19 décembre 2017 • Entretien •
Ce mardi, Sebastian Kurz, nouveau chancelier autrichien, se rendra à Bruxelles pour rencontrer Jean Claude Juncker et Donald Tusk. Alors que le nouveau pouvoir de Vienne vise à un durcissement concernant la politique migratoire et à un souhait de « défendre la souveraineté des Etats », quel bilan politique peut-on faire de l’Europe actuelle ? Quels sont les rapports de force entre les européens convaincus et les partis plus « mesurés » voire réticents sur ces questions ?
La poussée de partis que l’on peut qualifier de « nationaux-populistes », dans des pays dont les profils économiques divergent sensiblement, montre les limites d’une approche exclusivement socio-économique de la question. L’Autriche n’est pas un pays bousculé par une grave crise financière, en proie à de graves taux de chômage. Pourtant, de longue date déjà, une partie de l’électorat vote pour ce type de parti (on laissera de côté les métamorphoses du FPÖ). A ce propos, rappelons que la Suisse, riche et prospère, est également marquée par le national-populisme. D’aucuns y agrégeront la CSU bavaroise (d’ailleurs dépassée sur sa droite par l’AfD), pour mettre en évidence les caractéristiques propres à une Europe alpine, attachée au culte de la « petite patrie » (« Heimat »). En vérité, le phénomène est ample et traverse l’Europe ; il montre l’importance des données ethnoculturelles et la volonté partagée de préserver son identité, plus encore si elle est incertaine et malmenée, dans un monde bouleversé, en proie à une sorte de « révolution permanente ». Ces données et aspirations sont mal prises en compte par la science politique et son quantitativisme, voire son nihilisme si l’on en croit le grand philosophe Leo Strauss. Toute à ses CSP et inégalités de revenus, la science politique est tentée de bannir purement et simplement la dimension ethnoculturelle des phénomènes qu’elle croise, au prétexte qu’il s’agirait de simples constructions idéologiques, modelables à volonté.
L’accroissement des migrations, de plus en plus visibles pour le commun des mortels, ainsi que l’augmentation de la distance ethnoculturelle entre populations résidentes et nouveaux arrivants provoquent des chocs en retour. Au vrai, comment s’en étonner ? Quoique l’on en dise, la chose est sans précédent historique, tout comme l’accroissement démographique mondial. Et la « poussée » de l’Afrique subsaharienne, les craquements du Moyen-Orient dont le sort de la Syrie donne quelque idée, ou encore les conséquences des changements climatiques dans certaines zones du monde, devraient amplifier le phénomène migratoire. En Europe et dans l’ensemble du monde occidental, les opinions publiques ont compris les tenants et aboutissants de la question. Et cela entraîne des chocs politiques. Tout cela dépasse infiniment la question européenne et l’on ne voit pas comment les Etats-nations pourraient, par leurs seules forces, reprendre le contrôle de la situation, si tant est que cela soit possible. Mais sur le plan mental, le cadre politique stato-national, bien souvent affirmé au détriment d’identités ethniques et régionales plus consistantes, est vu comme une solution de secours. On peut y voter, participer à la décision politique et faire connaître son refus d’un certain nombre d’évolutions. La question européenne a toujours « dépassé » les opinions publiques, comme bien des questions nationales d’ailleurs. Simplement, une grande part de ces opinions faisait globalement confiance à la classe politique, majoritairement acquise au projet européen. Ce n’est plus le cas et se traduit dans les urnes. Pourtant, les institutions nationales ne sont pas toujours plus « populaires » que les institutions européennes. Nous sommes dans une période de désinstitutionalisation et de désaffiliation qui fragilise toutes les autorités établies. C’est une tendance globale, un « trend » politico-culturel.
Présentement, une partie des opinions publiques est désorientée par des transformations démographiques, économiques et technologiques qui bouleversent leur cadre de vie : elles se tournent contre « Bruxelles » qui incarne ce monde à la fois proche et lointain qui les inquiète. Bien sûr, cette demande trouve une offre politique qui relaie doléances et inquiétudes. Cela dit, les forces nationales-populistes qui s’affirment devront aussi composer avec la réalité du monde : l’expérience montre qu’il est plus aisé de jouer les « casseurs d’assiettes » et les « héros de bistrot » que de gouverner (un minimum de technocratie s’impose !). Au total, le rapport des forces entre « européens » et « anti-européens » n’est pas aisé à établir, mais il n’y a pas encore de bascule générale de l’Europe : les évolutions politiques des différents Etats devrait se traduire par un déplacement du curseur dans le sens de plus de contrôle et de maîtrise des flux migratoires. Notons que cette demande est déjà prise en compte depuis la crise migratoire provoquée par la guerre en Syrie, avec le renforcement de Frontex et l’attribution de plus de moyens à cette agence européenne. Le problème réside dans la répartition des migrants admis au titre du droit d’asile. Un certain nombre de pays refuse de partager le fardeau avec les pays les plus concernés, notamment la Grèce et l’Italie. La France elle-même, nonobstant ce que l’on peut lire à propos de Macron, le « cosmopolite déraciné », se tient en retrait. Un certain angélisme a vécu : l’Europe, comme le monde, se durcit. Conçu pour accueillir des dissidents du bloc soviétique, le droit d’asile doit certainement être redéfini.
