23 août 2017 • Opinion •
Cette période anormalement basse de taux d’intérêts porte en germe les prémisses d’un évènement financier violent.
Auteur d’une monumentale histoire des taux d’intérêts, l’économiste Richard Sylla a récemment invité son audience lors d’une émission radio américaine à méditer le caractère exceptionnel de la période économique que nous traversons : « les taux que nous avons connus au cours des dernières années, et en particulier en ce moment, sont tout simplement les plus faibles de toute l’histoire. Le livre que j’avais co-signé retraçait pourtant l’histoire de ces taux d’intérêts depuis le Code d’Hammourabi, les civilisations babyloniennes, grecques et romaines, à travers le Moyen Age, la Renaissance, et l’histoire moderne jusqu’en 2005. Et je puis vous assurer que jamais au cours de ces périodes les taux d’intérêts n’ont été aussi bas qu’en ce moment ». Pour un historien économique comme Sylla, nous serions tout simplement à un point d’inflexion extrêmement dangereux de notre histoire humaine, car loin d’être uniquement le produit d’un accident économique (une dépression) ou géopolitique (guerre, famine) comme par le passé, cet abaissement des taux d’emprunts et de rendements (qui ne sont que l’avers et le revers d’une même réalité) est amplifié par l’action des banques centrales et par une volonté politique (peu de gouvernants réclament a l’heure actuelle une hausse des taux…). Sylla ne s’intéresse guère à l’économie sur deux-trois ans et constate bien une période de taux faibles depuis les années 1990 au regard de son approche historique sur plusieurs millénaires.
Or, rien ne serait plus erroné que de dire que seule la crise de 2008 expliquerait cet état de fait exceptionnel. En réalité, ce sont des déséquilibres structurels de l’économie mondiale et l’échec des zones monétaires qui en ont précipité la survenance : à des pays tournés vers la consommation domestique, le crédit, l’emprunt, cumulant des déficits de leur commerce extérieur et tentant désespérément de maintenir leur niveau de vie en l’absence de gains de productivité (les USA, le Royaume Uni, la France, l’Europe du Sud) se sont opposés d’autres, au contraire (y compris au sein de la zone d’euro), privilégiant des excédents commerciaux, l’épargne, l’investissement (Allemagne, Chine et dans une moindre mesure les autres pays asiatiques).
L’excès d’épargne et de monnaie des derniers est venu dès les années 1990 inonder les premiers ; de ce déséquilibre entre l’offre et la demande de monnaie et de capital est apparue une première baisse tendancielle des taux d’intérêts. La seconde est venue de dirigeants politiques devenus incapables – par recherche de prébendes électoraux – d’accepter les récessions conjoncturelles tous les quatre ou cinq ans. L’arme monétaire leur est apparue comme le meilleur moyen d’éviter les douloureux ajustements structurels (fiscalité, budget, systèmes de retraites et de sécurité sociale) alors même que Keynes avait bien mis en exergue les limites de la politique monétaire, lors de la survenue de la fameuse trappe à liquidité ; le mythe de l’indépendance des banquiers centraux s’est vite écroulée aussi bien que celui du dogme monétariste… la voie était déjà tracée bien avant la crise (avec le magistère d’un banquier central comme Greenspan par exemple aux Etats Unis) pour permettre aux banquiers centraux de se réinventer en deus ex machina de nos économies. Taux d’intérêts bas en permanence et politiques non conventionnelles d’achats d’actifs ont définitivement consacré notre ère comme une aberration économique du point de vue de l’histoire des taux d’intérêts.
Ce niveau bas des taux d’intérêts n’entraine pas uniquement, tant s’en faut, une survalorisation des actifs financiers et immobiliers. Il suscite surtout une mauvaise allocation du capital, dans la mesure où la recherche du moindre rendement décent justifie certains projets d’investissement sans aucune chance de devenir rentables ou même utiles pour la collectivité. Contrairement à ce que croient nombre de politiciens trop heureux de voir potentiellement tout projet financé (traduction pour eux: des gens seront occupés à le développer et donc ne seront pas au chômage), cette mauvaise allocation est dévastatrice à de nombreux égards :
- elle génère chez les investisseurs avertis une suspicion généralisée et donc une attitude très sélective paradoxalement ;
- elle crée des retards de nombreux projets car certains investisseurs attendent une remontée des perspectives de rendement pour achever leurs projets ;
- l’épargne n’a plus aucun intérêt à s’investir dans ces projets si elle n’est pas rémunérée (ce que Keynes a décrit en son temps comme une trappe à liquidité) ;
- d) les entreprises zombies, qui auraient dû disparaitre des 2008 et permettre ainsi à de nouveaux entrepreneurs d’investir certaines industries et de se développer, sont maintenues artificiellement en vie par les taux bas.
Le meilleur exemple de ce dernier phénomène est le défi posé à la monumentale transition à l’œuvre dans le domaine énergétique. Peu de citoyens soupçonnent à quel point la politique de taux bas entrave la transition énergétique aux Etats-Unis par exemple. Les taux bas tout autant que la recherche du moindre rendement décent par les institutionnels les amènent à maintenir en vie de nombreuses sociétés dans le pétrole de schiste, qui pourtant, du fait de leurs coûts élevés, du niveau bas des prix du pétrole et souvent d’erreurs de gestion, auraient dû disparaitre. Cette mauvaise allocation du capital les expose à une crise potentielle des obligations du secteur et maintient en vie une compétition artificielle aux énergies renouvelables.
L’économiste Hyman Minsky nous a légué une formule assez appropriée à la période actuelle : « la stabilité amené l’instabilité ». Avec des dirigeants endormis à la barre, un faux sentiment de sécurité chez les investisseurs qui les amènent à multiplier les erreurs et des banquiers centraux victimes de leur propre hubris, cette période anormalement basse de taux d’intérêts porte en germe les prémisses d’un événement financier violent.