17 septembre 2017 • Opinon •
L’affirmation de la Chine en tant que « puissance émergée », sur le plan mondial comme dans son environnement régional, et les agissements irresponsables de son allié nord-coréen appellent l’attention sur la place et le rôle de l’Asie de l’Est dans la redéfinition des équilibres mondiaux de la richesse et de la puissance. Corrélativement, on pressent que les conflits géopolitiques régionaux pourraient bien être le point de départ de nouvelles guerres mondiales, tout comme l’Europe au XXe siècle. Pour désigner l’ensemble du processus en cours, l’Américain Gideon Rachman, chef de la rubrique « Affaires étrangères » du Financial Times, utilise l’expression d’« orientalisation » du monde (cf. Easternisation – War and Peace in the Asian Century, 2016). Une revanche de la Chine et des temps longs de l’Histoire sur l’Occident ? Il importe en tout cas d’en finir avec l’oubli de l’Inde et de soutenir la montée en puissance du deuxième géant asiatique.
Le grand retour de la Chine ?
Au vrai, ce qui est présenté comme le grand retour de l’Asie sur la scène mondiale correspond principalement au « décollage » (le « take-off » décrit par Walter Rostow) de la Chine populaire, sortie du maoïsme intégral sous la direction de Deng Xiaoping et ce, dès les années 1980. Le développement économique est désormais converti en politique mondiale, avec le projet de « nouvelles routes de la soie » (OBOR : One Belt, One Road), y compris sur le plan militaire. Le lancement d’un deuxième porte-avions et la planification de deux autres bâtiments de ce type donnent une idée des ambitions des dirigeants chinois, persuadés depuis la crise financière de 2007-2008 que leur heure est enfin venue. La « montée en puissance harmonieuse » précédemment vantée a laissé place à un activisme diplomatique et militaire, doublé d’une arrogance certaine. Ainsi Pékin prétend-il s’approprier l’essentiel de cette « Méditerranée asiatique » que constitue la mer de Chine méridionale (3,5 millions de km²), soit un espace encore plus vaste que la mer Méditerranée (2,5 millions de km²), et exprime ses ambitions sur la mer de Chine orientale.
Dans les pays occidentaux où une partie des intelligentsias, éprise de « déconstruction » et d’« histoire interconnectée », en vient à nier la réalité et la légitimité de la longue hégémonie occidentale, la montée en puissance d’un régime semi-totalitaire (un « léninisme de marché ») est regardée avec une certaine compréhension pourvu que Xi-Jinping et les siens sacrifient verbalement à l’« ouverture » et à la lutte contre le changement climatique. Mieux ! Pékin ne ferait jamais que retrouver le niveau qui était historiquement le sien, et donc la place qui lui reviendrait de droit : le premier rang mondial. Le raisonnement, vicié, confond la pesée globale de la Chine sur la longue durée et la puissance, c’est-à-dire la capacité à déchiffrer le monde et à employer la force pour faire triompher sa volonté. Ainsi la Chine, en 1700, représentait-elle déjà plus du cinquième de la population et de l’économie mondiales : l’accès à la première place ne serait donc que le « retour du Même ». Le problème consiste dans le fait que la puissance est une dynamique et repose sur des facteurs qualitatifs. Assurément, l’Angleterre du XVIIIe siècle pesait moins lourd que l’« Empire du Milieu », mais l’innovation, le dynamisme et l’allant étaient de son côté, quand l’essentiel des ressources chinoises suffisait à peine à nourrir la population : l’Angleterre l’emporta donc.
En fait, la Chine n’a jamais été la première puissance mondiale. Centrée sur elle-même, sans volonté d’arraisonner le monde ni réels surplus pour financer une politique mondiale, la Chine n’avait guère de prétentions au-delà de la sphère est-asiatique, du Turkestan (actuel Sin-Kiang/Xinjiang) et de la Haute-Asie (le Tibet, longtemps indépendant). Point de Némésis historique à l’œuvre donc, mais un phénomène nouveau de puissance brute qui heurte les États-Unis, modernes héritiers des pouvoirs de l’Ancien Occident, et devrait à tout le moins interpeller l’Europe, si le centre historique de la mondialisation n’était pas déjà provincialisé. La crise financière de 2007-2008 et celle des dettes publiques qui suivit sont bien les symptômes d’un transfert de puissance d’Ouest en Est et d’un affaissement de l’Occident, après cinq siècles de primauté mondiale. Du côté chinois, ce processus mobilise des affects et des ressentiments historiques dont on peine à imaginer toutes les implications. Il est à craindre que la domination planétaire d’une « puissance pauvre » de ce type ait de graves conséquences sur nos libertés, notre prospérité et la paix du monde.
