Lettre ouverte à un chômeur abandonné

Gérard Dussillol, Président du Pôle Finances publiques et membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More

L'Opinion

13-14 novembre 2015 • Opinion •


Pourquoi cette apparente indifférence face au chômage en France ? Pourquoi ces faux-fuyants résignés et déprimants ? Pourquoi personne ne s’interroge-t-il sérieusement sur le fait que notre taux de chômage est le double de celui du Royaume-Uni ou de l’Allemagne ? Pourquoi celui-ci décroît-il dans les pays développés depuis deux ans, quand chez nous il augmente de 300 000 personnes au cours de la même période, et de plus de 600 000 depuis mai 2012 ?…


Cher chômeur abandonné,

La récente annonce de la baisse des demandeurs d’emplois en septembre a provoqué chez moi une gêne, un malaise qui m’ont décidé à t’écrire.

Tu le sais bien, tu le sais mieux que moi, la publication des chiffres du chômage donne lieu chaque mois à une sorte de rituel convenu : nos dirigeants répètent que la courbe du chômage va s’inverser parce que le dispositif qu’ils ont mis en place va produire ses effets. Et si, par bonheur, le chiffre est bon, comme en septembre, ils redoublent de conviction pour nous assurer que « nous sommes sur la bonne voie ». Puis tout retombe. Une nouvelle actualité nous occupe. Rendez-vous le mois prochain. Dans l’intervalle, tu es appelé, pour l’essentiel, à « tenir bon »…

Pourquoi cette apparente indifférence, pourquoi ces faux-fuyants résignés et déprimants ? Pourquoi personne ne s’interroge-t-il sérieusement sur le fait que notre taux de chômage est le double de celui du Royaume-Uni ou de l’Allemagne ? Pourquoi celui-ci décroît-il dans les pays développés depuis deux ans, quand chez nous il augmente de 300 000 personnes au cours de la même période, et de plus de 600 000 depuis mai 2012 ?

Et bien d’abord, rappelle-toi que le président de la République ne t’a jamais promis de réduire le nombre de chômeurs ni le taux de chômage, mais seulement d’inverser, un jour, la courbe. Cette « subtilité » n’est pas anodine : si le chômage est, par exemple, plus bas en avril 2017, à l’heure de l’échéance présidentielle, qu’en décembre 2016, la promesse aura été tenue… quand bien même cela ne sera revenu qu’à reboucher un peu du trou qu’on aura largement creusé. Sache en outre que l’histoire électorale montre que c’est moins le nombre de chômeurs qui compte dans une élection que la tendance : le camp au pouvoir n’est jamais réélu quand le chômage est en augmentation. Tu comprends maintenant, après ces remarques liminaires, à quel point la question du chômage est avant tout la variable d’une équation politique.

Tu peux d’ailleurs constater que nos dirigeants, si promptes à s’indigner de toute injustice et si férues d’égalité, sont bien peu loquaces face à la pire des injustices et au plus grand facteur d’inégalités de notre pays : ce chômage endémique qui vous touche, toi et 5,4 millions de Français. Non, le vrai scandale à leurs yeux est la monté du Front National. Mais elles ne semblent pas réaliser (aveuglement ou hypocrisie ?) qu’elles en portent la pleine responsabilité : elles ont de fait abandonné des millions de Français, chômeurs à temps plein et partiel et travailleurs touchés par la précarité et la paupérisation. Comment ces hommes et ces femmes pourraient-ils continuer à leur accorder quelque crédit ? Comment ne seraient-ils pas, en désespoir de cause, tentés par les sirènes populistes ? Une économie saine n’engendre pas le populisme.

Cette passivité, cette résignation, sont d’autant plus indécentes que tout le monde sait maintenant ce qu’il faut faire, que la France a signé plusieurs fois des traités où elle s’engageait à faire de vraies réformes et qu’enfin une majorité de nos compatriotes les demande. Ce furent, si l’on peut dire, les mérites de la crise que nous traversons : sondage après sondage, les yeux des Français se sont décillés. C’était même l’hypothèse d’un livre publié en 2012, La crise, enfin !, selon laquelle cette crise majeure pouvait être salutaire et nous obliger à changer de logiciel pour nous attaquer enfin au fléau du chômage.

