Contenir la Chine · Un enjeu géopolitique et civilisationnel

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 janvier 2018 • Analyse •


La civilisation chinoise bénéficie dans l’imaginaire occidental d’une image excessivement positive dont tire profit le régime pour présenter à l’extérieur une vision lénifiante de son action actuelle et future sur le monde. Il convient d’abandonner cette vision complaisante et de prendre conscience de l’enjeu civilisationnel que représente l’émergence de la Chine.


La fascination du monde occidental pour la Chine, voire la sinolâtrie, n’est pas chose nouvelle. Coutumier dans l’Europe des Lumières, l’éloge de l’« Empire du Milieu » et de maître Kong (Confucius) était également le moyen de critiquer la monarchie absolue, l’Église catholique et l’anthropologie chrétienne. Au siècle suivant, les États-Unis, engagés sur la « grande frontière » du Pacifique, étaient aimantés par la Chine et ses promesses. Au-delà du fabuleux marché économique vanté par les tenants des thèses impérialistes, nombreux étaient ceux qui voyaient en la Chine la possibilité d’une autre Amérique, dotée par le confucianisme d’une solide personnalité morale et animée par le pragmatisme. Par la suite, la révolution de 1911 et la proclamation par Sun-Yat-sen de la République de Chine renforcèrent le courant de sympathie et les spéculations géopolitiques sur l’avenir de ce pays. D’un siècle à l’autre, la Chine incarnait le « regard du dehors », une manière pour l’Occident de se mettre en scène et, simultanément, d’exercer son esprit critique sur lui-même. En va-t-il autrement de nos jours ? Nombre de discours sur la Chine, lorsqu’ils dépassent les considérations économiques, consistent à projeter sur cette masse les catégories occidentales. Jusqu’il y a peu encore, on expliquait que l’ouverture économique chinoise et la montée des classes moyennes iraient inévitablement dans le sens de la libéralisation politique. Voilà quelques mois, les dirigeants de l’Union européenne et de ses États membres, tout à leur passion anti-Trump, dressaient l’éloge de Xi Jinping, campé en champions du libre-échange, de la globalisation et de la diplomatie climatique. S’il existe d’excellents connaisseurs de la Chine, ils semblent rétifs à sortir de leurs spécialités réciproques. Il manque une synthèse hardie qui pose les problèmes induits par l’auto-affirmation de Pékin sur le grand théâtre du monde. Impolitique ? Légitime souci de préserver ses accès aux réseaux de pouvoir, afin de mener son travail de recherche ? Ou bien effet de saturation provoqué par le déploiement d’énergies titanesques? Quoi qu’il en soit, il faut sauver les phénomènes et rendre compte de ce qu’est la Chine, sur le plan des héritages historiques et dans la configuration géopolitique actuelle, afin de prendre la mesure des risques et menaces.

 

Une vision complaisante de l’histoire chinoise

La propagande du régime, mais aussi une certaine sinophilie ont répandu l’idée selon laquelle la Chine éternelle serait par nature stable et pacifique ; l’Empire du Milieu étant censé n’avoir mené ni guerres de conquête, ni colonisé et remanié les équilibres démographiques de territoires acquis par la force armée. Présumée rassurante quant à la perspective d’une future domination chinoise, cette vision des choses imprègne une partie des analyses politiques relatives à la République populaire de Chine (RPC). Il s’agit là d’une forgerie, la « Chine des dix-huit provinces (1) », selon l’appellation traditionnelle, ne représentant que le cinquième du territoire qui correspond aujourd’hui à la RPC. Sur la longue durée, l’histoire de la Chine est celle de l’expansion du peuplement Han à travers la guerre, la colonisation agraire et le phagocytage de peuples autochtones. Cet État-civilisation a pris forme autour de Xian, dans le bassin du Fleuve Jaune (le Huang He), au IIe millénaire avant Jésus Christ. Après une succession de dynasties, puis de guerres entre les royaumes combattants (475-221 av. J.-C.), l’empereur Qin unifie l’espace chinois (2) (221 av. J.-C.). Depuis le noyau géohistorique du peuplement Han, les conquêtes territoriales sont opérées en aval du Fleuve Jaune et dans les plaines septentrionales. Elles sont ensuite tournées vers le sud, en Asie des Moussons, jusqu’à buter sur la résistance et l’opiniâtreté des habitants du Viêt-Nam. Puis les conquêtes se portent vers la Haute-Asie et le Turkestan, espaces de confrontation avec les peuples locaux, indo-européens d’abord (Scythes, Tokhariens et Sogdiens), tibéto-birmans et turco-musulmans ensuite. C’est ainsi que Mongols, Ouïghours et Tibétains ont été progressivement subjugués. Quant aux peuples de la périphérie, ils sont réputés barbares (yi) et réduits à l’état de tributaires ou considérés comme tels. En vérité, rien de scandaleux au regard de l’histoire des peuples et des civilisations, mais il reste que la vision lénifiante du devenir historique de la Chine, véhiculée par la sinophilie, est une contre-vérité. Si la permanence de l’État-civilisation chinois, à travers un processus de décomposition-recomposition, constitue bien une singularité historique, c’est dans le cadre de frontières mobiles et conquérantes, certainement pas définies de toute éternité.

