6 juillet 2018 • Entretien •
A la veille du prochain sommet de l’OTAN qui se tiendra les 11 et 12 juillet à Bruxelles, Donald Trump a pu faire parvenir un courrier à ses partenaires européens notamment pour que ceux-ci respectent leurs engagements de dépenser 2% de leur PIB pour financer leur défense. Comment interpréter cette action de la part du président des États-Unis ? S’agit-il plus d’une volonté d’affaiblir l’OTAN en tant que telle ou réellement de sauver l’organisation en la faisant financer plus largement par ses membres ?
Si l’OTAN doit être sauvée, ce doit être de l’impéritie de nombre des dirigeants des États qui la composent : impéritie de ceux qui ne produisent pas l’effort militaire nécessaire, mais aussi de celui qui préside aux destinées de la puissance exerçant le leadership.
En vérité, la règle des 2%, si elle présente l’intérêt d’exprimer clairement la priorité accordée ou non par un allié à la chose militaire, est également réductrice. Réunis à Bruxelles, l’OTAN et ses États membres pourront mettre en avant un certain nombre de progrès et de réalisations : de nouveaux quartiers généraux destinés à accroître la réactivité des forces alliées, un soutien renforcé à la formation antiterroriste de l’armée irakienne ou encore la progression réelle des dépenses militaires dans un certain nombre de pays alliés. Il reste que trop d’États membres ne consacrent pas suffisamment de ressources à leur appareil militaire, ce qui rend plus critique la question du « partage du fardeau » (le « burden sharing ») entre les deux rives de l’Atlantique Nord.
Précisons ici que le financement de l’OTAN en tant que telle, i.e. la « technostructure », se fait selon une clé de répartition très claire (la contribution de chaque membre au budget est proportionnelle à sa richesse nationale). C’est au niveau des forces militaires et de leurs équipements, propriété des États membres, que se pose le problème de la contribution à la défense collective. La réalité des faits met en évidence le cas de l’Allemagne, première puissance économique européenne, rétive à accroître son budget militaire. N’en faisons pas un bouc émissaire : après 1945, l’Allemagne a été démilitarisée dans les faits et dans les esprits, et cela laisse des traces. Si Berlin augmentait de manière significative son effet militaire, il est à craindre que certains, en France comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis, dénoncent le nouvel impérialisme allemand. Un budget militaire allemand à 2% du PIB signifierait des dépenses près de deux fois supérieures à celles de la France. Le veut-on véritablement ? N’y a-t-il pas une certaine duplicité dans les reproches adressés à Berlin ?
Enfin, les ventes d’armes américaines en Europe ne compensent certainement pas les dépenses militaires induites par les bases, le paiement des troupes et le coût des matériels. D’une part, le coût global du déploiement repose sur le budget fédéral qui n’est que très limitativement abondé par les taxes prélevées sur l’industrie d’armement. D’autre part, les principaux acheteurs d’armements sont non pas en Europe mais au Moyen-Orient et en Asie. Les seules mesures de réassurance produites par les États-Unis, à la suite de l’affaire ukrainienne, représentent un budget de près de cinq milliards de dollar par an. Il n’y a pas l’équivalent annuel en ventes militaires des États-Unis en Europe.
Dans une certaine mesure, les pressions brutales de Donald Trump sur ses alliés peuvent être vues comme une technique de négociation. Si tel est le cas, elle ne semble pas totalement adéquate et ces coups de boutoir risquent de mettre en péril la relation transatlantique : l’enjeu final, rappelons-le, n’est pas le partage d’un marché ou d’une commission ; ce sont des questions de haute politique (unité et force du monde occidental dans un monde dont les équilibres de puissance basculent vers l’Asie). Diverses déclarations et fuites révèlent un Donald Trump fondamentalement hostile à l’OTAN en tant qu’alliance permanente et expression du multilatéralisme (il a tenu des propos similaires à l’encontre des alliances des États-Unis avec le Japon ou encore la Corée du Sud).
