7 novembre 2016 • Opinion •
A la veille d’une élection présidentielle incertaine et disputée, les outrances de la campagne et les considérations sur la polarisation de la politique américaine ont pu faire passer au second plan la dimension internationale des enjeux. Néanmoins, les Etats-Unis sont toujours la première puissance mondiale et le choix des électeurs aura des répercussions tous azimuts. Aussi faut-il être particulièrement attentif à la montée de l’isolationnisme dans de larges segments de l’opinion publique américaine, quand bien même cette doctrine se révèlerait-elle impraticable.
De fait, le discours isolationniste entre en résonance avec l’histoire des Etats-Unis. On se souvient du « discours d’adieu » au Congrès dans lequel George Washington refusait toute « alliance empêtrante » (17 septembre 1796). Présenté comme le point de départ de la tradition isolationniste américaine, ce refus doit être replacé dans son contexte. La jeune république était un pays de faible poids qui risquait d’être satellisé par les grandes puissances de l’époque. Il lui fallait se tenir à distance de l’Angleterre, puissance coloniale avec laquelle une nouvelle guerre éclatera en 1812, et de la France révolutionnaire dont la violence jacobine suscitait la répulsion du président américain.
De l’isolationnisme aux responsabilités internationales
L’isolationnisme du XIXe siècle ne constitue pas une forme d’isolement et, bien que la conquête de la Frontier absorbe les énergies, la diplomatie américaine se déploie au-delà de l’« hémisphère occidental », jusqu’en Méditerranée et dans le « Grand Océan » (l’océan Pacifique). Sur un plan général, le développement historique des Etats-Unis est partie intégrante du phénomène d’expansion impériale de l’Occident aux XVIIIe et XIXe siècles. L’élaboration outre-Atlantique d’une cosmologie impériale fait écho aux discours et représentations géopolitiques des principales puissances européennes. Bref, la thématique isolationniste doit être bien comprise et relativisée.
La guerre hispano-américaine de 1898, le semi-protectorat sur Cuba, l’annexion des îles Hawaii, la colonisation des Philippines marquent le début du « Siècle américain » (Henry Luce). Les Etats-Unis participent activement au règlement de divers conflits (guerre russo-japonaise de 1904-1905, crise de Tanger en 1905) et entrent dans le cercle des grandes puissances mondiales. Le 2 avril 1917, ils déclarent la guerre à l’Allemagne et l’on sait le rôle que Wilson jouera lors de la Conférence de la Paix (1919).
Pourtant, le Congrès désavoue le président des Etats-Unis, la nouvelle majorité républicaine refusant le traité de Versailles et la Société des Nations. Dans sa République impériale, Raymond Aron nomme « syndrome de Wilson » ce passage de l’activisme diplomatico-stratégique au repli sur soi. Il reste que le « retour à la normale » s’avère impossible et les Etats-Unis ne pourront pas se tenir à l’écart de la Deuxième Guerre mondiale.
Dès le début du conflit, Walter Lippman écrit : « Il s’est produit l’un des événements les plus importants de l’histoire de l’humanité. La puissance qui contrôle la civilisation occidentale a traversé l’Atlantique ». La guerre achevée, l’Administration Truman est consciente des responsabilités internationales qui sont celles des Etats-Unis et ne veut pas réitérer les erreurs de l’avant-guerre : l’« internationalisme » et le multilatéralisme succèdent à l’isolationnisme. L’OTAN préserve l’Europe occidentale des convoitises soviétiques et les Etats-Unis mettent en place un dispositif mondial d’alliances au sein duquel ils exercent la fonction d’hégémon et de « réassureur ».
Une possible rupture stratégique
Avant même la chute du Mur de Berlin, la « victoire froide » semble acquise et la question des orientations futures de la politique étrangère américaine est ouverte. Le débat porte sur le niveau des ambitions internationales. Faut-il simplement maintenir les alliances et prévenir l’émergence de menaces militaires sur l’Occident ou étendre la sphère du monde libre et rendre le monde plus sûr pour la démocratie? Cette option l’emporte, mais la doctrine de l’enlargement, i.e. la promotion de la démocratie libérale et de l’économie de marché, est mise en œuvre avec parcimonie ; l’Administration Clinton a surtout foi dans les vertus de la mondialisation.
L’interventionnisme de George W. Bush ne saurait s’expliquer sans le choc du « 11 septembre ». Il s’agissait moins d’idéologie que d’utiliser au mieux la fenêtre d’opportunité pour se mouvoir, anticiper les menaces et poser des règles. Il reste que les contrecoups des guerres au Moyen-Orient, conjugués aux répercussions de la crise économique, ont ébranlé le consensus américain en politique étrangère. Les déclarations méprisantes de Donald Trump sur les alliances américaines sont pour le moins désinvoltes. Hillary Clinton doit composer avec ce nouvel isolationnisme et affiche son scepticisme sur les vertus du libre-échange. De manière irrépressible, la conjoncture américaine fait penser au « syndrome de Wilson ».
Difficile pourtant d’imaginer que les Etats-Unis, en l’absence de véritables alliés, puissent maintenir leur suprématie mondiale. Enfin, il importe de comprendre que la « main invisible » du marché et l’égoïsme national sont impuissants à établir la paix. L’ordre international, aussi fragile et imparfait soit-il, repose sur la volonté et les capacités d’une puissance apte au rôle de « stabilisateur hégémonique ». Si les Etats-Unis faisaient défaut, le monde vacillerait sur ses bases.
Une telle rupture stratégique concernerait l’Europe au premier chef. « L’histoire européenne, souligne Robert Cooper, connut ses moments les plus noirs au XIVe siècle, pendant et après la guerre de Cent Ans, puis au XVIIe siècle avec la guerre de Trente Ans et, enfin, dans la première moitié du XXe. Le XXIe siècle pourrait s’avérer pire encore » (cf. La fracture des nations. Ordre et chaos au XXIe siècle, 2004).