De fait, l’Empire chinois a imposé sa primauté en Asie de l’Est, sur ses contours et jusque dans les profondeurs du continent. L’appellation d’empire lui est d’ailleurs conférée par les Occidentaux, à la recherche du terme adéquat pour dénommer les formations politiques prémodernes qu’ils rencontrent dans leur entreprise d’arraisonnement du monde, des Grandes Découvertes au premier tiers du XXe siècle. Le « Pays du milieu » (Zhongguo) ou encore la « Fleur du milieu » (Zhonguua), i.e. la Chine, est au cœur d’une constellation de royaumes, principautés et peuples tributaires ; l’ensemble formant un système géopolitique de type centre/périphérie. Partant de ce fait indéniable, d’aucuns expliquent que l’hypothétique accès de la Chine au premier rang mondial, voire sa transformation en « superpuissance », ne serait que le retour du même. Initiés par Angus Maddison, les travaux de statistiques historiques de longue durée laissent penser qu’en 1700, la Chine représentait 23 % de la population humaine et 22 % de la production mondiale de richesses. Si l’on extrapole à partir des chiffres présents (PIB de la Chine et taux de croissance économique), elle ne ferait donc que retrouver son rang de première puissance mondiale. Il semble que l’on confonde ici l’effet de taille et la puissance, définie comme la capacité à imposer sa volonté à d’autres acteurs internationaux. La population chinoise de l’époque était pour l’essentiel composée de paysans réduits à l’autoconsommation. Le surplus n’était pas suffisant pour financer une grande politique de puissance, sans parler du retard scientifique et technique. En l’occurrence, le PIB par habitant semble un meilleur indicateur. Déjà supérieur dans l’Europe du Nord-Ouest aux alentours de 1500, il l’est de moitié un siècle plus tard. Et l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, au moment où le roi George III envoie Lord Macartney en ambassade, a beau être moins « lourde » que l’Empire du Milieu, l’innovation, le dynamisme et l’allant sont de son côté : elle est destinée à l’emporter. En d’autres termes, le poids et la pesée globale ne sont pas la puissance, et la primauté historique de la Chine s’exerçait sur le seul théâtre asiatique. Encore la suzeraineté exercée sur certains États tributaires était-elle plus théorique qu’effective.

On peut spéculer à l’infini sur ce que la menée à terme des expéditions maritimes de l’amiral Zheng He aurait pu produire (sept expéditions de 1405 à 1433), la Chine des eunuques et des mandarins s’est bel et bien rétractée sur sa base continentale : les contacts avec l’étranger ont été interdits, la flotte ainsi que les plans des gigantesques jonques de l’amiral eunuque ont été détruits, et l’Empire du Milieu s’est immobilisé dans une longue torpeur. Au vrai, une percée de la Chine dans l’océan Indien n’aurait pas été un événement comparable à la découverte de l’Amérique, réalisée quelques décennies plus tard. De longue date, la Chine, l’Inde et le golfe Persique étaient déjà interconnectés dans le cadre d’une « proto-globalisation » sur laquelle l’Histoire dite « globale » appelle l’attention. Certains des représentants de cette école historiographique, dont on ne voit pas toujours le véritable apport au regard de la géohistoire d’un Fernand Braudel ou de l’histoire sérielle de Pierre Chaunu, ne sont d’ailleurs guère convaincants lorsqu’ils s’efforcent d’expliquer que la prééminence de l’Angleterre sur la Chine, plus largement de l’Occident sur l’Asie, résulterait uniquement d’un grand hasard géologique (le charbon de la Vieille Europe) et d’une politique de la canonnière (3). Le hasard n’est pas un principe explicatif et l’on peut penser que cette « histoire globale » de facture matérialiste – qui considère les formes mentales, les idées et les facteurs spirituels comme des superstructures idéologiques -, manque son objet. D’autre part, si la force joue un rôle évident dans les rapports entre les unités politiques, il reste à expliquer une telle « dénivellation énergétique » entre les nations occidentales et ce vaste empire asiatique. Cela dit, l’« histoire globale » est en phase avec les ressentiments historiques et la volonté de revanche de Chinois prompts à rappeler les guerres de l’opium (1839-1842, 1858-1860), les « traités inégaux » qui s’ensuivent, le sac du Palais d’Eté (18 octobre 1860) et les pertes territoriales (pertes sèches comme les « provinces maritimes », au bénéfice de la Russie, ou concessions temporaires à Shanghaï et dans d’autres ports). Si fait. Rappelons cependant que durant de longs siècles, les « traités inégaux » furent la règle dans les rapports entre l’Empire du Milieu et ses périphéries tributaires, sans parler des conquêtes et des destructions occasionnées (4). A Pékin ou Shanghaï, s’en indigne-t-on a posteriori? Non pas. Quant aux Occidentaux, sinophiles ou autres, qu’ils se gardent de sous-évaluer la force des passions tristes, attisées plus qu’apaisées par un exercice déplacé de repentance historique.

