Octobre 2017 • Note d’actualité 45 •
La Revue stratégique, qui vient d’être rendue publique, fait un état des lieux globalement lucide du contexte stratégique et des menaces qui montent. Si elle manque sans doute d’âme, elle paraît consciente des périls qui pèsent sur l’ordre international. Elle esquisse les ambitions de la France en évoquant la nécessité d’une autonomie stratégique servie par une armée complète et équilibrée ainsi qui le rôle de leader à jouer en Europe. Pour autant, des silences et des absences symptomatiques nous rappellent que les bonnes intentions doivent être suivies par des actes et servies par des moyens.
« Point d’argent, point de Suisse ; et ma porte était close. »
Jean Racine, Les Plaideurs, I-1
Député du parti Les Républicains au Parlement européen, Arnaud Danjean a remis au chef de l’État la Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale. Le contenu en a été rendu public le 13 octobre dernier. Ce document s’inscrit dans le prolongement du Livre Blanc de 2013 qu’il actualise en une centaine de pages et trois grandes parties : un contexte stratégique en dégradation rapide et durable ; de nouvelles formes de guerre et de conflictualité ; notre stratégie de défense : autonomie stratégique et ambition européenne.
Si le texte manque d’âme – on se souvient d’un ancien président qui en appelait aux « forces de l’esprit » –, il faut souligner la clarté du propos et la lucidité de l’analyse. A bien des égards, les raisons d’agir et les objectifs assignés à la France, en matière de défense et de coopération au cœur des alliances, sont justes. Le président de la République en appelle à une « France forte, maîtresse de son destin ». Il reste à inscrire ces vues et ces objectifs dans une « grande stratégie » pour la mettre en œuvre et poser des actes de souveraineté.
La convergence de différentes lignes dramaturgiques
De prime abord, cette Revue stratégique constitue une solide étude stratégique et géopolitique du monde dans lequel nous sommes plongés. Risques et menaces sont exposés selon une méthode d’analyse multiscalaire qui distingue différents espaces et ordres de grandeur. Outre les menaces directes sur le territoire national, celles qui viennent de plus loin, ou dont les effets ne sont pas directement visibles par le quidam, sont traitées. Ainsi la première partie distingue-t-elle trois grandes zones dans le voisinage de l’Europe, autant d’espaces de confrontation ou subissant les pressions d’acteurs étatiques ou autres (mouvements terroristes jihadistes, « forces de procuration » agissant pour le compte de puissances étrangères). Il s’agit des frontières septentrionales et orientales de l’Europe, du Proche et Moyen-Orient, de l’espace sahélo-saharien. Au-delà de ces théâtres sur lesquels les armées françaises et occidentales sont engagées ou postées, d’autres espaces apparaissent tels les Balkans, ce que l’on devrait appeler la « plus grande Méditerranée », selon la formule d’Yves Lacoste ainsi que l’Afrique subsaharienne où les risques se concentrent. Quant à l’Asie orientale, elle n’est pas considérée comme un lointain Extrême-Orient dont les défis reposeraient sur les seules épaules des États-Unis.
Sur le plan des menaces, on ne retrouve pas dans ce texte les pudeurs de langage du Livre Blanc de 2013 qui ne se référait qu’à un terrorisme abstrait, sans mentionner ses racines idéologico-religieuses. D’emblée, la préface du président de la République mentionne explicitement l’islamisme et le corps du texte abonde en référence au jihadisme. D’aucuns expliqueront qu’en 2013 l’État islamique n’avait pas encore surgi, mais Al Qaida sévissait déjà et, dans la bande sahélo-saharienne, les armes françaises étaient confrontées à ses versions africaines. Par ailleurs, le rattachement manu militari de l’Ukraine à la Russie et le déclenchement d’une guerre hybride dans le Donbass sont pris en compte, nonobstant quelques hésitations sur la désignation précise de cette menace. Les rédacteurs sont conscients que l’ordre international public européen est en péril. Peut-être le texte est-il excessivement prudent à l’égard du régime iranien, dont l’expansionnisme menace le Moyen-Orient d’une déflagration régionale. Le souci de conserver intact l’accord du 14 juillet 2015 semble avoir dominé la plume. A tout le moins, le programme balistique iranien et la volonté de ce régime d’étendre sa zone d’influence dans la région (« zone de domination » serait plus juste) sont cités. Enfin, si les effets induits par la montée en puissance de la Chine populaire et ses intentions stratégiques ne sont pas ignorés, là encore le texte est-il excessivement prudent sur toutes les conséquences.