Si certaines de ses récriminations sont fondées, l’essentiel ne réside pas dans la conjoncture des relations transatlantiques : le président américain tient en fait les mêmes propos depuis 1987, lorsqu’il s’était offert une pleine page dans la presse afin de dresser la liste de ses griefs. Si l’on replace ses idées dans le contexte de l’époque, les États-Unis traversaient alors une phase de « Japan bashing ». Bientôt, un succès de librairie annoncera même une prochaine guerre entre les deux pays (George Friedman et Meredith Lebard, The Coming War with Japan, 1991). L’année précédente, la CEE avait adopté l’Acte unique qui devait accoucher d’un « grand marché », dénoncé aux États-Unis comme une nouvelle « Forteresse Europe ». L’année 1987 marque aussi le début d’un débat sur le déclin américain, suscité par la publication d’un ouvrage de l’historien Paul Kennedy (Naissance et déclin des grandes puissances). Pour la petite histoire, on notera enfin que 1987 est également l’année de sortie de Wall Street, le film d’Oliver Stone, avec le fameux Gekko.
L’époque aurait-elle exercé une empreinte indélébile sur le futur président américain ? Il semble difficile de faire varier les opinions très arrêtées de ce « Tycoon », désormais âgé de soixante-douze ans, longtemps à la tête d’une société non cotée en bourse, c’est-à-dire sans conseil d’administration et groupes d’actionnaires dont il faut normalement tenir compte. Toujours est-il que les critiques de Donald Trump à l’encontre des alliés européens tournent à l’hypercriticisme, au dénigrement systématique. C’est le fait de devoir discuter dans des enceintes multilatérales qui le dérange, quand bien même le multilatéralisme serait tempéré par la force du leadership américain. Voilà pourquoi le président américain met dans le même sac l’OTAN, l’Union européenne et l’OMC. L’entourage cherche à compenser ses rebuffades, mais les « adultes » qui le conseillent se font moins nombreux. Un an et demi après son élection, le personnage a gagné en assurance. Le général John Kelly, chargé de mettre de l’ordre à la Maison-Blanche, et le général Mattis, à la Défense, seraient en voie de marginalisation. La situation met en évidence l’importance des représentations de Donald Trump, en porte-à-faux avec les réalités empiriques. « Les idées ont des conséquences », rappelait le théoricien conservateur Richard M. Weaver. Malheureusement, les idées fausses peuvent l’emporter sur le vrai et le vérifiable.
La version optimiste de ce grand remue-ménage consiste à dire que Donald Trump entend mettre en ligne l’ordre mondial avec les nouvelles réalités. C’est ce que son secrétaire d’État, Mike Pompeo, expliquait récemment dans le Wall Street Journal. Pourtant, il semble gêné aux entournures. Jon Bolton, Conseiller à la sécurité, n’est guère à l’aise non plus. On pourrait comprendre une politique d’« off-shore balancing », telle qu’elle est préconisée par le politiste américain Stephen M. Walt : les États-Unis en second rideau qui délèguent une large part du fardeau à leurs alliés européens, afin de se concentrer sur la menace chinoise. Si tel est l’objectif, pourquoi donc mettre en question l’Union européenne et les timides efforts européens en vue d’une défense autonome ? Tout cela est incohérent. Ces remises en cause génèrent de l’insécurité et fragilisent les positions américaines dans le monde.
Comment lire, en parallèle, le choix fait par Donald Trump de rencontrer Vladimir Poutine quelques jours après le sommet de l’OTAN ? Faut-il y avoir un geste politique destiné à ses alliés ? Comment l’interpréter ?
Les conseillers de Donald Trump semblent avoir insisté sur le fait qu’il fallait rencontrer Vladimir Poutine après le sommet de l’OTAN, en soulignant probablement que le président américain arriverait ainsi en position de force, en tant que chef de file du monde libre. Rien ne prouve qu’il ait été sensible à l’argument, mais il faut se féliciter que cette date ait prévalu. Notons en passant qu’il est curieux de voir Helsinki présentée comme la capitale d’un État neutre, ce que la Finlande était effectivement à l’époque de la Guerre de Cinquante Ans (la Guerre Froide).