Trois « points aveugles » dans la perception de la Chine

Sur le plan géopolitique, trois grands problèmes, révélateurs de la manière dont le pouvoir chinois s’exerce, avec ses « dommages collatéraux » et ses répercussions, doivent être envisagés : les menaces sur la République de Chine (Taïwan), la domination exercée sur le Tibet et les Tibétains, celle qui s’appesantit sur le Sin-Kiang (Xinjiang) et les Ouïghours. Si elles n’ont pas été toujours négligées, ces questions – signes des temps – sont en passe de devenir des « points aveugles », tant les capitales occidentales rechignent à chagriner Pékin. La République de Chine comprend l’île de Taïwan, les Pescadores,  les archipels Quemoy et Matsu ainsi que Taiping. De part et d’autre du détroit de Formose, la disproportion est énorme : 36  000 km² et 23 millions d’habitants pour la République de Chine ; 9,6 millions km² et 1,375 milliard d’habitants pour la RPC. La République de Chine est proclamée après la révolution de 1911 alors que la RPC procède de la victoire de Mao Zedong et du Parti communiste chinois sur Tchang Kaï-chek et le Kuomintang (le parti nationaliste chinois fondé par Sun Yat Sen, le « père de la Chine moderne »). Le conflit géopolitique entre les deux États a donc pour origine la guerre civile entre nationalistes et communistes. En 1949, les armées de Tchang Kaï-chek et deux millions de continentaux évacuent la Chine continentale pour se réfugier dans l’île de Taïwan (sous occupation japonaise entre 1895 et 1945) et y perpétuer la République de Chine. Jusqu’en 1971, elle est considérée comme la seule Chine officielle et dispose d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Sous la protection militaire des États-Unis, maintenue après la reconnaissance diplomatique de la RPC (5) (1979), la dictature modernisatrice de Tchang Kaï-chek conduit une politique de développement. Après sa disparition (1975), le régime se libéralise progressivement, montrant ainsi que la « démocratie de marché » peut s’implanter à l’extérieur de la sphère occidentale. Avec le temps, une part grandissante des Taïwanais a pris ses distances avec la théorie d’« une seule Chine » et songe à une indépendance de jure (position défendue par le Parti démocratique progressiste). En mars 2005, Pékin adopte une « loi anti-sécession » qui fait d’une éventuelle déclaration d’indépendance un casus belli. Année après année, la RPC se donne les moyens de contrer la protection militaire américaine accordée à Taïwan. En dépit du caractère despotique de la RPC et du fait que Taïwan, qui n’a appartenu à la sphère chinoise que temporairement et partiellement (6), suit son propre chemin, les pays européens se gardent de contrarier Pékin, misant sur la perpétuation du statu quo. Pourtant, la RPC est bien plus sûre d’elle-même et dominatrice qu’en 1996, quand les deux porte-avions américains l’avaient dissuadée de tout aventurisme dans le détroit de Formose. On ne pourra éluder cette question.