Pourquoi alors, me diras-tu, la France ne se réforme-t-elle toujours pas ? Pourquoi les responsables politiques ne font et ne disent rien ? Pourquoi « ça bloque » ? Christian Noyer, tout récent ex-Gouverneur de la Banque de France, a son idée : il croit « que le vrai changement arrivera le jour où les politiques comprendront que les Français sont plus en avance qu’eux en matière de réforme » (L’Opinion, 23 octobre 2015). Hélas, rien n’est moins sûr : nos élus connaissent comme lui les sondages qui montrent l’évolution profonde de notre société. Alors quel mot choisir pour qualifier cette inertie face au drame que tu vis avec des millions d’autres : Aveuglement ? Idéologie ? Irresponsabilité ? Lâcheté ? Et bien, je vais te dire ce qu’il en est : ce blocage s’explique par une sorte de puissant « reflexe corporatiste » de l’ensemble de la classe dirigeante.

Elle vit en effet sous l’empire de l’idée que le monde est hostile – finance ennemie, jungle libérale, patrons cupides, multinationales inciviques, mondialisation délocalisante, Europe technocratique, etc. – et que le devoir du politique, leur devoir, est, à travers l’État, de nous « protéger ». Toutes les prises de positions, tous les débats, tous les projets politiques tournent autour de cette ambition de nous protéger, quoiqu’il en coûte – le chef d’œuvre de cette sollicitude étant le « principe de précaution » qu’on est allé jusqu’à inscrire dans la Constitution. Tu noteras que le règne quasi sans partage de cette posture maternante constitue une exception française : dans les autres démocraties, elle existe aussi, mais est mise en concurrence électorale avec d’autres. On y parle aussi de liberté, d’initiative individuelle, de responsabilité, de prospérité, de dynamisme, etc.

Comment une telle « vision » a-t-elle pu ainsi prospérer, au point d’éradiquer toutes les autres ? Sans doute parce qu’elle est redoutablement efficace pour celui qui la professe. Elle permet tout d’abord de donner de soi une image altruiste et morale de chevalier blanc protecteur. Et dans un pays de faible culture économique, ceux qui s’y opposent sont vite discrédités comme « cupides » ou « cyniques ». Elle est ensuite facile à mettre en œuvre : pour protéger plus, il suffit de dépenser plus. Enfin, elle profite directement à celui qui la met en œuvre : les créations de postes publics offrent des opportunités de carrière, et plus on augmente la protection, plus on légitime son rôle et accroît son pouvoir sur la société civile. Philanthropie exceptée, le protecteur vit toujours au dépend de celui qu’il veut protéger. Sans oppositions pendant des décennies, cette logique de la protection put se développer indéfiniment… avec sa cohorte de protecteurs. Les voix alternatives existaient peu en France, du fait de l’uniformité de la pensée politique.

L’échec de ces idées vient de ce qu’elles se fondent sur l’erreur fondamentale de la prétendue hostilité du monde. En quoi, en effet, le monde serait-il hostile ou bienveillant en soi ? Il est simplement vivant. Chaque jour des choses se créent et d’autres meurent, croissent ou décroissent. Rien n’est stable, tout bouge : création-destruction-création, c’est la fameuse loi de « destruction-créatrice » de l’économiste Schumpeter. Et il s’avère que trop de protection fige cette dynamique, entravant la création de richesses et engendrant ce prurit social qu’est le chômage de masse. A trop protéger la personne, on affaiblit l’écosystème dans lequel elle vit. On aboutit ainsi au résultat inverse à l’objectif affiché et les plus faibles se sentent « trahis ».

Nous en sommes là : ne pouvant plus augmenter ni impôt ni dette, les responsables politiques ne peuvent plus nous « offrir » de nouvelles protections. Mais corsetés dans leur schéma intellectuel depuis si longtemps, ils ne peuvent imaginer d’autres politiques. Enfin, ils redoutent la perte de pouvoir provoquée par la mutation en cours de la société. Tu comprends alors leur silence gêné devant ton chômage…

Après un tel tableau… laisse-moi t’annoncer une bonne nouvelle : c’en est bientôt fini de tout cela ! De plus en plus, les Français se prennent en main, n’attendent plus rien, ou bien peu, « d’en haut ». La crise, encore une fois, a permis de nous ouvrir les yeux. Et la fête est finie maintenant pour nos responsables politiques, ils n’ont d’autre choix que de changer leur manière de voir et de penser : leur raison d’être n’est pas de nous protéger indéfiniment mais de favoriser les conditions d’une prospérité collective dans un monde vivant.

Il doit te rester, ami chômeur, peut-être une dernière question : jusqu’où vont-ils pouvoir résister ?

Là je ne sais rien te dire, sauf que s’ils ne changent pas, c’est la perspective d’une nouvelle élection présidentielle pour rien… ou pour le pire, si tout cela finit par pousser Marianne dans les bras de Marine. Là, c’est toi qui auras la réponse.