25 mai 2016 • Analyse •
Alors que la crise des migrants constitue assurément le principal défi géopolitique auquel l’Union européenne et ses membres sont confrontés, il convient de s’interroger sur la nature des événements et la manière dont nous y avons répondu jusqu’ici, afin d’adopter enfin une politique efficace. Cet article reprend l’essentiel de l’audition de Gérard-François Dumont devant la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat (France), le mercredi 11 mai 2016.
La situation est assez grave, puisque c’est l’avenir de l’Union européenne qui est en cause. Il convient donc de la regarder lucidement, au risque de tenir des propos qui ne seront pas très adoucis. Ce propos sera organisé en trois points : quelle est, d’une part, la nature de cette migration en nous concentrant sur ce qu’on peut appeler les migrants venus de Mésopotamie, c’est-à-dire de Syrie et d’Irak ; d’autre part, l’analyse de la réaction des États européens ; enfin, quelle politique étrangère devrait être conduite dans les prochains mois.
Une migration assez spécifique
Sur le premier point, la nature de cette migration est assez spécifique. Au premier re-gard, on pourrait penser qu’il s’agit d’une migration classique, certes intense, mais qui est liée à un conflit civil. Nous savons dans l’histoire que toute guerre civile entraîne le déplacement de populations qui, pour assurer leur survie, quittent leur pays et se rendent dans le premier territoire où elles peuvent assurer leur sécurité. Ce qui peut paraître également classique, c’est que l’exode se prolonge au fil des années car le conflit perdure dans les territoires d’origine, comme dans la guerre de l’ex-Yougoslavie où les exodes n’ont cessé qu’après les accords de Dayton. Ce qui est également classique, c’est que, lorsque les perspectives de retour sont faibles et que le premier pays refuge n’offre pas de conditions satisfaisantes, on cherche ailleurs une solution meilleure.
Pourtant, cet exode est tout à fait spécifique : en raison de la nature plurielle des com-bats, alors que dans beaucoup de guerres civiles seuls deux belligérants s’affrontent, de la présence d’une organisation dénuée de scrupules, l’État islamique, du jeu trouble de certaines puissances régionales et enfin, du fait que cet exode est pris dans un tourbillon géopolitique impliquant des acteurs locaux, régionaux et d’autres au-delà du Moyen-Orient. De ce fait, cette migration peut être considérée comme sans précédent historique.
La réaction des États membres et de l’Union européenne
Le second point concerne la réaction des États membres et de l’Union européenne elle-même face à cette situation. Il est essentiel de préciser qu’au départ de cette crise, qui commence en 2011, l’Union européenne croit que se produit en Syrie est une révolution et non le début d’une guerre civile. Ce diagnostic est une erreur fondamentale qui est liée à une méconnaissance de la réalité géopolitique tant interne de la Syrie que de celle de l’ensemble du Moyen-Orient. On le sait bien, puisque nos diplomates quittant l’ambassade de France à Damas en 2012 pensaient revenir quinze jours plus tard une fois installé un nouveau régime. Nous connaissons la suite ! Compte tenu de cette erreur d’analyse, les pays de l’UE ont laissé faire et ne sont pas venus en aide dès 2011 aux pays d’accueil. Ainsi, l’Union européenne n’a pas développé de solidarité avec la Jordanie, le Liban et la Turquie dès le début du conflit.
Consécutivement à cette erreur, la question de la ré-émigration a été mésestimée. Tout conflit qui perdure suscite en effet chez les personnes déplacées qui se trouvent dans une situation défavorable une volonté de ré-émigration. Enfin, la Turquie, pour reprendre les paroles du directeur de Frontex, s’est organisée pour devenir une « autoroute à migrants », ce qui a facilité les activités des passeurs dont le chiffre d’affaires a atteint près de dix milliards d’euros pour la seule année 2015.