A l’inverse de Taïwan, la cause du Tibet a longtemps suscité un certain engouement dans une partie des opinions publiques occidentales, plus encore après la remise du Prix Nobel de la Paix au Dalaï-lama, en décembre 1989, alors que l’idée d’une fin libéral-démocrate de l’Histoire semblait devoir s’imposer au monde, malgré les massacres de la place Tienanmen, six mois plus tôt. Aussi les gouvernements occidentaux ont-ils volontiers soutenu l’idée d’un Tibet autonome, au sein d’une RPC où, en sus des libertés fondamentales, les droits des minorités ethniques seraient pleinement respectés. En 2008 encore, au moment des Jeux olympiques de Pékin, bien des capitales occidentales n’hésitaient pas à rappeler le sort funeste des Tibétains et à accueillir le Dalaï-lama. Depuis, la pression chinoise sur les gouvernements occidentaux s’est accrue, la figure du Dalaï-lama s’efface et l’ignorance gagne. Aussi le rappel des « grandes masses » s’impose-t-il. Appréhendée sur les temps longs, l’histoire des relations sino-tibétaines n’est pas réductible à la domination immémoriale de la Chine. Il a même existé un empire tibétain qui disputait à la Chine le contrôle des routes de la soie. A l’époque du « Grand Jeu » anglo-russe en Haute Asie, le Tibet était parvenu à une forme de reconnaissance internationale, au moyen d’un traité commercial anglo-tibétain (1904), puis d’un accord diplomatique sur les frontières avec l’Empire des Indes (1914). Dans l’entre-deux-guerres, le prédécesseur de l’actuel Dalaï-lama entame une politique de modernisation. Le retournement de la conjoncture politique intervient avec la victoire de Mao Zedong. Dès 1950, l’Armée populaire de libération (APL) fait irruption sur le « Toit du Monde » et, l’année suivante, elle entre dans Lhassa pour y imposer un « Accord en 17 points ». Toutefois, les Chinois se heurtent à une vive résistance armée, avec un pic au cours de l’année 1959. Dans la nuit du 16 au 17 mars, le Dalaï-lama doit fuir Lhassa afin de se réfugier en Inde où il implante un gouvernement en exil (à Dharamsala). Depuis, le Tibet est victime d’un acharnement iconoclaste et athée principalement dirigé contre les monastères et moines bouddhistes ainsi que la langue et la culture de cet ancien peuple, submergé par la démographie des Hans. La question, faut-il le préciser, est éminemment géopolitique, le Tibet ethnique et culturel représentant environ le cinquième du territoire de la RPC. Le resserrement du contrôle chinois et le silence des gouvernements soulignent le fait que la RPC, loin de se transformer sur le modèle de l’Occident, lui impose ses propres canons.

La troisième question géopolitique porte sur le Sin-Kiang et le sort des Ouïghours qui, s’ils n’ont pas eu le même effet de séduction sur les opinions occidentales, sont aussi de grande importance. Le Sin-Kiang correspond à la partie orientale de l’ancien Turkestan, un vaste territoire (1,6 million de km²) sur lequel se répartissent quelque 10 millions d’Ouïghours, l’une de ces ethnies turco-mongoles qui, à partir des VIe et VIIe siècles après J.C., ont supplanté les anciens peuples indo-européens de la région avant d’être islamisés par les Arabes au siècle suivant, après la bataille de Talas (751). C’est bien plus tard, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, que les Chinois conquièrent le Turkestan oriental, leur Xinjiang (« Nouvelle frontière »). Les insurrections des Ouïghours, nombreuses, sont soutenues par la Russie, puis l’URSS, qui suscite une « république du Turkestan oriental », jusqu’à la victoire des communistes chinois. Dans les années 1960, Moscou appuie un parti nationaliste ouïghour ainsi que des cellules combattantes. Depuis, Pékin a renforcé son emprise sur cette région stratégique (7) en y installant des colons Hans, y compris des « soldats-laboureurs », et recrute une partie de ses policiers chez les Huis (des Hans de religion musulmane). Les Ouïghours subissent la discrimination ethnique, la répression de leur religion et diverses vexations (inspections vestimentaires à domicile ou dans la rue, taille des barbes), le refus de regarder ou d’écouter la radio-télévision d’État étant synonyme de radicalisme et de terrorisme. Depuis le 11 septembre 2001, plus encore après les émeutes du 5 juillet 2009 à Ouroumtsi (Urumqi), les différentes associations ouïghoures à l’étranger, dont le Congrès mondial des Ouïghours (Munich) et le Uyghur Human Rights Project (New York), ont été assimilées au Mouvement islamique du Turkestan oriental. Les liens tissés au sein de l’Organisation de coopération de Shanghaï servent aussi à verrouiller le Sin-Kiang (8). En réaction à cette politique répressive qui renforce la puissance d’attraction du jihadisme global, la situation s’est dégradée dans la ceinture d’oasis au sud du désert du Taklamakan. Al-Qaida et l’« État islamique » ont désormais leurs franchises ouïghoures et plusieurs attentats ont été commis. Il existe aussi une émigration clandestine, avec la Malaisie pour pivot, jusqu’en Turquie et sur le théâtre syro-irakien. Bref, la politique chinoise au Sin-Kiang contribue objectivement au djihadisme global. Confrontés à cette question géopolitique sensible, les gouvernements occidentaux se montrent discrets, tant prendre de front la « superpuissance » chinoise semble désormais inenvisageable, exception faite des États-Unis.