Une neutralité qui n’avait d’ailleurs rien de la « finlandisation » tant décriée : après avoir courageusement affronté l’URSS lors de la guerre d’Hiver (1939-1940), lorsque Staline était allié à Hitler, la Finlande a dû arracher à Moscou ce statut de neutralité à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, évitant ainsi la satellisation pure et simple des pays situés à l’est du « rideau de fer », a fortiori l’annexion de territoires ayant autrefois appartenu à l’Empire russe (États baltes, Est de la Pologne, Moldavie prise à la Roumanie).
Cela fait plus de deux décennies que la Finlande est membre de l’Union européenne qui s’est dotée d’une clause de sécurité et de défense (l’article V du traité de Bruxelles, fondateur de l’Union occidentale en 1948, a été repris dans le traité de Lisbonne de 2007). Stricto sensu, la Finlande n’est plus un État neutre et, via l’Union européenne, elle s’est rapprochée de l’OTAN (comme la plupart des États membres de l’UE). Helsinki participe activement au Partenariat pour la paix de l’OTAN et la question de l’adhésion de la Finlande est publiquement traitée. Des accords bilatéraux entre Helsinki et Washington ont également été signés. Enfin, la Finlande abrite un Centre d’excellence contre les menaces hybrides, placé sous l’égide de l’Union européenne et de l’OTAN.
Il reste que cette réunion au sommet de l’OTAN comprend de nombreux risques. La manière dont s’est déroulée le G-7, le mois dernier, donne idée de ce qu’il pourrait advenir, d’autant plus que le conflit commercial se précise et pèse déjà sur les marchés (il est parfois difficile de compartimenter les questions). Il importe que les dirigeants des pays membres de l’OTAN, i.e. le Canada et les alliés européens, tiennent pleinement compte de la personnalité de Donald Trump et du caractère critique de la période que nous traversons, qui pourrait ouvrir sur un effondrement du système transatlantique, préalable à une nouvelle tragédie historique. Il est entendu que le président américain n’est pas un gentleman pratiquant l’understatement. L’aspect « bruit et fureur » qu’il affectionne fait songer à une réplique de Tony Soprano, le personnage principal de la série Les Sopranos : « Where is Gary Cooper ? The strong and silent type ».
Pour autant, sortons de ce concert de déplorations, corrélat d’un certain pharisaïsme européen. L’homme est ce qu’il est et il faut faire avec. De grâce, que le président français nous épargne le coup de la poignée de main virile, au point d’écraser les doigts de son homologue américain. Ce comportement est déplacé. Si les débats internes sont brutaux, il ne sert à rien d’en rajouter avec des commentaires déplacés sitôt le sommet terminé. Je songe ici aux petites phrases de Justin Trudeau, au sortir du G-7, qui ont ruiné le communiqué commun péniblement mis au point. Il ne s’agit pas de courber l’échine, mais d’être stoïque. La puissance est d’abord morale et vient de l’intérieur. L’important est de tirer les leçons de ce qu’il adviendra, pas de surenchérir sur le terrain de la provocation et du coup d’éclat.
Quant au sommet russo-américain qui suivra, dire qu’il vaut mieux se rencontrer et se parler plutôt que de s’ignorer est un peu court. A certains égards, on peut juger qu’il se tient au mauvais moment et au mauvais niveau. N’en déplaise aux tenants de l’« art du deal », un sommet doit être sérieusement préparé en amont par des « obscurs », ces experts tant vilipendés par ceux-là mêmes qui se font gloire de les mépriser et jouent les « casseurs d’assiettes ». Vladimir Poutine a une autre expérience internationale que celle de Donald Trump. Il nourrit une vision d’ensemble, un objectif global, et il est soucieux de s’assurer d’un certain nombre d’appuis sur la scène internationale. Il pourrait enregistrer des gains, au moins sur le terrain des symboles, tirer profit des difficultés internes de l’Union européenne et de l’OTAN, jouer sur les contradictions de la politique étrangère de l’Administration Trump. Sont particulièrement troublants les équivoques du président américain sur la Crimée et les démentis successifs des membres de son Administration et de l’équipe de la Maison-Blanche sur une éventuelle reconnaissance du rattachement manu militari de la Crimée.