Ce tableau d’ensemble provoque une grande inquiétude sur le sort du monde et ses conséquences pour le petit nombre des libres nations. Alors même que des énergies titanesques hypothèquent l’avenir des sociétés occidentales, une partie des opinions publiques se complait dans le « narcissisme des petites différences » (Sigmund Freud) ou rêve de constituer des écosystèmes « végan-compatibles », à l’abri du fracas du monde. Si les rédacteurs de cette Revue stratégique sont au fait des choses – leurs analyses le démontrent –, ils peinent toutefois à en donner la pleine mesure. Par sérieux technocratique ou par perte du sens de l’eschatologie, composante intégrante de l’esprit européen selon Georges Steiner ? Le chef de l’État lui-même se limite à l’évocation d’une « nouvelle ère de turbulences ». Dans les faits, de multiples lignes dramaturgiques convergent et nous mènent au seuil d’une rupture d’équilibre. Sur ce point, l’expression de « monde multipolaire », posée comme une évidence, est inadéquate. La multipolarité implique un certain ordre et un semblant d’équilibre, alors que le chaos menace d’engloutir un monde toujours plus hétérogène et déséquilibré – vers une « guerre civile mondiale » ?
Penser de manière globale et se porter aux avant-postes
A la différence du Livre Blanc de 2013, le lecteur de cette Revue stratégique est frappé par l’insistance mise sur la dimension mondiale des risques, des menaces et des enjeux. Bien qu’édulcorés par rapport à l’ampleur du défi, les passages relatifs aux ambitions politiques chinoises et à leurs prolongements diplomatico-militaires sont à mettre en rapport avec ceux qui insistent sur la présence, les responsabilités et les intérêts de la France en Asie-Pacifique comme dans l’océan Indien. Au-delà des alliances stricto sensu, les « partenariats stratégiques » avec l’Inde, l’Australie et le Japon sont mis en exergue (1). Si l’on se fie à ce qui est esquissé dans ces analyses, il n’est pas question pour la France d’entériner le rétrécissement stratégique des dernières années et le recentrage sur l’ancien « pré carré » africain. De longue date sur la scène de l’Histoire, la France est campée comme une puissance devant non seulement conserver son autonomie stratégique, mais aussi être capable de tenir le rôle de « nation-cadre » au cœur des alliances et des coalitions auxquelles elle participe, et de se porter au-devant des défis.
Le projet militaire européen dont il est question n’est donc pas celui d’une Europe provincialisée, à l’abri d’illusoires parapets. A rebours du caractère constructiviste des plans de relance de l’Eurozone, c’est une Europe des capacités dont on parle ici et de « formats » à géométrie variable visant l’efficience. Bref, une Europe qui fonctionne comme un incubateur de puissance et, sous l’impulsion de la France, qui soit capable de prendre sur ses épaules une partie du « fardeau » de la puissance, dans son environnement immédiat, mais aussi dans l’océan Indien et dans le Pacifique, en bonne alliance avec les États-Unis que menace l’hyperextension impériale (le « strategic overstretching » de Paul Kennedy). En toute logique, l’accent est mis sur la prévention, qu’il ne faut pas confondre avec une sorte de diplomatie à caractère thérapeutique, et la capacité à entrer en premier sur un théâtre d’opérations. La prévention signifie la possibilité, par une présence diplomatique et militaire au plus près des zones de crise, d’empêcher que des situations ne dégénèrent et requièrent une intervention. Le cas échéant, la France doit pouvoir compter sur le renseignement, son groupe aéronaval et des capacités de frappe adéquates pour intervenir de vive force, en national ou dans un cadre interallié.