Sens et portée d’une « superpuissance » chinoise

A considérer la situation d’ensemble et si l’on extrapole, l’accès de la RPC au premier rang mondial constituerait un « grand renversement » géopolitique et inaugurerait une ère nouvelle. Certes, nous n’y sommes pas encore et le PIB global n’est pas le seul indicateur de puissance : le PIB par tête, la capacité à innover et à se projeter dans le futur, en partie déterminée par un climat de liberté, doivent être pris en compte. Pourtant, le déni des faits, utile peut-être au confort mental, serait contre-performant : la conjoncture chinoise est trop longue et forte pour que l’on puisse spéculer sur une crise économique ou un revers de fortune susceptible d’inverser le cycle de puissance ouvert au début des années 1980 par les réformes de Deng Xiaoping, au moment adéquat pour saisir les opportunités offertes par la « globalisation ». Le péril ne réside pas dans le fait que la future première puissance économique mondiale, en termes quantitatifs, serait simultanément un pays relativement pauvre au regard du PIB per capita (un PRI : Pays à Revenu Intermédiaire), mais dans son « léninisme de marché (9) ». La Chine et les Chinois sont placés sous la direction d’un parti léniniste qui confisque le pouvoir. La décision ultime appartient à une poignée de dirigeants qui se retrouvent au sein du bureau politique et de son Comité permanent. Le PCC (Parti communiste chinois) monopolise le pouvoir, commande l’armée, les grands combinats étatiques, les provinces, les médias et le système éducatif. Cette structure de force est étroitement solidaire d’une « économie de commande » qui n’est en rien libérale. Certains y voient la reproduction de l’ancien système impérial, avec le parti comme héritier de la classe mandarinale. Cette sublimation du « despotisme oriental » fait l’impasse sur le népotisme, la corruption et l’arbitraire qui affligent la Chine. Selon les analyses du passé, le PCC devait inévitablement conduire à plus d’ouverture et de concurrence afin de se mettre en ligne avec les évolutions sociales et franchir de nouveaux seuils. Le néo-maoïsme de Xi Jinping contredit cette philosophie de l’histoire du pauvre. Parrain de moins en moins discret d’un front de puissances révisionnistes, la RPC se pose en rivale des démocraties de marché et menace la cause de la liberté dans le monde. La dégradation de la situation à Hong Kong, nonobstant les accords avec le Royaume-Uni et le principe « un pays, deux systèmes », devrait suffire à déciller les yeux. Mais qui donc se préoccupe de Hong Kong ? Londres est aux abonnés absents (10).