En fait, la manière dont le sommet du mois de mai avec le tyran nord-coréen s’est déroulé est source de légitimes inquiétudes. En contrepartie de vagues promesses de dénucléarisation – formulées maintes fois depuis le début de la crise nucléaire nord-coréenne, dans les années 1990 –, Kim Jong-un a obtenu beaucoup de la part de Donald Trump : reconnaissance et honneurs, gratifications personnelles diverses, suspension des exercices militaires entre Américains et Sud-Coréen (« ça coûte un max ! »), voire même l’évocation d’un possible retrait américain de la péninsule ! Naïveté, désinvolture et impréparation, primat du show sur la diplomatie ?
On imagine aisément ce que le même aurait dit de Barack Obama s’il avait procédé de cette manière. Tout cela est de mauvais augure. Bien des potentats de par le monde sauront mêler la flatterie à l’effronterie, en vue de faire avancer leurs intérêts. Au total, cela ressemble à l’amorce d’un grand repli, entrecoupé de vantardises et de déclarations martiales. Ne doutons pas que, vu de Moscou ou de Pékin, ce regard prévaut. S’ils auraient bien tort de négliger la possibilité d’un brusque revirement, les dirigeants de ces pays se voient d’ores et déjà comme les futurs possesseurs des positions possiblement abandonnées par les États-Unis. Mais n’anticipons pas trop vite sur les événements : en géopolitique comme en religion, le désespoir est sottise absolue.
La politique de Donald Trump est habituellement appréhendée comme une « parenthèse » qui ne durera que le temps de son ou de ses mandats. En quoi cette vision pourrait-elle s’avérer erronée, alors que Donald Trump peut également être vu comme la poursuite plus « bruyante » d’un isolationnisme plus ancré dans le pays qu’il n’y paraît ?
Il y aurait beaucoup à dire sur l’isolationnisme américain qui relève plus des représentations de soi et du monde que de la pratique diplomatique. L’isolationnisme est censé avoir été pensé par George Washington qui aurait tracé la ligne directrice de la diplomatie américaine au cours du XIXe siècle. Toutefois, l’« adresse » au Congrès du premier président des États-Unis, en 1796, n’utilise pas le terme. Il est vrai qu’il conseille d’éviter les « alliances empêtrantes » (« entangling alliances »), mais cela se comprend dans le contexte international de l’époque.
Alors que l’Angleterre et la France étaient engagées dans un conflit incessant pour la domination universelle (l’historien Jean Meyer évoque une « seconde guerre de Cent Ans », entre 1687 et 1815), les États-Unis ne constituaient qu’une puissance de second rang. Il s’agissait d’éviter la satellisation à l’égard de l’une ou l’autre puissance. De surcroît, la Terreur déployée par les Jacobins avait détourné l’élite dirigeante américaine de la France, la première alliée des États-Unis dans l’Histoire.
En aucun cas, George Washington ne posait une règle intangible, pour les siècles des siècles. En vérité, il faut même considérer la doctrine Monroe de 1823 comme l’expression d’une alliance implicite avec l’Angleterre. Dès lors que la Royal Navy contrôlait l’Atlantique et empêchait une hypothétique intervention de la Sainte-Alliance dans l’« hémisphère occidental », les États-Unis pouvaient déployer leur dynamisme non pas sur le seul continent nord-américain et ses approches maritimes (la « Méditerranée américaine » que constitue l’espace Caraïbes), mais dans la zone Pacifique, sur le « grand océan » et en Asie orientale. Nous sommes alors fort éloignés d’un isolement international. A bien y regarder, les États-Unis participèrent d’ailleurs au front occidental, au Japon comme en Chine (voir l’ouverture du Japon en 1853-1854 ainsi que la participation à l’expédition internationale contre la « révolte des Boxers », en 1900).
Cela dit, les idées et les représentations géopolitiques sont elles aussi constitutives de la réalité. Bien des Américains, non pas uniquement dans le Middle-West, l’Ouest intérieur et les nombreux « fly-over states », voudraient une politique générale plus centrée sur la base continentale nord-américaine et les problèmes intérieurs. D’autant plus que persiste l’image des États-Unis comme une grande île géostratégique, sans péril immédiat à ses frontières, à l’abri des océans Atlantique et Pacifique, et donc assurée d’une quasi-invulnérabilité. Il s’agit là d’une fiction et, lors des deux guerres mondiales, les stratèges américains ont su démontrer aux dirigeants du pays que la domination de l’Europe par une puissance hostile serait autrement dangereuse pour la sécurité nationale des États-Unis qu’une menace à partir du cône sud de l’Amérique latine (l’océan Atlantique est plus aisé et rapide à franchir que la Cordillère des Andes et l’Amazonie).
