16 avril 2017 • Opinion •
Pour comprendre la situation actuelle, qui risque de virer à la crise majeure, il faut revenir sur les origines du conflit qui oppose actuellement Washington et Pyongyang sous le regard inquiet de Pékin.
Le repositionnement d’un porte-avions américain, le USS Carl Vinson, à proximité de la péninsule coréenne, souligne l’importance géopolitique de la question nucléaire nord-coréenne. Au vrai, cette épreuve de force n’est pas exclusivement bilatérale. La pression militaire exercée par Donald Trump, au moyen de capacités navales dont on redécouvre l’importance, ne vise pas seulement le régime-bunker de Pyongyang. La manœuvre s’inscrit dans une stratégie d’ensemble cherchant à persuader Pékin, « parrain » de Pyongyang, que les Etats-Unis sont prêts à agir unilatéralement, et donc à « forcer » la négociation. L’erreur serait de croire que le pouvoir chinois est principalement mû par des considérations économiques et commerciales.
Alors que la crise monte en puissance, Pékin en appelle au « dialogue », un message relayé par ceux qui veulent dédramatiser la situation. Il importe ici de mettre en perspective l’échec de la diplomatie, privilégiée au nom de la « patience stratégique », confrontée à la volonté de longue haleine de Pyongyang d’accéder à l’arme nucléaire et balistique. Le régime communiste nord-coréen est instauré en 1948, dans la partie septentrionale de la péninsule, i.e. la zone d’occupation soviétique. Après la guerre de Corée (1950-1953), le fondateur, Kim Jong-il, s’engage dans la prolifération.
En 1958, un premier laboratoire nucléaire expérimental est construit à Yongbyon, une installation fournie par l’URSS qui forme quelque 300 ingénieurs nord-coréens. Ce laboratoire est désormais au centre d’un vaste complexe, dont un réacteur nucléaire de cinq mégawatts et d’importantes mines d’uranium. Face au refus soviétique de l’aider à accéder au nucléaire militaire, Pyongyang s’emploie très tôt à détourner le programme civil. L’effort porte principalement sur la filière du plutonium et, depuis bientôt 25 ans, un réacteur de retraitement de ce matériau est opérationnel (1986).
Première crise en 1992
La première crise nucléaire est ouverte en 1992, lorsque les inspecteurs de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) découvrent que la Corée du Nord contourne le Traité de non-prolifération, signé quelques années plus tôt (1986). Cédant au chantage, l’Administration Clinton (1992-2000) négocie un accord selon lequel Pyongyang gèlerait la production de plutonium moyennant d’importantes contreparties. Les Etats-Unis s’engagent à livrer annuellement des centaines de milliers de tonnes de pétrole à la Corée du Nord ; un consortium international est censé fournir à ce pays deux centrales nucléaires civiles, financées par le Japon et la Corée du Sud. Très vite, la dénucléarisation montre ses limites et il appert que Pyongyang mène un programme clandestin d’enrichissement de l’uranium, envers et contre ses obligations internationales, et sacrifie la population à cette marche forcée. Le 31 août 1998, Pyongyang teste un missile balistique (le Taeopodong-1) au-dessus de l’archipel japonais, un essai qui suscite l’inquiétude des responsables américains et de leurs alliés régionaux.
Les attentats du 11 septembre 2001 modifient les schémas de perception de la prolifération des ADM (armes de destruction massive) et l’on redoute des connexions entre « Rogue States » et mouvements terroristes. L’Administration Bush (2000-2008) identifie le régime nord-coréen comme l’une des entités qui constituent l’« axe du mal ». Le 16 octobre 2002, Washington annonce considérer comme « caduc » l’accord de 1994, la partie nord-coréenne n’ayant pas respecté ses obligations. Le 11 janvier 2003, Pyongyang se retire du TNP. Sous le parrainage de la Chine populaire, des négociations multilatérales (le groupe des « six ») sont organisées, mais l’exercice s’enlise. Le 9 octobre 2006, un premier essai nucléaire nord-coréen a lieu. Washington accepte de négocier en bilatéral avec Pyongyang et, le 13 février 2007, parvient à compromis (un désarmement nucléaire graduel). En vain. Le 31 janvier 2009, Pyongyang annule plusieurs accords, l’Administration Obama en appelle au « dialogue », mais Pyongyang procède au tir d’un Taepodong-2 (5 avril 2009). Le Conseil de sécurité des Nations unies adopte une déclaration non contraignante (13 avril 2009), Pyongyang se retire des négociations et teste un nouvel engin nucléaire (25 mai 2009). Depuis, trois autres essais nucléaires ont eu lieu (un en 2013, deux en 2016) et s’y s’ajoutent de multiples tirs balistiques.
