Le retour de la France dans le commandement de l’OTAN · Une partie géopolitique de longue haleine

Diplomatie-201506-07Article de Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, publié dans Les grands dossiers de Diplomatie, n°27, juin-juillet 2015

Juin-Juillet 2015 • Analyse •


Dans le discours français, « atlantiste » est un mot inducteur, chargé d’affects, censé disqualifier la personne ainsi désignée. Il en est ainsi depuis que le général de Gaulle a décidé du retrait du commandement militaire de l’OTAN (7 mars 1966). Aussi, lorsque le président Sarkozy a officialisé le retour de la France dans le commandement militaire de l’OTAN, certains ont crié à la trahison. Au vrai, la décision n’a pas été soudaine et elle doit être mise en perspective. Depuis, François Hollande a entériné la décision arrêtée par son prédécesseur, le sujet a perdu en intensité dramatique et la polémique s’épuise. Il reste que la pleine participation de la France à l’OTAN appelle une évaluation d’ensemble. Le retour dans le commandement militaire a réduit ce que les psychologues nomment les « dissonances cognitives », mais la conception et la conduite d’une politique d’influence active au sein des instances atlantiques exigeront un plus grand investissement, tant intellectuel que matériel.

La réduction des dissonances cognitives

Il faut insister sur le fait que la pleine participation de la France à l’OTAN s’inscrit dans une histoire de longue durée. Si rupture il y a, c’est moins sur le plan stratégique et militaire que sur celui des représentations géopolitiques. La France est membre fondateur de l’Alliance atlantique et le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Robert Schuman, l’un des « pères de l’Europe », a joué un rôle important dans la négociation du traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949). La diplomatie française insiste alors sur les vertus de l’« intégration » et le besoin d’une structure militaire organisée dès le temps de paix. Ombilic de l’OTAN, le territoire français accueille bientôt la plupart des institutions politico-militaires alliées. Certes, la décision de 1966 ouvre une fracture dans l’espace géostratégique atlantique, mais, pour limiter les dommages, des accords militaires et logistiques sont passés (accords Ailleret-Lemnitzer, en 1967, et Valentin-Ferber, en 1974). Au fil des années, le corps de bataille aéroterrestre français monte en puissance en Centre-Europe et les doctrines nucléaires se rapprochent. Pourtant, les fortes synergies entre la France et ses alliés demeurent une affaire de spécialistes et d’opérationnels. Dans une partie de l’opinion publique, l’OTAN est perçue comme lointaine, voire hostile. D’aucuns imaginent la France « ailleurs », vouée à ruser sur l’axe est-ouest. Jusqu’à ces dernières années, le décalage entre ces représentations générales et les réalités stratégiques aura faussé la perception des situations et des enjeux.

La réduction des « dissonances cognitives » est amorcée dans les années quatre-vingt-dix. François Mitterrand accepte la rénovation de l’OTAN qui, comme l’Union européenne, est appelée à s’ouvrir aux pays d’Europe centrale et orientale. Les nouvelles guerres balkaniques et la crainte d’une extension des conflits nationalistes amènent les dirigeants français à s’engager activement dans le devenir de l’OTAN. Élu président, Jacques Chirac décide du retour de la France dans le Comité militaire de l’OTAN (1995) et cherche à obtenir l’attribution du Commandement sud (AFSOUTH, Naples), en contrepartie d’un retour dans le commandement militaire. Outre les différends franco-américains sur la question, la dissolution d’avril 1997 et l’entrée dans une nouvelle cohabitation font échouer la négociation. Une fois réélu, Jacques Chirac relance le processus. La France est partie prenante de la « transformation » de l’OTAN et ses forces armées participent à la Force de réaction rapide (Prague, 21-22 novembre 2002). Les états-majors français de réaction rapide Air-Terre-Mer sont certifiés par l’OTAN, des personnels militaires sont insérés dans les structures alliées et des Français obtiennent le commandement des forces engagées au Kosovo et en Afghanistan. Le sommet atlantique de Strasbourg-Kehl aura donc été le point d’orgue d’une politique de longue haleine (2-4 avril 2009).

En fait, c’est une « nouvelle OTAN » que la France rejoint. Lors des sommets atlantiques de Londres (juillet 1990) et de Rome (novembre 1991), les Alliés ont entrepris de rénover l’OTAN pour l’adapter aux exigences de l’après-guerre froide. Le nouvel atlantisme englobe dans sa sphère d’action et de coopération l’hinterland continental (Partenariat pour la Paix, 1994) et les approches méditerranéennes de l’Europe (Dialogue méditerranéen, 1995). Après le 11 septembre 2001, des « têtes de pont » sont jetées en Haute Asie (Afghanistan, 2001) et dans le golfe Arabo-Persique (Initiative de Coopération d’Istanbul, 2004). L’OTAN mène un triple élargissement : elle accroît le nombre de ses fonctions (missions « non-article 5 »), étend son aire d’influence et intègre de nouveaux États. Le sommet de Prague lance la « transformation » de l’OTAN en une alliance globale et expéditionnaire. Les Alliés passent alors d’une perception géographique à une perception fonctionnelle et « hors zone » des enjeux de sécurité. La France accompagne le mouvement, mais souligne le risque de dilution de l’OTAN. Depuis, l’adoption d’un nouveau Concept stratégique (Lisbonne, 19-20 novembre 2010) a marqué le recentrage sur la défense collective et l’aire euro-atlantique. En phase avec les vues françaises, cette inflexion est renforcée par la reconstitution d’une menace russe sur les confins orientaux de l’Europe.

