Avril-Mai 2018 • Analyse •
Les relations diplomatiques entre la France et la Russie sont encombrées de références mal comprises à « l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural » ou de considérations générales sur une amitié éternelle dont on ne trouve guère trace dans l’histoire proche ou lointaine. Ainsi l’élection d’Emmanuel Macron était-elle censée fermer la malheureuse parenthèse de François Hollande, son mentor et prédécesseur. En fait, on lui prêtait beaucoup. Quand ses rivaux occupaient sans complexe le « créneau », le candidat Macron se montrait plutôt évasif et discret, jusqu’à ce que plusieurs médias russes interfèrent dans sa campagne. Depuis, sa diplomatie se heurte au révisionnisme géopolitique prôné et pratiqué par Vladimir Poutine. Ce retour du même a pour vertu de clarifier le débat.
Les équivoques du « gaullo-mitterrandisme »
L’équivoque initiale vient de l’hommage rendu au « gaullo-mitterrandisme » dans l’entre-deux-tours puis, une fois élu, lors d’un entretien accordé à sept grands journaux européens (22 juin 2017). En règle générale, il faut se méfier des traits d’union et de la prétention à conceptualiser un ensemble hétérogène au moyen d’un double adjectif. Présentement, le « gaullo-mitterrandisme » se révèle être flatus vocis.
Ses promoteurs entendent ainsi désigner la volonté de mener une politique d’indépendance nationale dont la dramaturgie entre les tenants de la realpolitik, i.e. les « gaullo-mitterrandistes », supposés lucides, et les « néo-conservateurs », doctrinaires et interventionnistes, censés avoir dominé les présidences de Nicolas Sarkozy et François Hollande. Au vrai, il est difficile de voir le lien entre la politique étrangère française des dix dernières années et le néo-conservatisme, ce courant intellectuel américain né dans les années 1970, en opposition au relativisme philosophique, à la contre-culture et à la New Left.
Toujours est-il que les « gaullo-mitterrandistes » ont interprété les propos d’Emmanuel Macron comme le signe d’un dégel franco-russe, voire même d’un « pivot » de la France vers l’Eurasie, au mépris des solidarités occidentales. En fait, le premier entretien téléphonique entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, le 18 mai 2017, au cours duquel le Kremlin a souligné « la volonté mutuelle de développer les relations russo-françaises traditionnellement amicales dans les domaines politique, économique et culturel », ne pouvait occulter une tout autre réalité. Lors de cette campagne, le président russe avait jeté son dévolu sur François Fillon puis Marine Le Pen, ces deux candidats ayant pris position en faveur de la levée des sanctions prises au sein de l’Union européenne, après le rattachement manu militari de la Crimée et le déclenchement d’une guerre hybride au Donbass (2014).
Au fil des semaines, on sait qu’Emmanuel Macron fut moqué, vilipendé et calomnié par les propagandistes de Moscou, avec le support des médias russes. Portée sur la scène publique, l’affaire eut d’autant plus de retentissement qu’elle intervenait après la révélation d’ingérences et de manipulations politico-médiatiques russes dans le référendum britannique sur le Brexit et dans la campagne présidentielle américaine. Le dénigrement systématique d’Emmanuel Macron sur les ondes russes, dans un pays où les médias sont placés sous le contrôle de l’État, se poursuivit après le second tour de l’élection présidentielle. Tantôt, le nouveau chef de l’État était présenté comme l’arrivée à maturité d’une conspiration de longue date de la dynastie des Rothschild, tantôt comme celui d’une « révolution de couleur ».
L’impossible « reset »
Dans un tel contexte, les relations d’État à État reposant sur des relations d’homme à homme, il était difficile d’imaginer un nouveau « reset », comparable à ce qui s’était produit quelques semaines après l’invasion russe de la Géorgie (août 2008). Contrairement aux attentes des « gaullo-mitterrandistes », l’invitation de Vladimir Poutine au Grand Trianon, à Versailles, le jour de l’inauguration de l’exposition sur Pierre le Grand (29 mai 2017), n’aura pas permis un quelconque « dialogue » sur l’Ukraine, la sécurité européenne et la Russie.
