13 avril 2015 • Analyse •
Le pré-accord sur le programme nucléaire iranien n’est qu’une feuille de route qui ne doit pas justifier un optimisme de commande. Les Occidentaux ont fait des concessions majeures à Téhéran qui pourraient avoir des conséquences dramatiques. La partie géopolitique n’est pas close et presque tout reste à faire.
Sitôt annoncé, l’accord passé entre les « 5+1 » et l’Iran, le 2 avril 2015, était qualifié d’« historique ». Précédemment, il en est allé de même avec l’accord intérimaire du 24 novembre 2013. L’emphase ne saurait dissimuler que ce texte, péniblement négocié, n’est qu’une feuille de route. Le chemin sera difficile et le niveau des enjeux exige de la lucidité.
De fait, ce pré-accord n’est pas une simple déclaration politique, et les commentateurs ont insisté à l’envi sur les « paramètres clefs » indiqués dans le texte. L’énumération des objectifs chiffrés et celle des mesures d’encadrement du programme nucléaire iranien sont censées faire autorité et rassurer le profane.
Le soir même, l’intervention de Barack Obama a été ferme, précise et dépourvue de pathos, donnant ainsi le sentiment que la situation était sous contrôle. Le président américain a insisté sur la stricte vérification du processus et réaffirmé la force des alliances américaines dans la région, avec les régimes arabes-sunnites comme avec l’Etat hébreu. Un sommet sera organisé à Camp David avec l’Arabie Saoudite et les autres Etats membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG).
La déformation des faits
Pourtant, l’optimisme de commande déforme les faits et leur perception. D’aucuns spéculent sur les promesses du marché iranien, l’ouverture économique et la libéralisation politique qui s’ensuivrait, voire sur un renversement des alliances au Moyen-Orient. Le texte serait un accord « gagnant-gagnant » dont il ne resterait plus qu’à exploiter toutes les virtualités.
L’idéologie tiers-mondiste ayant laissé des traces dans les esprits, y compris au sein de la droite, le discours victimaire de Téhéran est en partie repris au niveau des politique comme des commentateurs. Ainsi l’analyse stratégique et géopolitique est-elle prise dans l’étau de l’économisme et de l’humanitarisme.
A l’évidence, il ne faut pas s’installer dans le temps de la finalité accomplie. Rien n’est acquis et les mois à venir réserveront des surprises. Si un accord final voit le jour, sa mise en œuvre sera difficile. Le plus précis des documents recèle une marge d’interprétation et, dans le cas du régime chiite-islamique, la mauvaise foi et le mensonge viendront s’en mêler. Préparons-nous donc à de nouvelles phases de tensions.
Par ailleurs, il doit être bien compris que les négociateurs occidentaux, face aux revendications de Téhéran, ont cédé du terrain. Sur le plan des principes comme dans la pratique, ce recul est des plus inquiétants mais on ne s’en soucie guère et les contrecoups dans la région sont à peine abordés, au niveau de l’information générale à tout le moins. Le « pragmatisme » est de rigueur, ce mot-valise venant aujourd’hui justifier l’occasionalisme et l’opportunisme, sans considération des principes directeurs indispensables à toute grande politique.
D’importantes concessions occidentales
Il faut ici rappeler que le programme d’enrichissement de l’uranium viole la lettre et l’esprit du TNP (Traité de non-prolifération), un traité dont Téhéran est partie prenante depuis sa signature, respecté par le Shah d’Iran, nonobstant ses ambitions nucléaires civiles. Les actuels dirigeants iraniens s’affirment sûrs de leur bon droit, mais pourquoi diable ont-ils dissimulé leur programme nucléaire à la communauté internationale, refusant ensuite l’inspection par l’AIEA des sites suspects?
C’est une fois révélée l’existence de ce programme clandestin, en 2002, que Téhéran a invoqué un prétendu « droit à l’enrichissement ». A raison, les Occidentaux ont refusé cette revendication. Ils ont su rallier Moscou et Pékin, non sans concessions dommageables par ailleurs, ce qui a permis au Conseil de sécurité de voter des résolutions qui condamnent explicitement le processus d’enrichissement. Les sanctions internationales, dont Russes et Chinois se sont largement exemptés, et les mesures additionnelles prises par Bruxelles et Washington ont fini par ramener Téhéran à la table des négociations.