L’ancien emporium britannique, Taïwan, le Tibet, voire le Sin-Kiang, ont pu focaliser l’attention, mais les esprits pusillanimes se soulageaient en affirmant qu’il s’agissait de questions géopolitiques internes. Aujourd’hui, les revendications de Pékin sur les mers de Chine du Sud et de l’Est par où transite une bonne part du commerce mondial, modifient les ordres de grandeur. Ainsi cette « Méditerranée asiatique » que constitue la mer de Chine du Sud, où la Chine populaire pratique allègrement une « politique du polder » afin d’y étendre ses eaux territoriales et zones économiques exclusives, couvre une superficie d’environ 3,5 millions de km². Qu’importe ! Les sinophiles y voient une sorte de « doctrine Monroe » et se persuadent que cette violation du droit de la mer sera sans graves conséquences (11). Mieux : selon une thèse dont il faudrait identifier l’origine et la solidité intellectuelle, le particularisme chinois et son opposition au principe même de l’universalisme feraient que Pékin n’entretiendrait pas d’ambitions globales. L’affirmation est surprenante et contredit le concept même de civilisation, chaque ensemble géoculturel de ce type prétendant ouvrir une voie vers l’Universel. Plus concrètement, l’accent mis ces dernières années sur le projet de « nouvelles routes de la soie » et sa mise en œuvre témoignent de la nouvelle réalité politique chinoise et des intentions stratégiques du régime. Lancé en 2013, ce grand programme d’infrastructures entre l’Asie et l’Europe, à travers les immensités eurasiatiques et les mers, prend forme. De prime abord, les enjeux sont logistiques et économiques, mais la carte des corridors met en évidence leur dimension géopolitique. Un premier ensemble spatial correspond aux liaisons entre la « Méditerranée asiatique », l’Asie du Sud-Est et l’océan Indien, vers le Moyen-Orient et l’Afrique orientale. Outre la place de l’Iran, considéré comme un carrefour géographique, retenons l’ouverture d’une base chinoise à Djibouti, sur la route de Suez. Un deuxième ensemble spatial est structuré par les itinéraires entre le Sin-Kiang, l’Asie centrale et la Russie, en direction de l’Europe, quitte à refouler l’influence russe de son « pré carré ». Enfin, un troisième ensemble recouvre le corridor logistique sino-pakistanais (la route du Karakorum), en direction du port pakistanais de Gwadar (financé par les Chinois) et du golfe Arabo-Persique. Non sans raisons, New-Delhi y voit une manœuvre sur les arrières, quand Chinois et Indiens sont déjà en situation de rivalité sur leurs frontières himalayennes et dans le bassin Indo-Pacifique. Plus largement, le projet chinois s’inscrit dans une vision géopolitique globale, avec en toile de fond des rivalités sino-américaines qui s’étendent au-delà de la région Asie-Pacifique. De manière ouverte, la Chine néo-maoïste de Xi Jinping prétend succéder à la longue hégémonie occidentale.

Simultanément, la masse territoriale, démographique et économique qu’incarne la RPC ainsi que les ordres de grandeur induits pas son projet politique et sa « grande stratégie » entraînent un effet de saturation des consciences, au point d’éclipser un autre géant asiatique en devenir, trop longtemps négligé par les Occidentaux : l’Union indienne. Cet effet-écran dans la sphère géopolitique correspond mutatis mutandis à ce que Roger Pol-Droit a pu nommer, sur le plan philosophique, l’« oubli de l’Inde ». Tout au plus voit-on en cette dernière un pays passé du non-alignement à l’alliance russe, membre des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), bref aligné sur des positions anti-occidentales et situé dans l’ombre de la RPC, sans intérêt décisif pour notre avenir. Or l’hostilité permanente entre la RPC et l’Inde, du fait d’importants conflits territoriaux et de l’étroite alliance entre Pékin et Islamabad, limite la portée de ces forums, dépourvus de réelle substance. Avant que les pays d’Asie de l’Est et leurs alliés occidentaux soient eux-mêmes confrontés aux revendications territoriales et maritimes de la Chine populaire, l’Inde a dû faire face aux ambitions de Pékin. Si elle l’a emporté dans les quatre guerres qui l’ont opposée au Pakistan (1947, 1965, 1971, 1999), son armée a été battue lors de la guerre sino-indienne de 1962, les troupes chinoises traversant la ligne McMahon pour prendre position sur le piémont himalayen, en surplomb du Brahmapoutre (12). Au cours de l’été 2017, les deux pays se sont encore opposés au sujet du plateau de Doklam, à l’ouest du Bhoutan. Parallèlement, Pékin a permis au Pakistan d’accéder à l’arme nucléaire, a soutenu la position d’Islamabad dans la question du Cachemire et renforcé cette alliance de revers. Le vaste projet chinois des « nouvelles routes de la soie » évoqué précédemment donne une impulsion majeure à la stratégie du « collier de perles » dans l’océan Indien (un réseau de bases et de points d’appui chinois depuis l’Asie du Sud-Est jusqu’au golfe Arabo-Persique et Djibouti), au point de contester le rôle de New Delhi dans l’« Indian Lake ». Parallèlement, l’ouverture d’un corridor logistique à travers le Pakistan, jusqu’au port de Gwadar prend l’allure d’une stratégie d’encerclement de l’Inde. A cela il faut ajouter l’absence de condamnation chinoise, ferme et explicite, du terrorisme de mouvements islamistes soutenus à différents degrés par l’« État profond » pakistanais, au nom de la lutte pour le rattachement de la partie du Cachemire qui échappe à Islamabad. En retour, la situation géopolitique ouvre des perspectives aux puissances occidentales. Outre le Japon et la Corée du Sud, liés à l’OTAN au moyen de « partenariats globaux », l’Inde devrait être sollicitée avec plus de force et de volonté, afin de l’intégrer dans cet « arc des démocraties », à peine esquissé, du bassin Indo-Pacifique. En vérité, le projet indo-japonais de « routes de la liberté » va en ce sens.

