13 juin 2018 • Entretien •
La France a fait son entrée sur le podium mondial des ventes d’armes en 2017. Avec 5,2 milliards de dollars de livraisons, la France se situe à la troisième place mondiale, derrière les Etats-Unis (26,9 milliards de dollars), et la Russie (7,2 milliards). Quels sont les facteurs qui expliquent cette progression ?
De longue date, la France est un grand vendeur d’armes, mais il est vrai que la progression des dernières années est forte et significative. Si l’on compare la période 2013-2017 à celle de 2008-2012, la part de la France dans le marché mondial est passée de 5,8% à 6,7% (source : SIPRI/Stockholm). Aussi est-elle désormais devant la Chine et l’Allemagne, cette dernière connaissant un assez net recul de ses ventes (les « pudeurs » du Bundestag sur la scène internationale n’aident pas les industriels allemands). Bien entendu, les Etats-Unis sont très loin devant, en valeur absolue comme en valeur relative (34% du marché mondial). La part de marché de la Russie est conséquente (21%) mais, en dépit du tapage autour des ventes de S-400, ses ventes d’armes ont reculé entre 2013 et 2017. Il est vrai que l’augmentation des dépenses militaires russes ont accru les ventes d’armes sur le marché domestique. Par ailleurs, la publicité faite autour de l’intervention militaire en Syrie, à défaut de produire tous les effets politico-diplomatiques escomptés, aura ses prolongements sur le plan des ventes d’armes. Outre la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite pourraient acheter des S-400. Cela dit, Riyad a menacé d’intervenir militairement contre le Qatar si ce dernier procédait à une telle acquisition. L’affaire est compliquée.
En net contraste avec l’absence de résultats de la présidence Sarkozy (2007-2012) sur ce plan, la progression des ventes d’armes françaises est à mettre à l’actif de François Hollande (2012-2017). En la matière, il y aura bien eu une « inversion de la courbe ». De prime abord, il importe de prendre en compte la toile de fond : une progression très forte des ventes d’armes dans le monde, sans équivalent depuis la fin de la Guerre Froide. Plutôt que de privilégier le coup d’éclat, François Hollande a confié le soin à son ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, de bien étudier les besoins des acheteurs potentiels et de privilégier des partenariats de long terme, en cohérence avec la politique étrangère de la France. La fermeté de Paris dans la question syrienne, manifeste au moment où Barack Obama renonçait à faire respecter « sa » ligne rouge sur les armes chimiques, ou encore dans la crise nucléaire iranienne, auront porté leurs fruits dans le domaine des ventes d’armes aux pays de la région (Egypte, Qatar, Etats du Golfe Arabo-Persique en général). La France, comme ses alliés occidentaux (ses concurrents en matière de ventes d’armes), est très engagée au Moyen-Orient. La Russie est plus présente en Asie (Inde, Chine, Vietnam), mais cherche à percer au Moyen-Orient.
Bien que la France constitue un allié majeur face aux tensions géopolitiques, doit-elle craindre la progression des Chinois en la matière ainsi que des Russes ?
Le cas de la Russie et ses perspectives militaro-industrielles ont été évoqués plus haut. Il faudra donc que la France soit attentive au Moyen-Orient et que sa politique étrangère conserve une certaine cohérence. Comment entretenir de solides partenariats de défense et maintenir ses parts de marché au Moyen-Orient sans prendre en compte les intérêts de sécurité de ses alliés régionaux ? On songe ici à la question du nucléaire iranien et à la menace de l’expansionnisme irano-chiite dans toute cette région, entre golfe Arabo-Persique et Méditerranée. Si la France négligeait l’alignement géopolitique d’Israël et des régimes arabes sunnites, sa diplomatie régionale pourrait s’affaisser, avec des conséquences en matière de ventes d’armes. Le paradoxe serait de voir les régimes arabo-sunnites, menacés par Téhéran, préférer acheter des armes en Russie, dans l’espoir de défaire l’alliance russo-iranienne. Ce serait une manière, expliquent-ils, d’éviter que le mariage de raison entre Moscou et Téhéran ne devienne un mariage d’amour … La France n’en sortirait pas gagnante.