L’Union européenne a également omis l’importance des contrôles frontaliers. De fait, le Code frontières Schengen n’est pas respecté depuis 1997 et l’on s’en est rendu compte à la suite de l’afflux de 2015. C’est donc depuis la mise en place de l’espace Schengen que ces règles ne sont pas respectées, ce qui concourt à sa fragilité. S’agissant du plan de répartition et de relocalisation de 160 000 migrants, on pouvait se douter dès le début que ce plan ne serait pas appliqué tant il traite les gens comme des marchandises et qui entend les assigner à résidence, dans tel ou tel pays de l’Union européenne, selon une pure répartition géographique, sans prendre en compte ni les réseaux ni les atouts dont ils peuvent disposer localement. Pour comprendre l’accord avec Turquie, il faut évacuer les deux termes les plus présents dans les médias. Premièrement, le Président turc ne se livre pas à un chantage mais fait de la géopolitique, en cherchant à ce que le rapport de forces lui soit favorable et lui permette d’être dans une situation plus favorable. Deuxièmement, cet accord n’est pas non plus un jeu de dupes car il ne trompe personne, aucune partie n’étant dupe quant à ses conditions.
Quelle politique extérieure ?
Notre troisième et dernier point concernera la politique extérieure et se déclinera en quatre éléments. Premièrement, il est nécessaire de conduire un diagnostic géopoli-tique supposant de lutter contre les causes de l’exode. S’il y a immigration, c’est-à-dire arrivée de personnes dans un pays, c’est qu’il y a émigration, c’est-à-dire départ de ces personnes d’un autre pays. C’est bien sur ce départ qu’il convient d’agir et la diplomatie suppose de pouvoir discuter autant que possible avec l’ensemble des parties. À partir du moment où l’Union européenne, plutôt que de définir sa propre politique extérieure, s’aligne sur la position de Washington, comme c’est le cas aujourd’hui, ou parfois sur celle de Moscou, elle n’a manifestement plus voix au chapitre. Un tel diagnostic implique le développement de véritables actions géopolitiques et non de se contenter de bons sentiments qui conduisent aux catastrophes que nous constatons.
Deuxièmement, il est très important, là où la sécurité est assurée dans les territoires de Mésopotamie, d’aider les personnes à vivre au pays et d’éviter qu’elles aient envie de partir. À cet égard, il faut rappeler le drame qu’a été la mort d’Eylan Kurdi sur une plage de Turquie. En effet, sa famille venait de Kobané, c’est-à-dire d’une ville libérée, et nous n’avons pas bougé le petit doigt pour sa reconstruction. À l’inverse, chaque fois qu’une catastrophe naturelle survient dans un pays du monde, nous essayons de l’aider à s’en sortir. Bien que cette ville fût libérée, cette famille n’espérait pas dans l’amélioration de sa situation. Nous devons aider les personnes à retourner là où la sécurité est correcte, ce qui passe notamment par l’aide à la reconstruction, l’envoi de vivres et de médicaments.
Troisièmement, Schengen n’étant plus appliqué, il faut le réinventer. Schengen ne peut fonctionner que si l’on respecte ses deux aspects : la liberté de circulation à l’intérieur de Schengen suppose inévitablement un contrôle – je ne parle pas ici de fermeture – aux frontières extérieures. Soit il doit être décidé d’appliquer le Code frontières Schengen, soit d’autres modalités d’application de cet accord doivent être mises en œuvre, sinon Schengen lui-même ne pourra perdurer.
Il faut ainsi réorganiser l’émigration de telle façon qu’on ne permette plus aux passeurs de profiter de la pauvreté et de la détresse des migrants. Cela signifie par exemple que les hotspots ne soient pas installés en Grèce, mais dans les pays de premier refuge, c’est-à-dire en Jordanie, au Liban ou en Turquie. Aujourd’hui, tous les migrants qui arrivent dans leshotspots de Grèce ont déjà financé les passeurs. Nous voyons bien le rôle de la Turquie, puisque, depuis l’accord passé avec elle, les flux de migrants vers la Mer Égée ont diminué. Preuve que la Turquie a les moyens de fermer sa porte, ce qu’elle n’avait pas souhaité faire, pour des raisons géopolitiques, dans les mois qui ont précédé.
En conclusion, quelle est la situation ? Des peuples qui souffrent, des hommes qui meurent malgré leur exode, des mafias de passeurs qui s’enrichissent et nous, pays européens, nous avons fait comme s’il s’agissait de la fin de l’histoire, alors que la géopolitique reste un élément fondamental de compréhension de l’histoire telle qu’elle se joue aujourd’hui. Nos pays et l’Union européenne doivent effectuer une révolution mentale et comprendre que pour exercer un rôle utile à la paix et au développement dans le monde, il faut aussi comprendre les rapports de forces.