire qu’il faut distinguer le temps de la campagne, propice aux promesses démagogiques, et l’accès aux responsabilités gouvernementales : l’exercice du pouvoir et le sens des réalités conduiraient automatiquement à la modération. Mieux. Le nouveau gouvernement grec pourrait être instrumentalisé contre l’Allemagne et la rigueur gestionnaire de Berlin. Hélas, les promesses électorales les plus folles parfois tenues, malgré leurs coût et conséquences. Le temps n’est donc pas aux petits calculs ou aux rêveries rassurantes. La cohésion franco-allemande et la fermeté vis-à-vis d’Athènes s’imposent.
L’accès au pouvoir de Syriza et la présente situation politique en Grèce marquent un échec géopolitique au plan européen
De fait, ce sont bien des idées géopolitiques, implicitement formulées, qui ont conduit les responsables des grands pays européens à hâter l’adhésion de ce pays dans la CEE (1981), puis à jeter un voile pudique sur le trucage des comptes publics pour accepter son entrée dans la zone Euro (2000). Au départ du processus, Valéry Giscard d’Estaing explique aux chefs de gouvernement de la CEE qu’ « on ne fait pas attendre Platon ». Il serait pourtant réducteur d’attribuer cette décision à un « complexe du Parthénon » partagé par les admirateurs de l’ancienne Hellade et les incertains héritiers des Grecs de l’Antiquité. L’idée est alors de consolider le passage de la Grèce à la démocratie (1974) et de la renforcer au plan extérieur. Membre de l’OTAN, la Grèce est située sur le flanc sud de la libre Europe et l’URSS semble plus menaçante que jamais (nous sommes en pleine « bataille des euromissiles »). Après la Guerre froide, l’éclatement de la Yougoslavie, les combats et la menace d’extension à d’autres pays des Balkans confèrent à la Grèce une nouvelle importance. Elle fait tout à la fois figure de pôle de stabilité dans une région déchirée, de tremplin géopolitique et de modèle de réussite. L’exemple de la Grèce devrait inciter les États de la région à remiser leurs vieilles querelles balkaniques, pour travailler aux réformes et préparer leur entrée dans l’Union européenne (UE). Pour ériger la Grèce en modèle et pôle de stabilité, des tombereaux de fond européens auront été déversés (68 milliards d’euros pour les seuls fonds structurels européens).
Sans véritable contrepartie sur le plan des réformes internes et de la gouvernance. La crise financière de 2008 et ses contrecoups sur le marché de la dette souveraine ont depuis levé le voile. La Grèce est un pays semi-développé, largement corrompu, dont l’appartenance à la zone Euro lui permet de vivre au-dessus de ses moyens. Puissance du négatif : la crise grecque a enfin mené les gouvernements des pays qui partagent la même monnaie à se doter du dispositif adéquat (Fond européen de stabilité financière et Mécanisme européen de stabilité). Ce dispositif a permis à la Grèce d’éviter la faillite et de devenir un État-paria sur les marchés financiers. Névrose d’échec : le nouveau gouvernement grec issu de la victoire de Syriza renoue avec les délices et poisons de la dépense publique (à crédit). Constat et prospective : la Grèce est une « planche pourrie », le scénario de la zone Euro comme « noyau dur » de l’UE se révèle vain, et le Sud-Est européen demeure instable sur le plan géopolitique.
Syriza est un parti d’extrême-gauche dont les positions maximalistes ne seront pas aisément solubles dans le polycentrisme de l’UE et les équilibres politiques bruxellois
Dans la période précédant sa victoire électorale, d’aucuns ont voulu voir dans Syriza une « gauche radicale » en voie d’assagissement. Comme à l’accoutumée, on se persuade que le nouveau venu ne cherchera qu’à modifier les choses à la marge. Puissance du discours autoréférentiel et confiance dans les énoncés performatifs : technocrates et politiques rompus aux pratiques du marché électoral veulent croire que leur nouvel interlocuteur, Alexis Tsipras, sera un « pragmatique ».
Au vrai, le spectacle de la soirée électorale n’était guère rassurant. Beaucoup de drapeaux rouges et de poings levés, des éructations tribuniciennes à foison et, en guise d’expropriation de la bourgeoisie, la promesse de lever la dette grecque (elle est détenue à 70% par des institutions publiques). En France, les néo-babouvistes exultent et entonnent l’« Internationale ». Sitôt le nouveau gouvernement mis en place, les annonces fusent. Un nouveau train de dépenses est sur les rails : augmentation du SMIC, réembauche de fonctionnaires, abaissement de l’âge de la retraite, etc. La supervision de la « troïka » (Commission européenne, BCE et FMI) sur les finances publiques et la conduite des réformes, est dénoncée. L’arrêt des privatisations est annoncé.
