8 juillet 2018 • Entretien •
La guerre du Yémen et la bataille d’Hodeïda sont essentiellement traité sous l’angle humanitaire. Lors de la conférence internationale sur l’aide humanitaire, réunie à Paris, le 27 juin dernier, l’Elysée a adopté un profil bas. In fine, les représentants des organisations humanitaires auront été plus présents sur les ondes que les diplomates ou les spécialistes de la région. Les enjeux géopolitiques de cette guerre seraient-ils donc de second ordre ?
Le plus simple est de revenir aux origines du conflit. Si les conflits internes au Yémen sont incessants, la guerre dont il est question, lorsqu’on évoque le drame humanitaire dans lequel ce pays est plongé, a commencé en septembre 2014. C’est alors que le mouvement des Houthistes, émanation de la minorité zaïdite (une branche du chiisme), s’est emparé de Sanaa, la capitale du Yémen. Confrontés à la rapide progression des rebelles alliés à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, chef du GPC (le General People’s Congress), le président Abd Rabbo Mansour Hadi et son gouvernement se sont exilés en Arabie Saoudite. Comprenant l’intérêt d’ouvrir un nouveau front dans le sud de la péninsule Arabique, sur les arrières des monarchies sunnites, Téhéran a tôt fait d’accroître son aide à la rébellion. Régulièrement, des missiles de fabrication iranienne sont lancés par les Houthistes sur le territoire de l’Arabe Saoudite. La chose est bien documentée.
En mars 2015, une coalition arabe emmenée par Riyad et Abou-Dhabi est intervenue au Yémen, afin de contrer les Houthistes et la stratégie irano-chiite de déstabilisation de la région. Schématiquement, l’aviation de l’Arabie Saoudite bombarde les plateaux du nord, tenus par les Houthistes, et les forces terrestres des Emirats arabes unis (EAU), avec le concours des unités loyalistes et de diverses milices, opèrent au sud, dans les régions en bordure du golfe d’Aden et de l’océan Indien. Il semble important de marquer la différence dans les modes opératoires.
La guerre se mène sur deux fronts géopolitiques : contre les Houthistes, instrumentalisés par Téhéran, et contre Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) qui s’installe dans les interstices du chaos yéménite. Certains groupes djihadistes se revendiquent également de l’« Etat islamique ». Dans le détail, la situation est plus complexe encore : plusieurs conflits se superposent. Il importe donc de distinguer différents niveau d’analyse et de prendre en compte les multiples acteurs de cette guerre.
Dans un premier temps, les forces des Emirats arabes unis et les groupes qu’ils soutiennent ont rapidement chassé les Houthistes du port d’Aden, fameux à l’époque de Victoria mais qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Ensuite, le conflit s’est transformé en une longue impasse meurtrière, sans que la coalition arabe ne parvienne à prendre l’ascendant. Le 3 décembre 2017, l’ancien président Ali Abdallah Saleh, a rompu avec les Houthistes en vue de pourparlers avec la coalition arabe. Une voie de sortie semblait s’ouvrir. Le lendemain même, il était assassiné par ses anciens alliés. Par voie de conséquence, ces derniers ont perdule semblant de légitimité que leur apportait le GPC. A l’avenir, le 4 décembre 2017 sera peut-être retenu par les historiens comme une date-pivot de cette guerre. Il reste que l’horizon se dérobe encore.
Et qu’en est-il de cette bataille d’Hodeïda ? Lancées à la mi-juin, les opérations sont temporairement suspendues. Le dimanche 1er juillet, Anwar Gargash, ministre des Affaires étrangères des Emirats arabes unis, a officialisé cet arrêt provisoire des opérations, afin de laisser du temps à la diplomatie. Ce temps est-il compté ?
A ce stade, un récapitulatif s’impose. Les provinces méridionales du Yémen sont donc sous le contrôle des Emirats arabes unis et de leurs alliés locaux : le Front du Sud (autonomiste, voire sécessionniste) ainsi que plusieurs groupes salafistes. Ensuite, l’effort militaire a porté en direction du port d’Hodeïda, sur les rives de la mer Rouge que contrôlent les Houthistes. Par ce point d’entrée transitent les neuf dixièmes des importations, dont l’essentiel de l’aide humanitaire (à 70 %). Le principal portyéménite est relié à la capitale du pays, située à environ 200 kilomètres, et aux zones houthistes, très dépendantes des approvisionnements extérieurs. Le port d’Hodeïda constitue donc un enjeu géostratégique de premier ordre.
Depuis deux semaines, l’envoyé spécial de l’ONU, Martin Griffiths, tente de négocier le passage d’Hodeïda sous la responsabilité des Nations Unies, sans que l’on sache quelle force assurerait la sécurité des infrastructures. Les Houthistes s’affirment simultanément prêts à se retirer et à se battre jusqu’au dernier. Dans l’immédiat, les observateurs soulignent qu’ils se retranchent dans cette ville-port. La coalition refuse quant à elle tout compromis boiteux : le port, voire la totalité de la ville et de ses 600.000 habitants, doivent repasser sous la souveraineté du gouvernement légal (le but final n’est pas clair). Le 27 juin, le président yéménite, Abd Rabbo Mansour Hadi, a tenu ce même discours à Martin Griffith.
Au vrai, la bataille d’Hodeïda, déjà reportée par les EAU l’année précédente, a commencé le 13 juin, soit une quinzaine de jours avant la conférence de Paris évoquée dans votre première question. Contrairement au plan précédent, l’assaut n’a pas été naval (depuis la base d’Assab, louée à l’Erythrée) mais terrestre, les forces transitant par la plaine côtière de Tihama. Au bout d’une semaine, l’aéroport est tombé aux mains des unités d’Abou-Dhabi et de ses alliés locaux. Si Martin Griffith s’est vu accorder le délai nécessaire aux négociations, les combats pourraient assez rapidement reprendre et monter en intensité. Les conditions d’une solution négociées ne semblent pas réunies.
