16 mars 2016 • Entretien •
Le 17 mars 2009, François Fillon a fait voter la confiance de son gouvernement sur la question de la réintégration de la France dans le commandant intégré de l’OTAN. Sept ans plus tard, quel bilan peut-on faire du retour de la France dans les hautes sphères de cette instance ?
De prime abord, rappelons que la France est l’un des Etats fondateurs de l’Alliance atlantique. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, elle travaille en concertation avec le Royaume-Uni à convaincre les Etats-Unis de rester engagés en Europe, afin de contrer la menace soviétique et de mettre en place un système de défense collective qui évite aux Etats européens de basculer à nouveau dans des jeux d’alliances et de contre-alliances. Lorsque le traité de l’Atlantique Nord est signé, le 4 avril 1949, Paris insiste pour que l’organisation militaire prévue par le texte (l’OTAN proprement dite) soit mise sur pied le plus vite possible ; la guerre de Corée et la crainte d’une attaque surprise de l’URSS, qui profiterait de l’engagement américain en Extrême-Orient, accélèrent le processus. Jusqu’à la décision de De Gaulle de retirer la France non pas de l’OTAN, mais de la structure militaire intégrée (les chaînes de commandement), le 7 mars 1966, la France est l’ombilic du dispositif politico-militaire atlantique (elle accueille la plupart des institutions atlantiques ainsi que les grands commandements interalliés). Pour limiter les dommages occasionnés par la décision de De Gaulle, des accords militaires et logistiques sont signés dès l’année suivante (accords Ailleret-Lemnitzer, 1967). En 1974, ils ont été renforcés par les accords Valentin-Ferber.
Pourtant, il y avait un décalage entre l’idée que le commun se fait des rapports entre la France et l’OTAN d’une part, les réalités politiques, stratégiques et militaires de l’autre. La réduction de ces « dissonances cognitives » est amorcée dans les années 1980 : le plein retour de la France dans les structures militaires intégrées est une histoire de longue haleine. Elle commence sous François Mitterrand, qui accepte le principe de la rénovation de l’OTAN à la fin de la Guerre froide et cherche à négocier en contrepartie une redistribution des responsabilités politico-militaires entre les deux rives de l’Atlantique, plus précisément entre l’OTAN et l’Union européenne (le traité de Maastricht est signé en 1991). Cette négociation entre la France et ses alliés est poursuivie par Jacques Chirac, avec une participation active de la France à la « transformation » de l’OTAN, et elle aboutit sous Nicolas Sarkozy (sommet de Strasbourg-Kehl, 3-4 avril 2009). La décision de participer pleinement à la structure militaire intégrée a le mérite de mettre fin aux « dissonances cognitives » : l’OTAN n’est pas un lointain « objet » mais une alliance de première importance pour la défense de l’Europe, et la France est l’un de ses principaux contributeurs. Plus concrètement, les officiers français sont désormais en nombre dans les chaînes de commandement et ils peuvent influencer le processus décisionnel, avant même que la question à trancher arrive au niveau du Conseil de l’Atlantique Nord (l’instance politico-décisionnelle de l’OTAN) : Paris n’est plus contraint à un choix binaire en fin de processus. La France a aussi obtenu deux grands commandements : le Commandement de la Transformation, sis à Norfolk (un commandement de niveau stratégique) ; le commandement régional de Lisbonne (de niveau opératif). Enfin, la clarification opérée par la France consolide l’alliance en charge de la défense de l’Europe et elle renforce son pouvoir de négociation sur le plan bilatéral, avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni (voir les accords de Lancaster House, 2 novembre 2010). Une coopération politico-militaire plus étroite entre Paris et Londres est essentielle à l’avenir de l’Europe, dans un monde dont les grands équilibres se dérobent, particulièrement à l’Est et au Sud du Vieux Continent. Nul doute que la décision prise l’année précédent ait facilité ce nouveau rapprochement francobritannique.
Si la France a sans doute gagné en terme de capacités opérationnelles sur le terrain, a-t-elle perdu une part de son indépendance en liant un peu plus le sort de sa défense à l’OTAN ? Avant cette décision, la voix de la France aurait-elle été aussi audible si elle avait fait partie du commandement de l’OTAN (exemple de la guerre en Irak en 2003) ?