La République populaire de Chine (RPC) est au cinquième rang des importations et des exportations d’armes. En important systèmes d’armes et technologies d’armement depuis la Russie, guère regardante en de domaine, elle a ainsi pu développer sa propre base industrielle et technologique de défense. Ces ventes d’armes russes ont été enclenchées dès les années 1990, bien avant le rattachement manu militari de la Crimée, la guerre au Donbass et la « nouvelle guerre froide » qui en découle (2014). Ce partenariat sino-russe relève de la doctrine Primakov, du nom du Premier ministre russe qui, sous Boris Eltsine, entendait contrebalancer l’hégémonie américano-occidentale en développant une alliance entre pays révisionnistes. La politique de Moscou à l’égard de Pékin n’a rien à voir avec la version russe du « péril jaune », censée conduire à plus d’accommodements de la part des Occidentaux. Toujours est-il que la présence de la RPC sur les marchés d’armement ira croissant : il faut d’ores et déjà anticiper la dimension militaro-industrielle des « nouvelles routes de la soie » (la Belt and Road Initiative).
La ministre des armées Florence Parly a déclaré vouloir « améliorer les offres françaises face à la concurrence internationale ». Quelles pourraient être ces améliorations ? La France doit-elle progresser en matière d’innovation ? Ou devenir plus compétitive en matière de prix ?
Ne réduisons pas l’offre française d’armement à la « compétitivité-prix »: lorsqu’un pays achète des systèmes d’armes sophistiqués, cela a de fortes implications politiques, diplomatiques et stratégiques. Il importe donc de maintenir une cohérence d’ensemble entre notre vision du monde, nos représentations géopolitiques et les grands axes de notre diplomatie d’une part, de l’autre les ventes d’armes et transferts de technologies. Le Moyen-Orient, où la France réalise la plus grande part de ses ventes, a été traité plus haut : il ne suffira pas d’afficher une offre performante pour y maintenir ses parts de marché (plus que des armes, ces pays « achètent » de la sécurité). Si les ventes de Rafale (Dassault) appellent l’attention, les succès enregistrés par Naval Group (ex-DCNS) ne sauraient être négligées. Ainsi le Brésil abrite-t-il la principale base industrielle extérieure de ce groupe qui y construit des sous-marins (à Itaguaï, à 70 km au sud de Rio). Naval Group est également engagé dans d’importants contrats avec l’Inde (sous-marins Scorpène) et l’Australie (sous-marin du futur à propulsion classique).
Outre l’Atlantique-Sud, les contrats passés avec l’Inde et l’Australie appellent l’attention sur l’Indo-Pacifique, un très vaste ensemble géo-océanique qui s’étend depuis le golfe Arabo-Persique et l’océan Indien jusque dans les « méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est) et dans les mers du Sud, en Asie-Pacifique. Là encore, ces grands contrats mettent en évidence des liens politiques, diplomatiques et militaires resserrés avec les pays acheteurs (ainsi qu’avec le Japon). Pour la France comme pour l’Occident, l’enjeu est est de contrebalancer la montée en puissance de la RPC, voire de l’endiguer (cf. la poldérisation de la mer de Chine du Sud et les « nouvelles routes de la soie » mentionnées plus haut). De telles ventes d’armes ainsi que les partenariats de défense avec l’Inde, l’Australie et le Japon, devraient être le vecteur d’une politique française plus affirmée dans « cet autre globe » (Leibniz désignait ainsi la Chine et le monde chinois). A l’opposé d’une vision provinciale de l’Europe, il importe que la France, possessionnée dans l’océan Indien et le Pacifique, se projette dans « cet autre globe » et transforme le quad Indo-Pacifique (une coopération resserrée entre Etats-Unis, Australie, Japon et Inde) en un quint.
Pour conclure, les grands contrats d’armement signé dans l’Indo-Pacifique et leurs enjeux géopolitiques mettent en évidence l’importance de la Nouvelle-Calédonie, un territoire dont la destinée ne semble malheureusement pas intéresser beaucoup d’« Hexagons ». De même, cet « empire maritime » dont la France dispose dans l’océan Indien et, plus encore, dans le Pacifique permet de comprendre l’importance des enjeux navals, de la flotte de guerre en général, des porte-avions en particulier. Le souci de conquérir des marchés extérieurs n’est pas une fin en soi ; il se justifie par la volonté de maintenir au plus haut les capacités militaires nationales ainsi que les technologies de souveraineté. Cela implique un budget militaire conséquent et l’acquisition des matériels de pointe fabriqués par l’industrie française d’armement (cette dernière représente 4000 entreprises et 165 000 emplois). Le porte-avions et le principe de « permanence à la mer », qui suppose la construction d’une deuxième plateforme, synthétisent tous ces enjeux.