Malaise dans la culture

Partie prenante de la « transformation » de l’OTAN dans l’après-guerre froide, la France a donc achevé le mouvement de réintégration lors du sommet de Strasbourg-Kehl. Les États-Unis ont renoncé au Commandement allié de la Transformation (ACT), sis à Norfolk, et au quartier général interarmées de Lisbonne, désormais attribués à des officiers généraux français. L’ACT est notamment chargé de l’élaboration des concepts et des doctrines de l’OTAN, de l’entraînement des forces et de la préparation des capacités militaires. À ce titre, il doit promouvoir et mettre en œuvre laSmart Defence, fondée sur l’idée d’une spécialisation des nations et d’une mutualisation de certaines capacités militaires. Le Commandement suprême allié de la Transformation a aussi joué un rôle important dans l’élaboration de l’actuel Concept stratégique de l’OTAN. Plus généralement, la France a dépêché près de 900 militaires dans les structures intégrées de l’OTAN. Son retour au Comité des plans de défense (CPD) et sa présence renforcée dans tous les commandements permet de peser en amont des décisions prises au sein du Conseil atlantique et du Comité militaire. Les responsables politiques et militaires français ne sont plus confrontés à un simple choix binaire à la fin du processus décisionnel, après des mois de cheminement dans les instances atlantiques. Tout cela va dans le sens d’une influence plus en rapport avec le poids politico-militaire de la France en Europe et dans le monde. La réintégration a aussi favorisé la coopération militaire bilatérale avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Enfin, la France influe sur la stratégie générale et entend maintenir l’OTAN comme une alliance nucléaire.

Cela dit, le décalage entre la forte participation aux états-majors et la faible participation aux opérations de l’OTAN, symétrique inversé de la situation des années quatre-vingt-dix/deux mille, est aujourd’hui patent. Outre le fait qu’il a été vécu par les alliés de la France comme un « lâchage », le retrait anticipé des troupes françaises d’Afghanistan a compromis la politique d’influence de la France à l’intérieur de l’OTAN. Globalement, Paris privilégie l’engagement militaire hors des structures de l’OTAN, dans un cadre national ou dans celui d’une coalition ad hoc. Dans le cas de l’opération en Libye, en 2011, il aura fallu l’insistance des États-Unis, du Royaume-Uni et des alliés engagés aux côtés de la France pour que Nicolas Sarkozy accepte de passer par les chaînes de commandement de l’OTAN. Encore la « technostructure » atlantique était-elle coiffée d’un groupe de contact, « Les Amis de la Libye », censé assumer la direction politique de l’opération. Un montage politico-militaire complexe, réputé intelligent, qui s’est terminé en « hit and run », sans prolongement multilatéral sur le terrain une fois Kadhafi abattu. Au Mali et dans la région sahélo-saharienne, puis en République de Centre-Afrique, Paris privilégie l’option nationale, pour ensuite reprocher aux alliés leur manque de soutien. Au Moyen-Orient, la France est engagée dans une coalition emmenée par les États-Unis, option en phase avec les vues françaises, contre l’« État islamique » (Daech).

Certes, le choix d’intervenir en mode national ou en coalition n’est pas contradictoire avec l’appartenance à l’OTAN. D’une part, l’OTAN regroupe aujourd’hui 28 pays et fonctionne sur le principe du consensus, ce qui ne rend pas aisées des interventions promptes et sélectives relevant de la gestion de crise. D’autre part, le travail réalisé à l’intérieur de l’OTAN, en matière de standards et d’interopérabilité, facilite les coopérations bilatérales et le montage de coalitions. Pourtant, la réticence à passer par l’OTAN renvoie à la culture stratégique nationale et à l’habitus géopolitique de la France. Les Français demeurent mal à l’aise dans une organisation qu’ils qualifient d’anglo-saxonne, au sein de laquelle ils ne peuvent prétendre au leadership unilatéral. Malgré l’évidence que la puissance doit être mutualisée à travers des cadres multilatéraux, leurs représentations géopolitiques restent sous-tendues par l’idée hégélo-jacobine de l’État-nation comme raison et fin de l’Histoire. Si l’on se réfère au rapport d’Hubert Védrine de novembre 2012 sur le retour dans l’OTAN, supposé guider les choix de l’actuel président, on est frappé par l’aspect défensif du propos. Il s’agit d’abord et avant tout de freiner tout ce qui pourrait faire de l’OTAN une organisation plus efficace, au nom de l’autonomie stratégique de la France. En regard de cet objectif, les menaces extérieures semblent secondaires. Bref, il y a bien ce que Freud nommerait un « malaise dans la culture ».

Et pourtant…

Pourtant, les menaces se rapprochent de l’Europe, à l’est comme au sud, et l’un des rares éléments roboratifs est bien l’existence de l’OTAN, une alliance sans laquelle le « chacun pour soi » pourrait bien l’emporter, l’Europe revenant à ses vieux démons. Légitimement soucieuse d’assurer son autonomie de décision et de pouvoir intervenir à l’extérieur avec promptitude, Paris ne peut considérer l’OTAN comme une simple assurance dont la protection jouerait dès lors que l’on s’est acquitté de sa prime. Identifiée comme « nation-cadre », la France est l’un des principaux acteurs de l’OTAN : elle devrait adopter une attitude plus volontaire et prospective dans la modernisation de cette alliance. Ainsi, la question de la Smart Defence ne peut être vue à travers le seul prisme des enjeux industriels et des retombées en matière de contrats. Il y a bien un déficit de capacités militaires en Europe et les États les moins allants ont vocation à regrouper leurs moyens dans des pools interalliés. Un meilleur usage du financement commun des opérations permettrait aussi de mieux répartir le fardeau. Quant à la défense antimissile, elle est rendue nécessaire par la prolifération balistique. Ce n’est pas l’OTAN, mais la réduction des dépenses militaires qui menace l’autonomie stratégique de la France, et c’est à l’aune des budgets que l’on jaugera les intentions.