Complaisamment présenté dans la presse comme un « économiste rock », Yanis Varoufakis, le nouveau ministre des finances aux allures de « redskin » montre les dents. Au nom de la « solidarité » entre Européens, il met en accusation ceux-là même qui ont évité la faillite de la Grèce, il exige et revendique. Sa rencontre avec le président de l’Eurogroupe est glaciale. Les indices boursiers chutent et les banques grecques sont sous la menace d’un « bank run ». Faut-il s’en étonner ? Largement composé d’hommes passés par le parti communiste grec, toujours stalinien, Syriza est de facto un parti néo-communiste, sectaire sur le plan idéologique. Son semblant de rénovation consiste à intégrer les revendications de la petite bourgeoisie propriétaire, au nom de la lutte « des petits contre les gros ». Principe de réalité et lois de l’économie ne sont que ruses du « néo-libéralisme ». Le moteur des succès électoraux de Syriza ? Une poussée continue vers la gauche. Syriza ne sera pas aisément soluble dans la social-démocratie européenne et les « docteurs Tant mieux » pourraient bientôt déchanter.
Le prisme communiste de Syriza, l’hostilité historique et idéologique envers l’Occident, le philo-russisme qui en découle, viendront aussi perturber la diplomatie européenne
Le passé d’un certain nombre de membres du gouvernement et l’ADN politique de Syriza laissaient présager la chose, mais on en était encore à se persuader d’un honnête compromis sur la dette publique grecque lorsque le nouveau ministre des Affaires étrangères a fait irruption sur la scène diplomatique. Professeur de relations internationales, Nikos Kotzias est un ancien responsable des jeunesses communistes. Sitôt en place, il s’exprime dans les colonnes de L’Humanité où il vend la solution d’une « Ukraine fédérale » (28 janvier 2015). L’expression est devenue la bannière de ralliement de ceux qui ont pris parti pour la Russie de Poutine et, in fine, expliquent que l’agressé est responsable de l’agression qu’il subit.
La revendication d’une Ukraine fédérale est le cheval de Troie de la Russie qui disposerait ainsi d’un État fantoche lui assurant le contrôle du gouvernement central (Kiev). Surinterprétation de la position de Nikos Kotzias ? En avril 2013, il recevait dans son université Alexandre Douguine, un idéologue russe qui cultive le style « staretz » et professe un cocktail de national-bolchévisme, de slavophilie et d’eurasisme. L’appel à la Tradition est supposé dépasser les contradictions de ce bricolage idéologique, nouvel habit du chauvinisme grand-russe, réinterprété à l’aune du stalinisme.
Le lendemain de cette interview, les ministres des Affaires étrangères de l’UE se réunissent pour traiter à nouveau de l’agression russe en Ukraine, le bombardement de Marioupol et l’offensive sur Debaltseve marquant le passage à une nouvelle phase du conflit (Moscou veut parfaire les contours de la Novorossia et réaliser la jonction avec la presqu’île ukrainienne de Crimée). D’emblée, Nikos Kotzias marque son hostilité aux sanctions prises par l’UE à l’encontre de la Russie. Nikos Chountis, secrétaire d’État aux Affaires européennes, enfonce le clou : « Nous ne sommes pas d’accord avec l’esprit des sanctions contre la Russie ». Traditionnelle orientation pro-slave et panorthodoxe de la Grèce ? Si elle compte une part non négligeable de Catholiques et d’Uniates (chrétiens orthodoxes d’obédience romaine), l’Ukraine est elle-même un pays slave et orthodoxe. Dans cette affaire, les tristes tropismes de Syriza s’expliquent par l’opposition à l’Occident et le crypto-communisme de sa direction. Ceux qui veulent voir en la « Russie-Eurasie » de Poutine la résurrection de la Sainte Russie doivent méditer la chose.
En ligne de mire
L’accès de Syriza au pouvoir et ses possibles contrecoups dans la zone Euro invitent à la gravité. Une nouvelle crise grecque ne doit pas être exclue et, en cas d’échec économique, l’ADN de cette formation politique pourrait pousser le nouveau gouvernement à la fuite en avant. Nul doute par ailleurs que Poutine instrumentalisera cette force pour affaiblir l’UE, son projet revanchiste et révisionniste impliquant la destruction des instances euro-atlantiques. Le Kremlin s’est empressé de féliciter Alexis Tsipras et l’ambassadeur russe à Athènes a été vite reçu par le nouveau chef de gouvernement. L’aspect financier de la « question grecque » n’est donc qu’un aspect d’un problème géopolitique plus vaste.
Aussi le gouvernement français ne doit-il pas céder à la tentation et s’appuyer sur Syriza pour monter un « syndicat de mécontents » contre l’Allemagne. Au début du quinquennat, François Hollande prétendait déjà prendre la tête d’un « arc latin » (Italie, Espagne, Portugal), pour tordre le bras d’Angela Merkel. On sait ce qu’il est advenu de ce scénario de série B. L’esprit de sérieux et le sens des responsabilités doivent prévaloir. Principaux « actionnaires » de la zone Euro, la France et l’Allemagne sont également au cœur de la diplomatie européenne. La négociation avec Athènes doit s’inscrire dans le cadre défini par l’UE et ses États membres.