En conclusion

Au total, la montée en puissance de la Chine populaire et ses conséquences extérieures, plus encore dans les années à venir, auront d’importants effets sur le système international, sous la menace d’une rupture d’équilibre. On ne peut d’ailleurs comprendre la « grande stratégie » américaine des années 2000 sans intégrer le facteur « Chine » dans la grille de lecture. Au-delà de la « guerre contre la terreur » (la « Global War on Terror ») et le projet de démocratisation du « Grand Moyen-Orient » (le « Greater Middle East »), l’idée directrice consistait à agir, à frapper et à « mettre en forme » le monde, avant que l’émergence de la RPC ne produise tous ses effets. En d’autres termes, il s’agissait de refonder l’hégémonie occidentale et d’unifier le monde, sous le drapeau des droits de l’homme et du libre-échange, avec les États-Unis comme « stabilisateur hégémonique » planétaire. Le recul historique est suffisant pour estimer que cette stratégie globale a échoué, ce qui ne signifie pas qu’il faille jeter le manche après la cognée. Les puissances occidentales s’épuisent à lutter contre le jihadisme global et ses ramifications, sans qu’un retrait de cette lutte multiforme soit envisageable, car ce n’est pas nous qui désignons l’ennemi : c’est l’ennemi qui nous désigne comme tel. Pendant que les États-Unis et leurs alliés combattent, en Afghanistan et sur le théâtre syro-irakien, tout en devant anticiper les conséquences de la domination russo-iranienne sur le nord du Moyen-Orient, la RPC met en place de nouveaux axes de puissance. Faute d’avoir pu transformer ce pays pendant la fenêtre d’opportunité des années 1990-2000, celui-ci est en passe de nous transformer (autocensure et occultation des questions qui fâchent, en Europe plus particulièrement).

En introduction, nous parlions de la sous-évaluation du fait massif que représente l’émergence de la Chine et de ses conséquences internationales. Au vrai, le propos doit être nuancé. La récente vogue de l’expression de « piège de Thucydide », forgée par Graham Allison pour désigner une situation d’affrontement dans laquelle la puissance régnante est remise en cause par une puissance ascendante, est significative d’une prise de conscience des enjeux (13). Il importe cependant d’aller plus loin que des conseils de modération destinés à briser une spirale entre la démesure (l’« hubris ») du « challenger » et la peur (« phobos ») du « status quo power ». Le défi n’est pas limité à la redistribution de la puissance, avec quelques aménagements raisonnables. La vitalité du « despotisme oriental », le regroupement sous sa direction d’un front de puissances révisionnistes et la mobilisation d’énergies titanesques signifieraient une bascule dans un monde chaotique dont les errances remettraient en cause les fondements mêmes de la civilisation occidentale qui déjà vacille sur ses bases. La perspective ravira les « déconstructeurs », persuadés que les Occidentaux ne valent pas mieux que les autres (voire moins), mais l’« orientalisation » du monde (14) aurait des répercussions gravissimes sur la paix, la prospérité et la liberté des sociétés occidentales. Aussi serait-il illusoire de penser que les États européens pourraient se soustraire à ce défi, tout en bénéficiant des investissements des compagnies étatiques ou para-étatiques de la RPC. En préalable à la constitution d’un front géopolitique occidental, avec coordination des politiques chinoises menées de part et d’autre de l’Atlantique, il est urgent d’envisager le pire, afin qu’il n’advienne pas : « Memento audere semper» (« Souviens-toi d’essayer toujours »).

 

Notes •

(1) Le cœur historique et géopolitique de la Chine correspond à un ensemble de 2.000 km du nord au sud et de 1.500 km d’est en ouest. Il regroupe une large part de la population chinoise dont les neuf dixièmes sont concentrés dans la partie orientale, sur les deux cinquièmes du territoire de la RPC.

(2) Le contexte dans lequel s’inscrit l’Art de la guerre, de Sun Zu, est celui des « royaumes combattants ». Quant à l’empereur Qin, qui a donné son nom au « pays des Sères » (dénomination gréco-romaine de la Chine), la découverte de son tombeau à Xian, en 1974, avec les 7.000 cavaliers et fantassins de terre cuite qu’il contient, donne idée de sa puissance.

