2 octobre 2017 • Opinion •
Le discours prononcé par Emmanuel Macron à la Sorbonne, le 26 septembre 2017, pose plus que questions qu’il n’apporte de réponses au défi que constitue la formation d’une Europe unie et puissante, capable de tenir son rang et de partager le « fardeau » des responsabilités internationales avec les Etats-Unis, c’est-à-dire de codiriger le monde libre, menacé par le révisionnisme géopolitique des puissances tierces, les provocations d’Etats-voyous et le terrorisme. En lieu et place d’une « Grande Idée » susceptible de mobiliser les esprits et d’inspirer une stratégie commune, le projet de relance porte essentiellement sur l’Eurozone, dans une logique plus française et keynésienne que libérale et européenne. L’ensemble pèche par volontarisme, tant il néglige des oppositions de fond, et pourrait avoir des effets pervers sur la cohésion d’ensemble de l’Union européenne.
Une grande divergence sur l’Eurozone
Convaincu que l’Europe devrait être au cœur de la politique européenne, le président français a insisté sur l’importance de la relation franco-allemande et sa volonté de transformer l’Eurozone en un ensemble politiquement intégré, au cœur d’une Europe à plusieurs vitesses, ce qui suppose que tous veulent aller dans le même sens, mais chacun à son rythme. On retrouve le projet d’une Europe organisée en cercles concentriques, autour d’un « noyau dur », exposé dès 1994 par les députés chrétiens-démocrates allemands Karl Lamers et Wolfgang Schäuble. Un quart de siècle plus tard, ce projet pose question. Tout d’abord, le décalage de puissance entre la France et l’Allemagne s’est considérablement accru sur le plan économique et financier. La reconstitution d’un axe franco-allemand exigera de profondes réformes en France et, pour convaincre les Allemands de son sérieux, il conviendra de fournir un effort de longue haleine. Le simple toilettage des finances publiques, i.e. le retour dans les limites du Pacte de stabilité, ne suffira pas. Pour que la France soit en phase avec l’ordolibéralisme aIlemand, il faudrait mettre en œuvre un projet inspiré par l’école française d’économie politique, cette longue tradition libérale qui court de Pierre le Pesant de Boisguillebert à Jacques Rueff, en passant par Frédéric Bastiat.
Bien au contraire, le projet de Macron concernant l’Eurozone est en porte-à-faux avec les conceptions de la droite démocrate-chrétienne allemande (CDU-CSU), plus encore avec celles des libéraux (le FDP), son possible partenaire dans la future majorité. S’il y a bien la volonté en Allemagne de renforcer l’Eurozone, c’est dans l’idée de mettre en ordre les finances publiques, de développer une plus grande cohérence budgétaire et de transformer le MES (le Mécanisme européen de stabilité) en un Fonds monétaire européen, suffisamment fort pour affronter une prochaine tempête financière. En d’autres termes, il s’agit d’achever ce qui a été amorcé dans l’urgence et sous la pression des marchés. Un hypothétique ministre des Finances de l’Eurozone serait chargé d’orchestrer cette entreprise.
A l’inverse, Macron instrumentalise la nécessité d’une réforme continue et remet à flot le vieux projet d’un « gouvernement économique » de l’Eurozone. Soucieux de ne pas gêner les négociations d’Angela Merkel avec le FDP, il est certes resté discret sur le contenu de son projet, mais l’essentiel est connu. L’idée directrice consiste à restaurer un espace keynésien dans lequel un pouvoir central pourrait déployer son interventionnisme économique et manipuler la monnaie, le tout sublimé par la référence à une grande « politique industrielle ». Concrètement, l’Eurozone serait dotée d’un budget conséquent qui viendrait s’ajouter aux dépenses publiques nationales, déjà importantes en Europe. Dans le même mouvement, tout ou partie de la dette publique future des membres de l’Eurozone serait mutualisé. Enfin, la « convergence sociale et fiscale » signifierait que les prélèvements obligatoires des partenaires de la France devraient augmenter. Pour mieux asseoir cette « Europe intégrée, souveraine et démocratique », un parlement de l’Eurozone serait instauré. Marqué au sceau de l’« ancien monde », ce social-fiscalisme constitue une grande divergence avec l’Allemagne.