On regrettera que le tour d’horizon géopolitique opéré par les rédacteurs, le souci d’expliquer le vocabulaire stratégique et la volonté affirmée de placer la France au cœur de ses alliances ne soit pas englobés dans une vision plus large qui confèrerait un supplément d’âme à cette revue d’ensemble. Une telle exigence relèverait-elle donc d’un spiritualisme éthéré ? En dernière analyse, la pensée et la conception d’une grande stratégie visent à répondre à deux questions centrales : qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? En guise de réponse, un appel isolé aux « valeurs de la République » : l’imaginaire de la IIIe République, sans le devoir de civilisation, l’Empire et les missionnaires (« L’anticléricalisme, disait Gambetta, n’est pas un article d’exportation »). Significative à cet égard est l’absence de référence positive à l’Occident, notion jugée trop polémogène et assertive. Pourtant, les puissances révisionnistes et les États perturbateurs ne s’y trompent pas, qui tendent à former un front commun contre la longue hégémonie occidentale qu’ils entendent mettre à bas (le fait n’est évoqué qu’en filigrane). Pas de référence non plus à cette « civilisation de la personne » portée par les puissances occidentales, aux menaces qui pèsent sur le sens de la vérité et des libertés. Au total, il ne s’agirait donc pour les Occidentaux que d’assurer leur survie biologique et leur bien-être matériel, sans valeur ajoutée aucune sur le plan moral et civilisationnel.
In fine, la question des moyens
L’ensemble du document est traversé par l’exigence d’une remontée en puissance des pays européens sur le plan militaire, avec la France comme moteur et aiguillon. Afin de renouveler son autonomie stratégique et de pouvoir tenir son rôle de « nation-cadre », celle-ci se devrait de conserver un modèle d’armée complet et de soutenir les initiatives prises dans divers formats européens et occidentaux. Cette puissance militaire reconstituée aurait pour socle une BITD (Base industrielle et technologique de défense) non moins puissante, à la pointe de l’innovation. Cet effort collectif reposerait sur des coopérations européennes, sans exclusive à l’égard des alliés et partenaires extérieurs, l’augmentation significative des dépenses militaires soutenant la dynamique globale. Ministre des Armées, Florence Parly a justement rappelé ces exigences lors d’un long entretien accordé au Monde (2), encore que le titre fasse porter l’accent sur la dimension nationale. On peut aussi considérer que les instruments mis en avant par la Revue stratégique, notamment le FED (Fonds européen de Défense) et la CSP (Coopération structurée permanente), sont susceptibles de contribuer au renforcement de l’Europe de manière plus crédible et décisive que le projet d’un gouvernement économique, doté d’un budget contra-cyclique, à la tête de l’Eurozone.
Dans l’ensemble, donc, les lignes d’action sont bonnes et le projet global d’une Europe militaire est clairement esquissé. Il reste à traduire tout cela en actes, à dissiper la crainte d’un décalage entre le discours sur le monde et la réalité des décisions, crainte avivée par la crise de l’été dernier et la démission du chef d’état-major des armées. L’écueil premier, celui du budget de la défense, illustre ce décalage. Oui, l’intention d’augmenter le budget de 1,8 milliards d’euros en 2018 et de 1,7 milliard d’euros pour les années qui suivent, est à saluer. Mais dans les faits, quelles seront les retombées de celle-ci quand on apprend que le surcoût des OPEX (Opérations extérieures) reposera de façon croissante sur le ministère des Armées, en lieu et place d’un financement interministériel ? Sans vouloir douter systématiquement des bonnes intentions de la Revue stratégique, rappelons tout de même que 200 millions d’euros ne sont toujours pas trouvés – au moins officiellement – pour financer le surcoût des OPEX 2017 (un total de 1,3 milliard d’euros). Aussi la question budgétaire devra-t-elle être clarifiée, d’autant plus que l’effort financier à produire est appelé à s’inscrire dans la durée : le futur commence ici et maintenant.