Malheureusement, l’accord intérimaire de novembre 2013 a reconnu le « droit à l’enrichissement » invoqué par Téhéran, ce qui est une concession majeure. La mesure, croyait-on comprendre, devait permettre au régime de ne pas perdre la face, et il ne devait s’agir que de quelques centaines de centrifugeuses. In fine, selon les chiffres su pré-accord présenté à Lausanne, Téhéran conserverait plus de 5000 centrifugeuses en activité, soit la moitié du nombre de celles qui tournent aujourd’hui – Téhéran possède en effet 20 000 centrifugeuses dont la moitié est en activité. Les appareils concernés par le pré-accord seraient installées sur un site à part mais resteraient sur le sol iranien.
Autre recul : le devenir du stock d’uranium enrichi. Initialement, il était prévu d’évacuer ce stock vers la Russie et cela semblait acté. Téhéran s’y est refusé et il n’en est plus question, ou la chose reste à préciser. Certes, la quantité d’uranium enrichi à disposition du régime serait limitée à 300 kg, mais le reste du stock, soit 9700 kg, demeurerait sur le sol iranien. Le régime en conserverait donc le contrôle ultime.
Une question éclipsée par l’enthousiasme du moment : le Pakistan a-t-il eu besoin d’une telle infrastructure pour accéder à l’arme nucléaire ? Les paramètres-clés mis en avant par Madame Mogherini, Haute Représentante de l’UE, doivent être rapportés non pas à l’état actuel des choses mais à l’objectif de cette négociation : empêcher le régime iranien de développer une ou plusieurs armes nucléaires. Est-ce le cas ? Rien n’est moins sûr. Quid du programme balistique iranien qui met l’Europe à portée de tir ?
Il est vrai que le pré-accord envisage un dispositif de contrôle large et durable, sous l’égide de l’AIEA, mais son efficacité reposera sur la bonne volonté de Téhéran, ce qui ne va pas de soi. Téhéran pourrait se lancer dans un jeu du chat et de la souris, à l’instar de Saddam Hussein dans les années 1990. On songe aussi au précédent nord-coréen avec lequel tout était réglé sur le papier, jusqu’à ce que Pyongyang procède à trois essais nucléaires entre 2006 et 2013.
Les Occidentaux sont-ils encore crédibles ?
En cas de mauvaise volonté, rétorque-t-on, il sera toujours temps de réagir, y compris sur le plan militaire. Sommes-nous seulement crédibles ? Ce long de bras de fer a mis en évidence l’opiniâtreté de dirigeants iraniens décidés à faire de leur pays un « Etat du seuil », capable d’accéder en quelques mois à l’arme nucléaire. Ils savent le peu d’allant des Occidentaux pour une nouvelle opération de police internationale.
Un point clé sur lequel Téhéran n’a pas obtenu satisfaction : la levée immédiate des sanctions internationales. Là encore, rien de définitif et les négociateurs iraniens, appuyés par Moscou et Pékin, qui se posent sur le fléau de la balance, reviendront à la charge. S’ils obtenaient gain de cause, on pourrait alors parler d’une grande victoire du régime iranien.
Enfin, la question nucléaire ne peut être abordée en faisant abstraction de la nature profonde du régime, de la volonté de puissance qui anime ses dirigeants et de l’entreprise de domination régionale du Moyen-Orient, du Golfe à la Méditerranée (Irak, Syrie, Liban, bande de Gaza). Téhéran avance ses pions jusque dans le sud de la péninsule Arabique (voir le Yémen).
Certes, tout cela n’interdit pas de négocier mais ruine les anticipations hasardeuses sur la transmutation de l’Iran enhegemon régional bienveillant, partenaire naturel de l’Occident. Les convergences tactiques sur le sol irakien, dans la lutte contre l’« État islamique », ne sauraient d’ailleurs dissimuler les rivalités entre Téhéran et Washington sur le devenir de l’Irak (voir à ce sujet Hosham Dawod, « Farouche concurrence avec les Etats-Unis en Irak », Le Monde, 7 avril 2015). Sans omettre l’appui à la coalition sunnite engagée au Yémen, dont l’Egypte, un pays auquel la France devrait livrer ses premiers Rafale vendus à l’étranger.
In fine, la question du nucléaire iranien n’est pas close, et il serait erroné de croire en un « grand arrangement » qui viendrait bouleverser la situation géopolitique moyen-orientale. Bien au contraire, le laxisme relancera la prolifération dans la région, les autres acteurs étatiques pouvant s’appuyer sur ce précédent pour développer leurs propres capacités nucléaires.
La partie géopolitique continue, elle ne concerne pas les seules destinées d’Israël ou la sécurité de la Turquie et des régimes arabes sunnites. Le président américain l’a d’ailleurs rappelé : la question nucléaire iranienne et ses prolongements mettent en jeu la sécurité du monde.