L’« oubli de l’Inde »
Alors que chaque déflagration régionale et provocation du régime communiste nord-coréen ou de tout autre tyran local semblent confirmer la constitution d’un bloc de puissances révisionnistes et perturbatrices, il est de la responsabilité des Occidentaux de renforcer leurs alliances propres, certes, mais aussi d’agir diplomatiquement pour élargir le cercle des nations libres. Outre le Japon et la Corée du Sud, liés à l’OTAN au moyen de « partenariats globaux », l’Inde devrait être sollicitée avec plus de force et de volonté. Si elles n’ignorent pas toutes les virtualités de cet État-Civilisation, notamment pour les transferts d’activités de service, les puissances occidentales semblent affectées par l’équivalent géopolitique de ce que Roger Pol-Droit a nommé l’« oubli de l’Inde » (sur le plan philosophique). On persiste à voir en elle un pays passé du non-alignement à l’alliance russe, membre des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), bref aligné sur des positions anti-occidentales et situé dans l’ombre de la Chine populaire, sans intérêt décisif pour notre avenir.
Or l’hostilité permanente entre l’Inde et la Chine populaire, du fait d’importants conflits territoriaux et de l’étroite alliance entre Pékin et Islamabad, limite la portée de l’appartenance à ces forums dépourvus de réelle substance. Avant que les pays d’Asie de l’Est et leurs alliés occidentaux soient eux-mêmes confrontés aux revendications territoriales et maritimes de la Chine populaire, l’Inde a dû précocement faire face aux ambitions de Pékin. Si elle l’a emporté dans les quatre guerres qui l’ont opposée au Pakistan (1947, 1965, 1971, 1999), son armée a été battue lors de la guerre sino-indienne de 1962, les troupes chinoises traversant la ligne McMahon pour prendre position sur le piémont himalayen, en surplomb du Brahmapoutre. Certes, la boucle du Brahmapoutre et la région de l’Assam ont ensuite été évacuées, mais la Chine a agi autrement sur les confins occidentaux de la Line of Actual Control où l’Aksai Chin, un morceau du Cachemire, a été formellement annexé. Depuis, New-Delhi revendique ce territoire et, en retour, Pékin conteste la présence de l’Arunachal Pradesh dans l’Union Indienne. Au cours de l’été 2017, les deux pays se sont encore opposés au sujet du plateau de Doklam, à l’ouest du Bhoutan.
Parallèlement, Pékin a permis au Pakistan d’accéder à l’arme nucléaire, soutenu la position de cet État dans la question du Cachemire et renforcé cette alliance de revers. Le vaste projet chinois des nouvelles routes de la soie vient donner une impulsion majeure à la stratégie du « collier de perles » dans l’océan Indien (un réseau de bases et de points d’appui chinois depuis l’Asie du Sud-Est jusqu’au golfe Arabo-Persique et Djibouti), au point de contester le rôle de New Delhi dans l’« Indian Lake » (l’océan Indien, ancien « British Lake »). Le même projet inclut l’ouverture d’un corridor logistique à travers le Pakistan, jusqu’au port de Gwadar (financé par Pékin), et prend donc l’allure d’une stratégie d’encerclement de l’Inde. A cela il faut ajouter l’absence de condamnation chinoise, ferme et explicite, du terrorisme de mouvements islamistes soutenus à différents degrés par l’« État profond » pakistanais, au nom de la lutte pour le rattachement de la partie du Cachemire qui échappe à Islamabad. Par contrecoup, la situation géopolitique ouvre des perspectives aux puissances occidentales.
Pour une Inde forte et puissante
Il serait en effet fallacieux d’imaginer l’Inde confite dans le non-alignement et le socialisme planificateur de Nehru ou réduite à une alliance avec la Russie, comme à l’époque d’Indira Gandhi. Avec une décennie de retard sur la Chine populaire, l’Inde a entamé une politique de réformes libérales, encore imparfaites, qui lui a permis d’accélérer sa croissance économique. Il revient à l’actuel premier ministre, Narendra Modi, d’amplifier le mouvement et de combler l’immense retard. Sur le plan diplomatique, l’Inde s’est engagée dans une « Look East Policy » (1992), aujourd’hui conduite à l’échelle du bassin Indo-Pacifique (du détroit d’Ormuz au détroit de Malacca), dont les objectifs consistent à conserver le contrôle de ses propres voies de communication dans ce vaste espace océanique et à contenir la poussée chinoise.
Ces objectifs recouvrent ceux des puissances occidentales. Dès les années 1990, l’Inde s’est rapprochée des États-Unis et, malgré les sanctions qui ont suivi les essais nucléaires de 1998, les deux pays ont renforcé leurs liens (visite de Clinton en 2000 et, sous Bush fils, accord nucléaire civil de 2008). La France et le Royaume-Uni sont aussi parties prenantes du processus. Avec les États-Unis, l’Australie et le Japon, l’Inde conduit des exercices navals qui donnent une traduction à l’« arc des démocraties » en Asie-Pacifique. En réponse aux « nouvelles routes de la soie », New-Delhi et Tokyo ont lancé un projet de « routes de la liberté » dans l’océan Indien. Ces efforts témoignent du fait que la montée en puissance de la Chine populaire n’est pas irrésistible et peut être contenue. La tâche requiert plus d’attention pour l’Inde, nouvel acteur global qu’il faudra associer à l’Occident.