Pour aller plus loin, le « renouvellement du groupe aéronaval » annoncé dans la Revue témoigne, certes, d’un réalisme qui rassure : le Charles de Gaulle aura bien un successeur. Cela dit, si cette phrase laisse entendre que le projet d’un porte-avions complémentaire au Charles de Gaulle est entériné, rien n’est assuré et le principe de la « permanence à la mer » (permanence technique à tout le moins) reste en suspens. Est-ce une inconséquence au regard des ambitions mondiales affirmées par les rédacteurs ou une volonté de ne pas aviver les inévitables querelles budgétaires entre les armées ? Pour sortir des « ambiguïtés constructives », il importe de rappeler que si le chef de l’État ne prenait pas la décision de construire un deuxième porte-avions et de prévoir le successeur du Charles-de-Gaulle, la France serait déclassée sur les plans diplomatique et militaire. Sa voix ne porterait plus. Il en va de l’autonomie politique et stratégique de notre pays, mais aussi du rôle de l’Europe et de l’Occident dans le monde. En dernière instance, l’ambition du grand large que signifierait la permanence à la mer d’un groupe aéronaval français est aussi un impératif de civilisation : la liberté et la prospérité des sociétés occidentales reposent sur la maîtrise de l’élément marin. Et, en dépit de l’effet produit dans l’esprit du citoyen-contribuable par le lancement d’un tel programme, l’argument financier ne tient pas. Le coût d’un porte-avions peut être évalué à 4,5 milliards d’euros environ. Cela représente 450 millions d’euros par an pendant dix ans : soit 1,5 % du budget de la Défense en volume annuel et 0,02 % du PIB. Bien moins que la construction d’une énième ligne de TGV, déficitaire de surcroît (3).
Conclusion
En conclusion, on ne peut que louer la volonté affichée par les autorités françaises d’édifier un pilier européen de défense, complément indispensable d’une Alliance atlantique au sein de laquelle les États-Unis assurent désormais près des trois quarts des dépenses, contre la moitié au cours de la Guerre Froide. Indubitablement, l’Europe a baissé sa garde : les États du Vieux Continent consacrent en moyenne 1,2% du PIB à leur défense ; il leur faudrait dépenser 98 milliards d’euros par an pour atteindre les 2% recommandés par l’OTAN. Ils ont aussi perdu près du quart de leurs soldats en dix ans (4). Nul besoin d’aller plus avant pour démontrer ce qu’il faut bien appeler l’effondrement des budgets et des capacités militaires, les puissances les plus allantes peinant à atteindre ou à se maintenir au ratio fixé au sein de l’OTAN, pour s’en tenir à cet indicateur quantitatif.
Sur la hausse des dépenses militaires en Europe, il est possible que la Revue stratégique pèche par optimisme en confondant un tressaillement avec une reprise durable. Quoiqu’il en soit, il appartient au chef de l’État de se tenir au niveau des ambitions affichées, ce qui n’implique pas seulement des arbitrages budgétaires en faveur du ministère des Armées. Un effort durable ne pourra être soutenu sans de solides réformes économiques et une vigoureuse croissance, seules à même de redresser les finances publiques et d’accroître les dépenses militaires. Ces exigences soulèvent d’autres questions qui ne sont pas l’objet de cette note, mais elles interfèreront avec le redressement militaire. En résumé, pour que ce bréviaire stratégique et géopolitique devienne un vade mecum, il faudra une Loi de programmation militaire (prévue pour le premier semestre 2018) et des financements à la mesure des objectifs posés dans le texte. Autrement dit, « point d’argent, point de Suisse ».
Notes
(1) Voir Jean-Sylvestre Mongrenier, « Pourquoi les Occidentaux doivent faire de l’Inde un vrai partenaire », Challenges, 17 septembre 2017.
(2) Florence Parly, « La France veut conserver une autonomie stratégique », Le Monde, 13 octobre 2017.
(3) Voir Jean-Sylvestre Mongrenier, La France a-t-elle besoin d’un deuxième porte-avions ?, Institut Thomas More, note d’analyse 22, avril 2017.
(4) Voir Institut Thomas More, Les Européens, combien de divisions ?, note de Benchmarking 19, mai 2017