Cela est plus irréaliste encore à l’époque de l’Air Power, des armes balistico-nucléaires et, très bientôt, du Space Power et des armes spatiales. Au vrai, tous les pays, plus encore peut-être les pays de taille continentale, sont quelque peu autistes. Aux États-Unis comme ailleurs, le « Common man » (« Main Street ») voudrait pouvoir mettre le monde extérieur entre parenthèses et centrer toute l’action publique sur les enjeux domestiques (l’obsession de Donald Trump pour la « tirelire américaine » que les Européens voudraient lui arracher est navrante). Les dirigeants eux-mêmes, accaparés par la constante lutte pour le pouvoir au sein de leur pays respectif, peuvent également être conduits à négliger la scène internationale. C’est pourtant là que se joue la haute politique, au sens diplomatique et stratégique de l’expression. La paix et la guerre, et donc la vie et la mort, en constituent les enjeux suprêmes.
Nonobstant l’opinion publique – qui voudrait tant vivre « tout seul, tranquille, loin de la mafia », selon une réplique du film Liberté-Oléron (Bruno Podalydès, 2000) –, il appartient aux classes dirigeantes lato sensu de faire preuve de pédagogie et d’expliquer les enjeux vitaux que la politique internationale recèle. Il n’y a pas de déterminisme selon lequel les États-Unis seraient inévitablement conduits à une politique autocentrée, les dirigeants ne pouvant qu’accompagner ce mouvement irrépressible. La démocratie bien comprise est une dialectique entre le Prince et le Peuple ; que l’on relise Vilfredo Pareto et les grands machiavéliens, que diable. Qu’il s’agisse de se saisir de menaces qui montent ou de reprendre le contrôle des flux migratoires, les Occidentaux en général ne pourront faire l’économie d’interventions extérieures et d’une présence multiforme au-devant de leurs parapets.
D’une manière générale, la mondialisation n’est pas une option. Elle constitue un mouvement long, vieux de plusieurs siècles, inauguré par les Grandes Découvertes et le développement de réseaux de navigation et de commerce sur la totalité du Globe. Nous sommes désormais dans un « monde plein », peuplé de bientôt dix ou douze milliards d’hommes, parcouru par des navires porte-conteneurs et balayé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des satellites toujours plus nombreux et précis. Le réseau Internet et les fils sous-marins qui en constituent le support matériel acheminent des flux d’informations qui conditionnent notre sécurité et notre prospérité. Le ballet des avions est incessant et le trafic aérien n’en finit pas de croître. Ce ne sont pas des taxes protectionnistes qui mettront fin à tout cela. Durant la période 1870-1914, les vents dominants sont protectionnistes, et la mondialisation s’accélère.
Bref, nous ne pouvons pas nous abstraire du monde. L’erreur serait de confondre la réalité de la mondialisation avec ce que, depuis la chute du Mur de Berlin et la fin de la Guerre Froide, on a pu greffer comme espoirs et utopies sur ce terme. Ne confondons pas les mots et les choses ! Et si le libre-échange, les alliances occidentales et les instances internationales s’effondraient, ce ne serait pas la fin de ce processus d’arraisonnement du monde par la technique : à la mondialisation marchande risquerait très vite de succéder une mondialisation guerrière. Une telle « cosmopolitique », telle qu’elle est brièvement décrite plus haut, requiert des politiques d’envergure mondiale et des alliances solides. Sinon, ce sera une « grande compression » et, si les choses ne vont pas trop loin, le sceptre mondial passera en d’autres mains. Une « superpuissance solitaire » éprouverait même des difficultés à demeurer un Primus inter pares. Au contraire, le maintien et le renforcement des alliances américaines, en Europe comme dans l’Indo-Pacifique, ouvrent la possibilité d’un nouveau siècle occidental.