Dans quelle mesure les partis eurosceptiques au pouvoir sont-ils en capacité de s’unir, ou de « travailler ensemble » dans une logique d’intérêts communs ? Avec quelle efficacité potentielle ?
Ces partis sont engagés dans une logique du « chacun pour soi » et ne sont réunis que pour protester contre « Bruxelles ». Dès lors, cela limite leur capacité à s’unir véritablement et à porter un projet commun positif, i.e. inscrit dans les faits (à terme). Regardons simplement les péripéties des groupes qu’ils forment au sein du Parlement européen, avec pour seuls enjeux la répartition des moyens mis à leur disposition, sans qu’il soit question d’exercer une véritable influence sur les rapports de pouvoir. Ces péripéties font songer au théâtre de boulevard. Par ailleurs, les programmes de certains de ces partis, en Europe du Sud, à tout le moins, se caractérisent par le « yakafokon ». En cela, ils ne se différencient pas toujours des programmes de partis d’extrême-gauche qui promettent le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Ces partis développent une conception magique de la souveraineté, une sorte de souveraineté ontologique pour parler comme les philosophes, qui serait capable de modifier les lois et la structure du monde. En d’autres termes, il suffirait que le peuple vote comme un seul homme pour que « 2 + 2 » fassent « 5 » et que les niveaux d’endettement puissent s’élever à l’infini, sans conséquence aucune dans le monde de la vie. Sur ce point, il y a une importance différence avec des partis nationaux-populistes d’Europe du Nord ou d’Europe centrale et orientale, plus au fait des réalités économiques et attachés à la défense des libertés contre l’étatisme.
Cette différence dans l’approche des questions socio-économiques marque certainement une limite dans le rapprochement des différentes forces nationales-populistes au sein de l’Union, du Nord au Sud et d’Est en Ouest. D’autant plus qu’une coopération approfondie entre ces forces entrerait en contradiction avec leur culture politique et le programme affiché, axés sur le « chacun pour soi » : un refus commun de l’immigration ne suffira pas à former un front de forces politiques émergentes. Si ces forces politiques l’emportaient véritablement dans différents pays clefs et dépassaient une certaine masse critique, les conséquences seraient majeures. L’« autre Europe » tant invoquée, fondée sur une illusoire « internationale des nationalistes », déboucherait plus rapidement qu’on ne le pense sur la destruction des cadres de coopération. Ce pourrait être le retour à la bonne vieille « Europe européenne », celle des chocs, voire des guerres entre nations et Etats. Veut-on véritablement cela ? Je ne suis pas sûr que tous aient pleinement conscience de ce que signifierait une telle involution historique. Il est frappant de voir que ceux qui se réjouissent du « retour de l’Histoire », et pourfendent le « politiquement correct », regardent avec scepticisme quand on cherche à anticiper ce que signifierait et impliquerait la liquidation de l’Union européenne. Comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo ou d’un simple « Monopoly » politique, sans réelles conséquences (on « zappe »).
Quant à l’efficacité potentielle, soyons assurés qu’une juxtaposition de « chacun pour soi » n’apportera aucune réponse véritable aux défis du temps. Si l’on revient sur le cas de l’immigration, on ne reprendra pas la maîtrise de ces flux en se retranchant derrière d’illusoires parapets. Lorsque les nouveaux venus, immigrés et réfugiés, arrivent à nos portes, il est déjà trop tard pour endiguer le phénomène. Pour reprendre le contrôle des événements, il faudrait tenir les deux extrémités de la chaîne. Cela pose la question des interventions extérieures, faussement présentées comme la source de tous les maux. Si l’on croit qu’il suffira de se calfeutrer chez soi pour échapper aux fracas du monde, c’est une grave méprise. Plus le monde est dangereux, plus il faut être capable de s’affirmer sur le plan extérieur, de renforcer sa présence, et savoir se saisir des événements avant qu’ils ne vous saisissent à la gorge (pour paraphraser W. Churchill). En Libye par exemple, l’extension du conflit et la montée aux extrêmes, en l’absence d’intervention occidentale, auraient pu générer une situation de type syrien à l’échelle de l’Afrique du Nord, et entraîner des conséquences encore plus graves que la situation présente. Le problème est que le « hit and run », on frappe puis on laisse les populations se débrouiller sur place, n’apporte aucune réponse de fond. Il eût fallu s’engager à travers l’ONU, l’Union européenne et l’OTAN, pour faire du « state building ». En retour, il est vrai que ce sont des missions à haut risque, et nous n’avons plus la force et les certitudes de nos aïeux pour nous y engager. Nous sommes face à ce que Max Weber nommait des « antinomies historiques » : les situations sont contradictoires et il n’y a pas de solution satisfaisante s’imposant d’elle-même. C’est une « balance » entre avantages et inconvénients, et de la casuistique.