(3) Cf. Kenneth Pomeranz, Une grande divergence : la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010.

(4) Sans remonter dans le lointain passé et transformer l’histoire en procès, rappelons que la répression du soulèvement tibétain, en 1959, a tué entre 2.000 et 10.000 personnes à Lhassa (sur une population de 40.000 âmes). Ensuite, 70.000 Tibétains ont été envoyés au Laogaï (les camps de concentration) et 80.000 ont fui en Inde. Des milliers de monastères ont été systématiquement pillés et détruits (des quantités énormes de précieuses reliques sont entreposées dans la Cité interdite). Entre 1950 et 1975, plus d’un million de Tibétains auraient perdu la vie du fait de l’oppression chinoise. Par ailleurs, on rappellera l’impasse totale sur les millions de victimes du maoïsme, alors que Pékin ne cesse d’appeler le Japon à remplir son « devoir de mémoire » (cf. le massacre de Nankin, 1937).

(5) Cf. le Taiwan Relations Act adopté par le Congrès des États-Unis, le 10 avril 1979. La vente d’armes américaines à Taipeh provoque régulièrement des crises diplomatiques entre Pékin et Washington.

(6) L’île est peuplée d’Aborigènes malayo-polynésiens et l’immigration chinoise n’intervient qu’après le passage des Portugais, au XVIe siècle, qui lui donnent le nom de « Formosa », la présence plus substantielle des Espagnol puis celle des Hollandais. La dynastie mandchoue qui gouverne la Chine la conquiert, en 1684, mais contrôle uniquement la partie occidentale de Formose qui, de 1895 à 1945, est sous la souveraineté du Japon (d’où une profonde empreinte culturelle).

(7) La région représente près du tiers des réserves chinoises d’hydrocarbures, des mines de charbon et d’uranium sur lesquelles une puissante sidérurgie s’est développée. De nombreux essais nucléaires ont été menés sur le site de Lob Nor. Enfin, le Sin-Kiang constituait une zone tampon avec l’URSS.

(8) De l’Asie centrale jusqu’en Turquie, il existe une diaspora ouïghoure avec des prolongements jusqu’en Europe et en Amérique du Nord.

(9) Une sorte de « NEP » (« Nouvelle économie politique ») à la chinoise, qui combine parti-État et une certaine privatisation de l’économie. Encore qu’il faille y regarder de plus près, la place accordée au marché étant limitée et n’impliquant aucune réciprocité dans les échanges internationaux..

(10) Le Royaume-Uni est empêtré dans le Brexit et, soucieux de négocier un hypothétique accord de libre-échange avec la RPC, se garde de contrarier Pékin. Vingt ans après sa signature, l’accord de rétrocession de Hong-Kong, signé en 1997, est violé par la RPC qui a entrepris de mettre au pas Hong-Kong et viole ses droits et libertés. Les analyses les plus pessimistes sont confirmées a posteriori et Chris Patten, dernier gouverneur de Hong-Kong, tempête contre le gouvernement de Theresa May.

(11) Cf. Amiral Denis Bertrand (entretien avec Nathalie Guibert), « Si la liberté de navigation est bafouée en mer de Chine, elle le sera partout », Le Monde, 31 octobre 2017. En 2016, dans un verdict sans équivoque, la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye a estimé, que la RPC n’a pas de «droits historiques» sur la majorité des eaux stratégiques de la mer de Chine du Sud. La CPA a jugé illégales certaines actions de la République populaire dans la région et affirme qu’elle a «aggravé la dispute» par ses activités sur les îles contestées, tout en ayant porté atteinte à l’environnement. Pékin a rejeté l’arbitrage réaffirmant ses « droits historiques » en mer de Chine du Sud et sa souveraineté sur les îles Paracels et Spratleys.

(12) Certes, la boucle du Brahmapoutre et la région de l’Assam ont ensuite été évacuées, mais la Chine a agi autrement sur les confins occidentaux de la Line of Actual Control où l’Aksai Chin, un morceau du Cachemire, a été formellement annexé. Depuis, New Delhi revendique ce territoire et, en retour, Pékin conteste la présence de l’Arunachal Pradesh dans l’Union Indienne.

(13) Cf. Graham Allison, Destined for War: Can America and China Escape Thucydide’s Trap, Scribe, London, 2017.

(14) Cf. Gideon Rachman, Easternisation – War and Peace in the Asian Century, The Bodley Head London, 2016.