L’improbable « noyau » dur européen
Par ailleurs, l’idée selon laquelle les Etats de l’Eurozone, cœur battant de l’Union européenne, seraient appelés à constituer un noyau fédéral est agitée en vain depuis des années. Les dix-neuf membres de ladite zone constituent un groupe étendu qui couvre la plus grande partie de l’Union européenne et leurs gouvernements n’ont pas tous les mêmes ambitions politiques. Quant aux solidarités géopolitiques, elles sont relâchées et il serait difficile de les maintenir dans un autre cadre que celui de l’OTAN, sans l’hégémon américain. Bref, nous sommes loin du « moment cicéronien » (Pierre Manent), ce point de bascule entre deux formes politiques. De fait, si l’on veut aller de l’avant, la relation franco-allemande est vitale, mais un axe Paris-Berlin aura tôt fait d’être vu comme une inacceptable entreprise dominatrice. S’il faut renforcer les convergences franco-allemandes, les deux pays doivent veiller à ce que la « coalition de bonnes volontés » à laquelle ils travaillent n’aggrave pas les lignes de partage à l’intérieur de l’Europe. Ainsi faudrait-il parallèlement renforcer le pilier atlantique (le Royaume-Uni, le Canada et les Etats-Unis) et préserver les relations avec la Pologne, plus largement le Groupe de Visegrad.
C’est là où le bât blesse. Si le président français est conscient de l’importance des relations transatlantiques, sa communication joue sur le « gaullo-mitterrandisme » et, de manière subliminale, sur l’anti-américanisme, ce qui ne facilite pas la compréhension des nécessaires solidarités géopolitiques dans un monde menacé par les stratégies d’« Etats perturbateurs » voulant en finir avec cinq siècles d’hégémonie occidentale. Macron semble également traiter avec désinvolture des Etats aussi importants que le Royaume-Uni – un pays affaibli par le désastre du « Brexit », mais qui demeure une puissance de premier rang – ou encore la Pologne. Il ne s’agit pas de dédouaner les responsables politiques de ces deux pays et de les présenter en victimes collatérales d’une « insoutenable légèreté de l’être » macronienne. Il reste que l’insistance mise sur l’intégration de l’Eurozone, tout en menaçant les « pays de l’Est » de relégation en seconde classe (voir la directive sur les travailleurs détachés, la question des réfugiés et celle des fonds structurels), est dangereuse. Paradoxalement, les idées de Macron pourraient réussir là où le « Brexit » a échoué : la dislocation de l’Europe.
Enfin, la composante militaire du projet français est éclipsée par l’énumération des mesures, sans véritable hiérarchisation des priorités. Il importe donc de revenir sur l’« Europe de la défense ». L’OTAN demeure l’instance principale de défense de l’Europe et assure le couplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique. Les Nord-Américains et les Britanniques contribuent de manière décisive à la posture de défense et de dissuasion sur l’axe Baltique-mer Noire. Au septentrion, la Norvège est une vigie sur le front arctique, avec les Etats-Unis et le Canada comme alliés de premier plan. Au sud-est de l’Europe, l’OTAN présente l’avantage de compter la Turquie, un allié incertain avec lequel il importe de conserver des canaux et des liens, alors même que la candidature de ce pays à l’Union européenne est compromise. Rappelons simplement la situation stratégique de l’Asie Mineure, à la croisée de l’Orient et de l’Occident. Aussi le projet d’une défense européenne doit-il être bien délimité. Il s’agit de mutualiser les efforts financiers et les équipements afin de redresser la situation déplorable des alliés européens, de réaliser une « Europe des capacités » ; nul besoin qu’une « coopération structurée permanente » coïncide avec l’Eurozone : l’accroissement de l’effort militaire de chacun doit primer sur les schémas constructivistes.
En conclusion
En conclusion, le propos de Macron pèche par volontarisme, sans donner la véritable mesure des enjeux et conférer du sens à l’unification de l’Europe. Une décision politique est un acte de volonté procédant à un choix entre plusieurs possibilités d’actions en fonction d’un dessein. La décision opportune est celle qui prend en compte les données et antécédents de la situation, ses ambiguïtés et ses servitudes, ses virtualités ; elle ouvre la voie et détermine des objectifs politiques, définis et circonscrits, en tenant compte des moyens disponibles. A contrario, le volontarisme consiste à élaborer de manière abstraite une pseudo-politique, indépendamment des circonstances, des conditions et des résistances, en pensant que la pure volonté suffira à actualiser la prise de décision.
En la matière, Macron semble vouloir imposer au forceps, moyennant prudences verbales, les schémas de pensée qui, sans discontinuité depuis la mise en place de l’Union économique et monétaire (UEM), auront été ceux de ses prédécesseurs. En dépit de la volonté proclamée de renouvellement, il fait comme si l’Histoire avait fini par rendre justice aux conceptions françaises. Le déclassement de la France devrait pourtant appeler l’attention sur les limites de la technocratie et du dirigisme. Ce n’est pas en portant à l’échelon européen ce « pattern » que le président français prouvera sa validité, d’autant plus que nos partenaires y sont opposés. Enfin, l’objectif d’une « Europe intégrée, souveraine et démocratique » ne constitue pas une fin en soi. On attend encore un grand dessein qui transcende la seule autoconservation.