Alors que l’Italie s’apprête à voter pour ses élections générales en 2018, comment peut on anticiper l’évolution future de ces rapports de force à moyen terme ? Avec quelles conséquences ?
Cela dépendra de la capacité des dirigeants politiques à prendre en compte les évolutions au sein des différents corps nationaux. Il est sûr qu’une politique de « douce négligence » – fondée sur la conviction que, l’un dans l’autre, les différentes tendances s’équilibreront pour aller dans le bon sens -, n’est plus tenable. Cela fait déjà longtemps qu’on voit monter le refus de cette immigration de masse qui bouleverse la physionomie de l’Europe. Le déni des faits et la démonisation de ceux qui les pointent du doigt ont prévalu sur l’analyse lucide des dynamiques en cours, avec tout ce qu’elles impliquaient. Convenons que la voie est étroite : le simple refus de l’immigration ne fera pas disparaître le jeu de facteurs répulsifs et attractifs (les « push and pull factors ») à l’origine de ces flux, avec en toile de fond une démultiplication de la population mondiale au cours des dernières décennies. La montée en puissance du vote national-populiste ne pourra annuler ce phénomène d’ampleur inégalée et de longue durée. Mais les dirigeants étatiques ne peuvent pas non plus prêcher un simple fatalisme ou bien s’inscrire dans une logique d’équilibrage des flux au niveau planétaire, entre « zones de haute pression » et « zones de basse pression ». S’ils ne prennent pas en compte les résistances au sein des populations et n’exercent pas une contre-poussée – pour à tout le moins contenir le plus grand nombre, filtrer les entrées, se donner les moyens d’assimiler et ne pas simplement subir -, ces classes dirigeantes ouvriront la voie à des démagogues, à nos risques et périls.
Il faut bien comprendre par ailleurs qu’il n’y a pas à proprement parler « une » politique migratoire européenne, conçue et imposée depuis le sommet. La Commission européenne ne fait que proposer et n’a guère les moyens d’imposer ses préférences. En dernière analyse, la décision appartient aux chefs d’Etat et de gouvernement, réunis au sein du Conseil européen. Si, jusqu’alors, une certaine permissivité l’a emporté au niveau européen, c’est du fait des rapports de force politiques au sein des Etats membres, avec leurs prolongements au sein des instances européennes, sous la forme d’arbitrages entre les positions des uns et des autres. Jusqu’à ces dernières années, le refus d’une immigration supplémentaire peinait à se faire entendre dans nombre de pays, et les pays d’Europe centrale et orientale, à l’avant-pointe de ces question aujourd’hui, ne se sentaient pas encore véritablement concernés. Aussi la question ne s’était-elle pas imposée au niveau de l’Union européenne. Notons à ce propos que nombre de ceux qui, aujourd’hui, sont en première ligne pour dénoncer l’immigration étaient parfois fort discrets quelques années plus tôt. Cela est observable tant dans la sphère personnelle que sur la scène politique. C’est la « crise des migrants », provoquée par la guerre en Syrie, qui aura constitué un accélérateur, avec une prise de conscience soudaine que les frontières européennes avaient cédé sous le nombre et la pression morale. Cette crise explique aussi en partie le « Brexit », bien des Britanniques ayant le sentiment qu’il n’y avait pas d’autres possibilités que de se retrancher sur son archipel.
Quant à l’Italie, il faut bien constater que les forces qui se posent en alternative – qu’il s’agisse du « Mouvement 5 étoiles », de la Ligue du Nord ou des différentes émanations et sous-produits de l’ancien MSI – ne brillent pas par leur capacité à assurer la relève et à redresser le pays. Ils sont tout autant sinon plus concernés par la corruption et l’impéritie des élites tant dénoncées par ailleurs. A l’évidence, il ne suffit pas de parler de la décadence pour y échapper. Les pires aspects de la politique qui, trop souvent, se révèle être un sport d’aristocrates pratiqué par des voyous (au contraire du rugby), semblent se concentrer sur les marges de l’« arc constitutionnel », pour reprendre une expression italienne. Si, un peu partout en Europe, ces mouvements jouent sur le réflexe patriotique et instrumentalisent les symboles nationaux, ils sont dépourvus d’une véritable vision du monde, sans archétypes ou « grande morale » susceptibles d’inspirer une action rectificatrice. Et leur pratique se révèle souvent pire encore que celle des forces institutionnelles. Enfin, ces mouvements se révèlent aisément manipulables par des puissances extérieures et se prêtent volontiers au rôle de figurant dans un décor Potemkine. A bien des égards, certains de ces mouvements rappellent les anciens partis communistes, leurs fonction tribunicienne et leurs allégeances extérieures, la foi millénariste en moins toutefois.