En France comme à l’étranger, le spectateur aura surtout retenu la dénonciation claire et univoque par le président français des médias russes impliqués dans la campagne de calomnies ainsi que le visage furibond de Vladimir Poutine. Nécessaire mise à plat avant de repartir sur de bonnes bases ? Comme sous François Hollande, la diplomatie française s’est ensuite employée à trouver un terrain d’entente avec la Russie sur les questions les plus sensibles, qu’il s’agisse de l’Ukraine, de la sécurité européenne en général ou de la Syrie. Alors que Russes et Syriens violaient la trêve humanitaire votée par l’ONU en Syrie (25 février 2018), Jean-Yves Le Drian, omniprésent ministre des Affaires étrangères au fait des réalités, se rendait à Moscou où il feignait de croire que le problème venait des groupes rebelles de la Ghouta orientale. Sans aucun succès sur le terrain.
Se poser en « puissance d’équilibre » qui « parle à tout le monde » ne suffirait-il donc pas à la tâche ? Le savoir-faire du nouveau président serait-il donc en cause ? Il semble plutôt qu’il faille considérer Vladimir Poutine non pas comme un « homme-effet », ne faisant que réagir aux initiatives des dirigeants occidentaux, mais comme un « homme-cause » menant une politique déterminée, portée par une stratégie totale (une « grande stratégie »). De facture revancharde et révisionniste, la politique du Kremlin a pour triple objectif l’extension des frontières russes, la satellisation des États voisins (l’« étranger proche ») et la reconstitution d’une force d’opposition à l’Occident. Pour ce faire, le Kremlin est intervenu en Syrie, en alliance avec le régime de Téhéran et au péril d’un futur conflit irano-israélien. À l’échelon mondial, il prétend nouer une alliance avec la Chine populaire, l’adversaire stratégique des États-Unis et de leurs alliés dans la zone Indo-Pacifique. Cette grande stratégie pose la Russie en « État perturbateur » qui menace les fondements juridiques et moraux de l’ordre international public. Plus particulièrement, le slogan d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural » voile une entreprise de subversion des instances euro-atlantiques, piliers géopolitiques du Vieux Continent.
Pour conclure
In fine, la diplomatie Macron ou plutôt les attentes projetées par certains sur la politique étrangère du nouveau président sont confrontées à un sujet politique autonome qui entend « tournebouler » les équilibres mondiaux. Du point de vue de Vladimir Poutine, nostalgique de la période Brejnev, il s’agit de prendre sa revanche sur le « moment » 1989-1991, à savoir la désintégration du bloc soviétique et la dislocation de l’URSS. En cela, il n’est pas exagéré de parler d’une nouvelle guerre froide. Du reste, après une longue période de déni freudien, trop systématique pour ne pas être suspect, l’expression semble enfin s’imposer. Face aux risques et menaces induits par la politique russe, la diplomatie Macron ne saurait se contenter d’invoquer « saint Socrate » et les vertus du dialogue.
La France n’est donc pas « ailleurs » et elle se révèle solidaire de ses alliés et partenaires, membres de l’OTAN et de l’Union européenne. Avec son accord, les sanctions sont régulièrement reconduites et la réponse diplomatique qui a suivi l’« affaire Skripal » (mars 2018), s’inscrit dans cette logique. Au-delà, il faudrait enfin prendre conscience des dissonances cognitives qui caractérisent le débat sur la politique étrangère française. Étroitement liée à ces « Anglo-Saxons » si souvent incriminés, la France est un pays clef du concert euro-atlantique. Son rang, sa place et son rôle dans le monde reposent sur ses capacités propres, certes, mais aussi sur ses connexions diplomatico-militaires avec Londres et Washington. Et ce de longue date. Les complaisances rhétoriques à l’égard de la Russie ont trop longtemps occulté cette vérité.