Comme indiqué plus haut, la France a surtout gagné en influence et en crédibilité, encore que le départ précipité d’Afghanistan, décidé par François Hollande en début de mandat, ait compromis cette clarification (le retrait d’Afghanistan a été compensé par l’engagement au Mali, mené en étroite intelligence avec Washington). L’indépendance – qui ne doit pas être confondue avec un fantasme de toute-puissance ou réduite à un simple nihilisme -, n’est pas remise en cause par l’OTAN. Les décisions se prennent par consensus et l’OTAN ne peut intervenir que si tous ses membres le décident. Autrement dit, l’OTAN n’est ni un grand être agissant, ni un simple instrument des Etats-Unis : les diverses crises à l’intérieur de l’OTAN et le recours aux « coalitions de bonnes volontés », plus souples et plus pratiques qu’une alliance instituée, le montrent bien. Si l’on se reporte à l’Irak, la France n’était pas le seul pays à s’opposer à une intervention militaire et c’est aussi pour cela que l’OTAN n’a pas été utilisée (les Etats-Unis n’y songeaient pas vraiment). L’Allemagne et la Belgique s’opposaient également à un tel engagement, malgré leur intégration dans l’OTAN. A noter qu’une crise de ce type était déjà intervenue lors de la guerre du Golfe (1990-1991) : la France participait à la coalition mais elle refusait l’emploi de l’OTAN qui avait donc été mise de côté.
Nous pouvons ajouter que l’indépendance ne repose pas sur une sorte de ministère de la parole, sans effets concrets sur les situations stratégiques et les configurations géopolitiques (que diable le discours de Villepin à l’ONU a donc changé ?). En dernière analyse, l’indépendance repose sur une claire vision du monde, la volonté politique (à ne pas confondre avec le volontarisme), une « grande stratégie » (Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ?), une diplomatie à la fois lucide et ambitieuse, des budgets militaires conséquents. En quoi l’appartenance à l’OTAN nous en empêcherait-elle ? Enfin, l’indépendance ne signifie pas « la France seule » : nous ne saurions nous désintéresser du sort du continent européen et des instances qui conditionnent sa stabilité géopolitique. L’OTAN et l’UE, en grande partie composées des mêmes Etats, sont les deux piliers organisateurs de l’Europe, et c’est bien pour cela que les chefs d’Etat et les gouvernements français n’ont pas remis en cause les instances euro-atlantiques. En fait, l’« optique atlantique » prévaut depuis la Première Guerre mondiale. Clémenceau en était bien conscient et il voulait s’assurer l’alliance des Etats-Unis. Le retrait américain après la guerre, malgré la signature du traité de Versailles (non ratifié par le Congrès), a eu des conséquences de longue portée. Les chancelleries en ont conservé la mémoire.
En 2008-2009, François Hollande avait critiqué la méthode employée par le Gouvernement de l’époque. Or, le Canard Enchaîné indique que le Président a discrètement donné début en janvier dernier son feu vert à un retour de la France dans toutes les instances de l’OTAN. Comment expliquer ce revirement de position selon vous ?
Probablement y avait-il une bonne part de mauvaise foi dans la prise de position de François Hollande et du PS, lorsque la pleine participation de la France a été officialisée. De la rhétorique et des poses, sans grand intérêt par ailleurs pour la chose militaire. Sans remonter jusqu’à l’opposition historique de la SFIO à la décision de De Gaulle, il faut rappeler que François Mitterrand n’était pas opposé par principe au retour de la France dans la structure militaire intégrée. Cette option faisait partie de la négociation sur le partage des responsabilités et du pouvoir entre Américains et Européens, négociation amorcée avant même la chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne. Lors de son premier septennat, François Mitterrand s’était rendu au Bundestag afin de soutenir la décision prise au sein de l’OTAN de déployer des Pershing et des missiles de croisière américains sur le territoire de la RFA, en réponse aux SS-20 installés par l’URSS dès 1977 (voir la « bataille des euromissiles » et le discours prononcé par Mitterrand, le 20 janvier 1983). Dans les mois qui précédaient l’élection de François Hollande, nul parmi les initiés et les opérationnels ne semblait véritablement croire à un nouveau retrait français des chaînes de commandement.
Au vrai, le revirement s’est produit dès le début du mandat. François Hollande a confié une mission d’évaluation à Hubert Védrine. Grosso modo, le rapport de ce dernier, présenté comme l’incarnation vivante du « gaullo-mitterrandisme », explique qu’il serait contre-productif de revenir sur la décision prise par Nicolas Sarkozy en 2009 (ce rapport a été remis le 14 novembre 2012). En fait, cette mission consistait à habiller la « non décision » de François Hollande. Que dire de plus ? Nous sommes dans le « humain, trop humain » et la politique politicienne à laquelle nul n’échappe par ailleurs, y compris les grands politiques. Quant à l’information rapportée par Le Canard enchaîné, elle ne présente pas un grand intérêt. La décision politique a été arrêtée en 2009, puis confirmée en 2012. Désormais, ce sont des questions à caractère technique et fonctionnel qui ne requièrent pas un « grand débat » mais relèvent des spécialistes (diplomates et militaires de haut rang). Peut-être faudrait-il ajouter que la décision annoncée par Nicolas Sarkozy, lors du sommet de Strasbourg-Kehl, avait été abordée au cours de la campagne présidentielle de 2007, et elle était attendue. En toute rigueur, on ne peut véritablement dresser un parallèle entre 2009 et 2016.