Outre le contrôle du port, les forces à l’offensive viseraient à couper la route qui relie Hodeïda à Sanaa. L’interruption des lignes d’approvisionnement, qu’il s’agisse de biens de première nécessité ou d’armes iraniennes introduites au mépris de l’embargo de l’ONU, modifierait la balance des forces entre la coalition et ses alliés locaux d’une part, les rebelles houthistes de l’autre. Ce sont également d’importantes sommes d’argent, contrepartie des trafics du port d’Hodeïda, qui échapperaient à la rébellion dès lors privée du « nerf de la guerre ».
A cette heure, le « moment » diplomatique n’est pas encore achevé. Dans un tweet daté du 1er juillet, M. Gargash a apporté une « clarification » à son propos, en expliquant que la coalition avait cessé « dès le 23 juin » d’avancer en direction de la ville et du port, afin de permettre à l’émissaire de l’ONU d’obtenir des rebelles un retrait inconditionnel d’Hodeïda. « Nous maintenons la pression et attendons les résultats de la (récente) visite de l’émissaire de l’ONU à Sanaa », a-t-il ajouté. La diplomatie pourrait-elle l’emporter sur les armes ?
En cas de victoire à Hodeïda des forces des Emirats arabes unis et de leurs appuis locaux, plus généralement de la coalition arabe, l’interruption des lignes d’approvisionnement des Houthistes pourrait conduire ces derniers à négocier enfin sérieusement et à se désolidariser du régime irano-shiite.
Dans une telle perspective, les rapports de force entre les multiples groupes qui combattent les Houthistes seraient aussi modifiés. De fait, Mohammed Ben Zayed, régent des Emirats arabes unis, éprouve une grande méfiance à l’égard du parti Islah, proche de l’idéologie politico-religieuse des Frères musulmans, qui soutient le président Abd Rabbo Mansour Hadi.
Une victoire à Hodeïda, la relégation des Houthistes à l’intérieur des terres et l’ouverture des négociations favoriseraient les forces politiques et militaires soutenues par Abou-Dhabi. Si la suite des événements permettait de mettre fin au lancement de missiles de fabrication iranienne sur l’Arabie Saoudite, Riyad pourrait entériner cette nouvelle donne yéménite, le parti Islah se trouvant relégué au second plan. Nous n’en sommes pas là. Il reste qu’au regard des enjeux et de la volonté apparente des Houthistes de s’enraciner à Hodeïda rendent improbable un succès de la mission de Martin Griffiths (l’envoyé spécial des Nations unies).
D’un point de vue européen, l’erreur serait de considérer la guerre du Yémen comme un lointain théâtre exotique où les protagonistes rivaliseraient de cruauté et de nihilisme. Indéniablement, le Yémen est l’un des théâtres du grand affrontement entre l’expansionnisme irano-chiite et les régimes arabes sunnites du Moyen-Orient. Certes irréductible à la théopolitique, cette guerre froide sectaire constitue la toile de fond des conflits régionaux, dont la présente guerre. Si l’on veut refouler l’Iran, dont les ambitions régionales et l’activisme balistique ont été dûment pointés par Emmanuel Macron, il faudra bien s’en donner les moyens. D’autre part, la lutte contre le djihadisme sunnite, surtout menée par les forces émiraties, intéresse au premier chef la France. Rappelons que les frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo, se réclamaient d’AQPA. Il est donc juste que cette lutte soit soutenue par des forces spéciales et des moyens militaires, dont des drones, fournis par l’une ou l’autre puissance occidentale. Cela d’autant plus que le sud de la péninsule Arabique et la Corne de l’Afrique constituent ensemble l’un des théâtres du djihadisme sunnite (ce qui appelle l’attention sur l’importance de la base de Djibouti).
La prise en considération d’autres ordres de grandeur permet de comprendre le haut niveau des enjeux dans cette guerre. L’éventuel contrôle des rives de la mer Rouge et du golfe d’Aden par les rebelles houthistes entraverait la liberté de navigation sur la route de Suez, grande voie de passage entre Europe et Asie. Déjà confrontés au risque de minage du détroit d’Ormuz, en cas de guerre avec l’Iran, les EAU n’entendent pas laisser les « clients » de Téhéran menacer le détroit de Bab el-Mandeb. Sur ce plan aussi, les intérêts d’Abou-Dhabi, en quête de profondeur stratégique, recoupent en partie ceux des puissances occidentales.
En conclusion, le discret soutien apporté aux Emirats arabes unis et à la coalition arabe est cohérent avec la lecture des conflits régionaux et la politique étrangère française. La prise du port d’Hodeïda et la sauvegarde de la route de Suez constituent d’importants enjeux géostratégiques, et l’engagement pris par la France de déminer ensuite ce port contribuera à la sécurité de navigation en mer Rouge. Une telle opération permettra également le plein accès à des infrastructures vitales pour l’acheminement de l’aide humanitaire.
Certes, la situation est volatile et les conjectures sont incertaines, mais une certitude s’impose : la perpétuation du statu quo, avec pour seul avantage immédiat l’acheminement de l’aide humanitaire, ne constituerait pas l’amorce d’une solution. Sans renversement du rapport des forces sur le terrain, il n’y aura pas de processus politique. Au plan régional, la dialectique entre le djihadisme de facture chiite et celui de facture sunnite continuera de développer sa spirale infernale. Les puissances occidentales sont confrontées à ce que Max Weber nommait des antinomies historiques : il faut arbitrer entre des solutions toutes insatisfaisantes sur le plan humain.