L’alliance néfaste de Pékin avec la Corée du Nord
A l’évidence, la diplomatie a échoué. La Corée du Nord est un acteur majeur de la prolifération et ses pratiques battent en brèche les régimes juridiques internationaux ce qui, au-delà du vaste système concentrationnaire interne, suffit à légitimer l’expression de « Rogue State ». La Corée du Sud, le Japon et l’ensemble de l’Asie maritime sont à portée de tir. Petit-fils du fondateur, Kim Jong-un affiche son ambition de pouvoir atteindre le territoire américain et, depuis le début de l’année, multiplie les provocations. Dans cette affaire, les puissances révisionnistes se placent sur le fléau de la balance, voire apportent leur soutien de fait à la Corée du Nord. Comme dans le cas de figure iranien, Moscou et Pékin ont évité les pressions trop ouvertes sur Pyongyang et vidé de leur contenu les résolutions négociées dans le cadre des Nations unies. Le cas de la Russie est rapide à traiter. Moscou a cherché à exploiter une situation qui lui permettrait de rehausser son statut de membre permanent du Conseil de sécurité et de faire valoir son rôle de « superpuissance résiduelle ». Pour le reste, le déroulement de la crise nord-coréenne vient illustrer son peu d’influence dans la région.
La Chine populaire est bien plus engagée que la Russie. Depuis les années 1990, Pékin redoute la réunification de la péninsule coréenne, sous l’égide de Séoul, avec une possible « remontée » du dispositif militaire américain vers la frontière sino-coréenne. La politique chinoise consiste donc à maintenir le statu quo politico-territorial et à perpétuer cette alliance. Sans le soutien continu de Pékin, le régime nord-coréen n’aurait pu résister aux pressions et sanctions internationales. Après le premier essai nucléaire, le pouvoir chinois ne s’est pas opposé à la résolution 1718, mais il a vidé de substance les sanctions des Nations unies et la suite des événements a confirmé la préférence chinoise pour le maintien de ses positions régionales. L’argument selon laquelle la Chine populaire serait prête à « lâcher » la Corée du Nord, pour mettre en valeur son souci de respectabilité internationale, s’est révélé vain et creux. Pire encore : une enquête du Comité des experts des Nations unies montre comment Pékin, à travers un réseau tentaculaire de sociétés-écrans, aide le régime nord-coréen à contourner les sanctions internationales en faisant « commerce de marchandises interdites, avec des techniques (…) de plus en plus importantes en termes de taille, de portée et de sophistication » (février 2017).
Le régime nord-coréen est donc un allié de Pékin dont les ambitions dans la Grande Asie et dans le monde sont inquiétantes. La question de l’île-Etat de Taïwan, considérée comme une province rebelle, l’alliance avec le Pakistan dirigée contre l’Inde et les revendications armées sur les « méditerranées asiatiques » (mers de Chine méridionale et orientale) suffiraient à dresser un tableau inquiétant. Il faut y ajouter la volonté de projeter sa puissance dans le golfe Arabo-Persique, en Asie centrale et en Asie-Pacifique, des objectifs qui excèdent la sécurité des approvisionnements, à travers l’océan Indien et les détroits indonésiens, et la promotion de ses intérêts économiques (Asie, Afrique, Amérique latine). Depuis la crise économique de 2008, les dirigeants chinois croient que leur heure est venue et agissent en conséquence. Le programme des « Routes de la Soie » (« One Belt, One Road ») exprime une ambition globale et Pékin prévoit de se doter de quatre porte-avions. Confrontés à l’arrogance de ce pouvoir, les voisins se tournent vers les Etats-Unis qui ont resserré leurs alliances régionales, notamment avec la Corée du Sud et le Japon. Aussi le néo-maoïste Xi-Jinping entend-il instrumentaliser Pyongyang pour rompre ces solidarités : la dénucléarisation de la Corée du Nord contre le repli des Etats-Unis
Voir la Chine telle qu’elle est
En rupture avec le réductionnisme économique ambiant, il semble donc que la crise nucléaire nord-coréenne soit difficilement soluble dans un grand « deal » sino-américain, des pressions chinoises sur Pyongyang permettant de conserver un large accès au marché américain et d’éviter des mesures de rétorsion. En revanche, Pékin devrait sérieusement prendre en compte le risque de déstabilisation de l’environnement régional à la suite d’hypothétiques frappes américaines sur le complexe militaro-nucléaire nord-coréen. Pourtant, il manque encore à l’Administration Trump une vision et un projet d’ensemble pour l’Asie-Pacifique, à l’instar du Partenariat TransPacifique dont l’abandon a été hâtivement annoncé.
Enfin, propagandistes et sinolâtres ont répandu l’idée selon laquelle la Chine éternelle serait par nature stable et pacifique, mais c’est une forgerie. L’histoire de l’Empire du Milieu est celle de l’expansion des Han à travers la guerre, la colonisation agraire et le phagocytage de peuples autochtones. Depuis le fleuve Jaune, l’expansion est d’abord dirigée vers l’aval et dans les plaines septentrionales. Elle se tourne ensuite vers le sud, en Asie des Moussons, puis vers la Haute-Asie et le Turkestan. C’est ainsi que Mongols, Ouïghours et Tibétains ont été subjugués. Quant aux peuples de la périphérie, ils sont réputés barbares et réduits à l’état de tributaires. La Chine a un long passé impérialiste et la volonté de puissance dont le régime fait preuve aujourd’hui n’a guère à voir avec les enseignements du taoïsme ou du confucianisme.